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Date : 20220317


Dossier : IMM-350-21

Référence : 2022 CF 366

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

YAO KAN SU

JIE MIN HUANG

WEI QIAN SU REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE YAO KAN SU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision, datée du 7 janvier 2021, par laquelle un agent principal [l’agent] a refusé la demande de résidence permanente des demandeurs fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision contestée]. L’agent a conclu que les considérations d’ordre humanitaire invoquées par les demandeurs ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Les faits

[2] Les demandeurs sont des citoyens de la Chine. Le demandeur principal, 46 ans, et son épouse, 44 ans, ont trois enfants. Ils ont un fils de 17 ans, qui est le demandeur mineur inclus dans la présente demande, et deux enfants nés au Canada : un fils de 8 ans et une fille de 5 ans. Ces deux enfants canadiens ne sont pas inclus dans la présente demande.

[3] Les demandeurs sont arrivés au Canada en juin 2012 et ont présenté des demandes d’asile au cours du même mois. Ils ont obtenu des permis de travail en septembre 2013 et ont demandé que leurs permis soient prolongés jusqu’en juin 2020. Leurs demandes d’asile ont été rejetées en mars 2019. Concernant celles-ci, les demandeurs ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale, mais leur demande a été rejetée le 10 juin 2019. Le 22 octobre 2019, ils ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

III. La décision contestée

[4] L’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire invoquées par les demandeurs justifiaient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, et il a rejeté leur demande le 7 janvier 2021. Les considérations invoquées étaient l’établissement, l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés qu’ils rencontreraient à leur retour en Chine.

[5] En ce qui concerne l’établissement, l’agent a constaté que la demanderesse avait fait des efforts pour améliorer ses compétences linguistiques, mais il a souligné que les deux demandeurs adultes se disent incapables de communiquer en anglais ou en français, et, en conséquence, il a conclu que leurs efforts pour améliorer ces compétences étaient minimes. L’agent a souligné les affirmations des demandeurs selon lesquelles ils bénéficiaient du soutien de leur famille et d’amis, mais il a conclu, raisonnablement à mon avis, que la preuve était insuffisante pour qu’il soit justifié d’attribuer du poids à ces affirmations; en fait, sur ce point, très peu d’éléments de preuve ont été présentés. L’agent a constaté que les demandeurs avaient fait des efforts en matière d’emploi, mais, la preuve ne l’ayant pas convaincu qu’ils avaient raisonnablement démontré des antécédents d’emploi stable, il a conclu qu’ils n’avaient pas occupé d’emploi pendant une longue période et il a accordé peu de poids à ces efforts. En outre, l’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient fourni aucun élément de preuve démontrant qu’ils avaient de saines habitudes de gestion financière ou qu’ils étaient financièrement autonomes; ils n’ont présenté presque aucun élément de preuve à cet égard. Dans l’ensemble, l’agent a conclu que les demandeurs avaient démontré un degré minimal d’établissement.

[6] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a pris acte du fait que les trois enfants dépendaient du soutien de leurs parents, mais il a conclu que la preuve objective ne suffisait pas à indiquer qu’à cet égard, les enfants seraient affectés s’ils devaient retourner en Chine avec leurs parents. L’agent a constaté que les enfants [traduction] « bénéfici[aient] de la fiabilité de nos services sociaux et de la qualité de vie au Canada », et il a attribué un certain poids à ce facteur. Cependant, il a conclu que les demandeurs n’avaient fourni aucun élément de preuve indiquant que les enfants n’auraient pas accès à des services sociaux adéquats en Chine, notamment en matière d’éducation et de soins de santé publics. Il a convenu qu’un déménagement en Chine pourrait initialement causer certaines difficultés aux enfants, en particulier ceux qui sont nés au Canada, et il a attribué un certain poids à ce facteur. Cependant, l’agent a également souligné qu’ils y retrouveraient leurs grands-parents et d’autres membres de leur famille, ce qui atténuerait ces difficultés dans une certaine mesure. En outre, les enfants retourneraient en Chine avec leurs parents dont, vraisemblablement, ils continueraient de recevoir l’amour et le soutien, tant émotionnel que financier. Dans l’ensemble, l’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants serait préservé tant qu’ils resteraient sous la garde de leurs parents.

