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Date : 20220318


Dossier : IMM-421-21

Référence : 2022 CF 364

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 mars 2022

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

FATHIA SAID ALI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Fathia Said Ali, une ressortissante de Djibouti, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel qu’elle avait interjeté à l’encontre de la décision défavorable rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Les deux tribunaux ont conclu que le récit de la demanderesse manquait de crédibilité.

[2] La demanderesse affirme qu’à l’âge de 18 ans, elle a été forcée d’épouser un homme qui l’a maltraitée. Pendant qu’elle était enceinte de leur fils, son époux l’a grièvement blessée, l’obligeant à trouver refuge chez ses parents. Son père avait promis à son époux qu’elle retournerait auprès de lui après la naissance de leur fils, mais elle a plutôt décidé de mettre fin à son mariage et elle a demandé le divorce.

[3] La demanderesse décrit ainsi le processus de divorce au paragraphe 5 de son affidavit :

[traduction]
Avec l’aide de ma mère, j’ai demandé le divorce devant un tribunal islamique. Je me suis rendue au tribunal une première fois pour prendre rendez-vous. Je m’y suis rendue de nouveau à la date prévue pour le rendez-vous et à ce moment, le juge a déclaré que je devais suivre les règles du tribunal islamique, soit faire un dépôt de 10 000 francs djiboutiens et convoquer deux témoins et un parent. Lorsque j’y suis retournée, j’ai apporté la carte d’identité de mon père et j’étais accompagnée de deux témoins et de ma mère; j’ai dit au tribunal que mon père était en voyage d’affaires. Le tribunal islamique m’a accordé le divorce en janvier 2005.

[4] Après le divorce, la demanderesse a obtenu la garde exclusive de leur fils. Son ex-époux a continué de la menacer et il l’a agressée physiquement en 2007. À peu près à la même époque, elle a rencontré un nouveau partenaire et, ensemble, ils ont pris la décision de fuir la ville de Djibouti pour aller à Holhol. Le couple s’est marié en 2008 et ils ont eu trois enfants.

[5] En 2012, la demanderesse a été informée par sa mère que son premier époux avait découvert qu’elle était maintenant établie à Holhol. Son nouvel époux et elle ont alors décidé de déménager à Ali Sabieh, mais en 2016, elle a de nouveau appris que son premier époux l’avait retrouvée. Son nouvel époux ayant perdu son emploi à cause de l’ingérence de son premier époux, le couple a pris la décision de quitter Djibouti.

[6] La demanderesse et son nouvel époux sont arrivés aux États-Unis en décembre 2016, mais comme ils étaient incapables d’obtenir de l’aide pour présenter une demande d’asile dans ce pays, ils sont entrés au Canada en janvier 2017 et ils ont demandé l’asile.

[7] Après avoir conclu que la demanderesse n’était pas crédible, la SPR a rejeté sa demande d’asile.

[8] En appel, la SAR a admis en preuve 17 nouveaux documents. Certains de ces documents avaient été demandés par la SPR entre la date de l’audience et la date du jugement, mais la SPR n’a pas répondu à la demande de prorogation du délai présentée par l’avocat de la demanderesse. La SAR a admis les nouveaux documents, car elle a conclu que la SPR n’avait pas respecté son obligation d’équité procédurale en rendant sa décision avant d’avoir reçu les documents.

[9] Devant la SAR, la demanderesse a fait valoir que la SPR n’avait pas offert les mesures d’adaptation recommandées dans les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe applicables aux demandes d’asile fondées sur le sexe ou le genre. N’étant pas du même avis, la SAR a conclu que la SPR avait offert des pauses à la demanderesse, et que l’audience avait été menée avec délicatesse.

[10] La SAR a convenu avec le commissaire de la SPR que la preuve de la demanderesse concernant son divorce était incohérente et qu’elle n’était donc pas crédible. La demanderesse a affirmé que son père n’était pas présent lorsque son divorce avait été prononcé, mais le jugement de divorce indique le contraire. Elle a expliqué qu’elle et sa mère avaient présenté la carte d’identité de son père et qu’elles avaient dit au tribunal de la charia qu’il était absent et ne pouvait pas comparaître. La SAR n’a pas accepté cette explication.

[11] La SAR a aussi convenu avec la SPR que, puisque la demanderesse pourrait compter sur la protection de son époux actuel si elle devait retourner à Djibouti, il était peu probable qu’elle subisse de la persécution fondée sur le sexe.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[12] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve corroborante présentée par la demanderesse?

[13] Il n’est pas contesté que la norme de contrôle qui s’applique aux deux questions est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada a ciblé deux catégories de lacunes fondamentales qui tendent habituellement à rendre une décision déraisonnable : le manque de logique interne du raisonnement et une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision.

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse?

[14] La demanderesse soutient que la SAR a déraisonnablement jugé que le récit de son divorce était déterminant dans l’évaluation de sa crédibilité. À son avis, c’était une erreur d’évaluer sa crédibilité principalement en fonction de la loi et du processus à suivre pour obtenir un divorce à Djibouti. Selon elle, c’était aussi une erreur de conclure qu’il était invraisemblable que le tribunal de la charia ait accordé le divorce sans le consentement de son époux, ou que l’acte de divorce indique que son père était présent s’il ne l’était pas. Elle ajoute que la SAR n’a pas tenu compte des différences culturelles ni du fait que sa demande d’asile découlait des mauvais traitements que son premier époux avait commencé à lui faire subir durant leur mariage ainsi que d’un désaccord au sujet de la garde de leur fils.