[7] En ce qui concerne les difficultés à surmonter au retour, l’agent a souligné que les demandes d’asile des demandeurs avaient été rejetées en 2019. Il a également souligné que, concernant les questions liées au jugement défavorable dont les demandeurs feraient l’objet en Chine, du fait de leur opposition à des expropriations de terrains en 2011, et à leur crainte d’être arrêtés à leur retour, la preuve ne consistait qu’en leur propre version des faits. Aucun élément corroborant n’a été présenté, comme une citation à comparaître ou un mandat d’arrêt des autorités chinoises, ou encore des témoignages convaincants de membres de leur famille en Chine. En fait, l’agent a souligné que les demandeurs avaient chacun fourni des certificats notariés traduits attestant qu’en septembre 2019, ils n’avaient pas de casier judiciaire en Chine. Il a accepté l’article de 2011 intitulé [traduction] Des villageois chinois en colère protestent contre l’appropriation de terrains, mais il a finalement conclu que la preuve des demandeurs ne suffisait pas à établir raisonnablement qu’ils faisaient l’objet d’un jugement défavorable de la part des autorités chinoises, et il a attribué peu de poids à leurs affirmations selon lesquelles de telles difficultés les attendaient en Chine. En outre, l’agent a examiné l’article intitulé [traduction] Disparus, enlevés et victimes de la traite de personnes, et il a accepté la preuve selon laquelle des enlèvements et de la traite de personnes se produisaient dans tout le pays, mais il a finalement conclu que cette réalité pouvait potentiellement affecter tous les parents chinois, sans distinction, en ajoutant qu’il ne suffisait pas de mentionner cette difficulté et d’indiquer uniquement que les demandeurs ont des enfants, car l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit être fonction d’une situation personnelle, et non pas de la situation générale dans le pays. L’agent a accordé peu de poids à cet argument.

IV. Les questions en litige

[8] Les demandeurs soutiennent que les questions en litige sont les suivantes :

  1. L’agent qui a rendu la décision contestée a-t-il été réceptif et attentif à l’intérêt supérieur des enfants?

  2. La décision contestée est-elle fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent?

  3. L’agent qui a rendu la décision contestée a-t-il injustement mis en doute la crédibilité des demandeurs sans leur donner l’occasion de répondre?

[9] Le défendeur soutient que la question déterminante est celle du caractère raisonnable de la décision.

[10] Avec respect, je conclus que les questions sont les suivantes :

  1. L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale?

  2. La décision est-elle raisonnable?

V. La norme de contrôle

A. Le principe d’équité procédurale

[11] En ce qui concerne la première question, les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, le juge Binnie, au para 43. Cela dit, je souligne qu’au paragraphe 69 de l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Stratas, affirme qu’il peut être de mise d’appliquer la norme de la décision correcte « “en se montrant respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au paragraphe 42 ». Mais je renvoie à l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [le juge Rennie]. À cet égard, je renvoie également à un arrêt récent dans lequel la Cour d’appel fédérale conclut que le contrôle judiciaire d’une question d’équité procédurale s’effectue selon la norme de la décision correcte : voir Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, motifs du juge de Montigny [les juges Near et LeBlanc y souscrivant] :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte […]

[12] En outre, à la lecture des principes que la Cour suprême du Canada a énoncés au paragraphe 23 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], je comprends que la norme de contrôle qui s’applique aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.-à-d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original]

[13] Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique ce qui est exigé d’un tribunal qui procède à un examen selon la norme de contrôle de la décision correcte :

[50] […] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

B. Le caractère raisonnable

[14] En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, que la Cour suprême du Canada a rendu au même moment que l’arrêt Vavilov, le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, a exposé les critères d’une décision raisonnable et les exigences que doit respecter la cour qui procède à un examen selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original]