[15] Avec égards, je ne partage pas l’avis de la demanderesse. Selon moi, il était loisible à la SAR de se concentrer sur le récit que la demanderesse avait fait de son divorce, prononcé en 2005. Dans sa demande d’asile, la demanderesse allègue que ni son mari ni son père n’étaient au courant du divorce. Or, il ressort du registre dans lequel figure l’acte de divorce qu’elle a produit à l’appui de sa demande d’asile que le divorce a été prononcé en présence de son père, qui agissait comme son représentant. Lorsque cette incohérence a été portée à son attention, la demanderesse a affirmé que son père n’était pas présent, mais qu’elle avait apporté la carte d’identité de celui-ci et qu’elle avait informé le tribunal qu’il était en voyage d’affaires. À mon avis, il était raisonnable pour la SAR de rejeter cette explication et de se fonder sur la preuve objective, selon laquelle il est difficile pour une femme de demander un divorce ex parte à Djibouti. Ce faisant, la SAR s’est montrée sensible aux normes sociales et culturelles.

[16] La preuve d’expert indique que, selon le Code de la famille, un divorce à Djibouti ne peut être prononcé que par le Ma’doun, en cas de consentement, ou par le Tribunal, à la demande de l’un des époux. Dans ce dernier cas, le Code de la famille prévoit que le divorce ne peut être prononcé qu’après une tentative infructueuse de conciliation. Rien dans la preuve objective ne renvoie à la possibilité d’obtenir un divorce ex parte, en particulier à la demande de l’épouse. La demanderesse affirme que le Code de la famille n’est pas appliqué de manière uniforme à Djibouti, mais aucun des exemples qu’elle donne n’indique que les incohérences pourraient favoriser l’épouse.

[17] La demanderesse laisse entendre que même si elle avait obtenu le divorce avec le consentement de son ex-époux, cela ne ferait pas disparaître les mauvais traitements qu’il lui avait fait subir pendant et après le mariage, puisqu’il avait continué à la maltraiter et à la menacer en lien avec la garde de leur fils. Je ne suis pas d’accord. Si le divorce a été obtenu sur consentement, ce fait a une incidence importante sur le reste du récit de la demanderesse.

[18] Il était raisonnable pour la SAR de conclure que le manque de crédibilité de la demanderesse au sujet de son divorce avait une incidence négative importante sur sa demande d’asile. Ce manque de crédibilité a affaibli ses allégations selon lesquelles son père l’avait forcée à se marier et à retourner auprès de son mari violent, de même que son allégation selon laquelle son père avait aidé son ex-époux à la retrouver à Djibouti entre 2008 et 2016.

[19] Enfin, et comme l’a souligné la SAR, ce n’était pas la seule réserve qu’avait la SPR au sujet de la crédibilité de la demanderesse. La SPR avait aussi formulé des réserves quant à son omission de mentionner, dans son exposé circonstancié, des faits concernant la capacité et la motivation de son ex-époux de lui faire du mal et concernant des événements qui s’étaient produits entre 2008 et 2016.

[20] Je ne vois donc aucune raison de modifier les conclusions de la SAR en matière de crédibilité.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve corroborante présentée par la demanderesse?

[21] La demanderesse affirme que la SAR a déraisonnablement écarté la preuve documentaire qu’elle avait produite à l’appui de sa demande d’asile, principalement des lettres de sa mère et d’un voisin de celle-ci relatant les menaces que lui avait faites son ex-époux en 2019. Elle soutient que ce n’est qu’au paragraphe 42 de sa décision que la SAR a fait mention de cette preuve et l’a rejetée sommairement.

[22] Premièrement, la SAR a bel et bien examiné tous les nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse pour établir s’ils devaient être acceptés ou non. Les deux lettres ont été acceptées comme nouveaux éléments de preuve.

[23] Deuxièmement, au paragraphe 42, la SAR a déclaré que, puisque le divorce allégué constituait l’élément central de l’exposé circonstancié de la demanderesse et de son témoignage devant la SPR, cette conclusion défavorable en matière de crédibilité l’emportait sur les autres éléments de sa demande d’asile, y compris les deux lettres qui avaient été acceptées comme nouveaux éléments de preuve.

[24] Lors d’un contrôle judiciaire, la Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve. Une grande retenue s’impose lorsque les conclusions contestées ont trait à la crédibilité du récit d’un demandeur d’asile, compte tenu de l’expertise de la SPR et de la SAR à cet égard et de leur rôle en tant que juges des faits. La SAR est un décideur spécialisé envers qui la déférence s’impose.

[25] À mon avis, la SAR n’a pas fait abstraction d’éléments de preuve convaincants et, dans l’ensemble, sa décision est raisonnable. Je ne vois aucune raison d’intervenir.

IV. Conclusion

[26] La demanderesse ne m’a pas convaincue que les conclusions de la SAR ne s’inscrivaient pas dans l’éventail des issues raisonnables, compte tenu des faits de l’espèce, ni que ses motifs étaient inintelligibles. Pour ces raisons, la demande de la demanderesse est rejetée.

[27] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et les faits de l’affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-421-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-421-21

 

INTITULÉ :

FATHIA SAID ALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 10 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

le 18 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Yusuf Khan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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