[15] Pour reprendre les mots de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, une cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor-Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[Non souligné dans l’original]

[16] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada fait remarquer qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique ». Elle précise également que la cour de révision décide en fonction du dossier dont il est saisi :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original]

[17] En outre, l’arrêt Vavilov indique on ne peut plus clairement que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». La Cour suprême du Canada a donné les directives suivantes :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original]

[18] En outre, suivant l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit évaluer si le décideur qui a rendu la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’est attaqué de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[19] Dans le récent arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237, la Cour d’appel fédérale conclut que le rôle de la Cour n’est pas de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

VI. Analyse

A. L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale?

[20] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte de l’emploi qu’avait occupé le demandeur principal de 2014 à 2018 en raison de l’absence d’une preuve corroborante, ce qui équivaut à une conclusion défavorable en matière de crédibilité. Ils font valoir qu’en agissant ainsi, l’agent a injustement remis en question leur crédibilité sans leur donner une occasion de répondre. Selon eux, il n’était pas rationnel de faire dépendre de l’existence d’éléments de preuve à l’appui de l’emploi le poids accordé à celui-ci. Par suite, l’agent n’aurait pas dû réduire le poids attribué aux efforts qu’ils ont déployés pour se trouver un emploi.

[21] Les demandeurs invoquent la jurisprudence portant sur les conclusions déguisées sur la crédibilité; toutefois, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, contrairement à ce qu’avancent les demandeurs, l’agent n’a pas tiré de conclusion en matière de crédibilité concernant leurs antécédents en matière d’emploi. À mon humble avis, l’agent a simplement évalué le poids à attribuer à l’emploi que le demandeur principal avait occupé de 2014 à 2018.

[22] À cet égard, les demandeurs n’ont pas fourni de renseignements supplémentaires. Aucun renseignement provenant de l’employeur du demandeur principal n’a été fourni à propos du salaire ou de la nature de l’emploi qu’il avait occupé en 2014, 2015, 2016, 2017 et 2018. À mon humble avis, l’agent ne doutait pas que le demandeur principal avait travaillé au sein de l’entreprise, mais il n’était pas convaincu que cet emploi renforçait son argument concernant son degré d’établissement fondé sur ses antécédents en matière d’emploi.

[23] J’estime que l’agent a raisonnablement évalué l’établissement des demandeurs d’après les rares éléments de preuve dont il disposait, lesquels ne se rapportaient qu’à l’emploi que le demandeur principal avait occupé entre 2018 et la date du dépôt de la présente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en 2019.

[24] L’argument des demandeurs ne repose sur aucun autre fondement. Je ne puis convenir que l’agent a tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité. Essentiellement, les demandeurs demandent à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et de tirer une conclusion différente, ce qui n’est pas son rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[25] Je dois ajouter que, selon les demandeurs, les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire devraient connaître la situation dans le pays étranger et renvoyer à des éléments précis concernant celle-ci qui seraient favorables aux demandeurs, même si, comme en l’espèce, ces derniers ne mentionnent ou n’invoquent pas de tels éléments de preuve. Je juge que cet argument est sans fondement. Il incombe au demandeur d’établir qu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée, et s’il ne fournit pas suffisamment de renseignements, « c’est à ses risques et périls ». La Cour a bien établi cette règle de droit, à l’instar de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale : voir Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 202 [la juge Roussel] au para 7, citant Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 [le juge Nadon] au para45et Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 [le juge Evans] aux para 5, 8. Il peut en aller autrement lorsqu’un même agent examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et une demande d’examen des risques avant renvoi, mais ce n’est pas le cas dans la présente affaire.

[26] Qui plus est, la Cour reconnaît qu’il est loisible à l’agent de « passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve » sans examiner la question de la crédibilité, et, devant un « manque de spécificité, la conclusion de l’agent selon laquelle il y [a] un manque de preuve n’est pas une conclusion déguisée sur la crédibilité » : voir Arsu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 617 [le juge McHaffie] au para 41 [Arsu]; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 503 [la juge McDonald] aux para 18-19.

B. La décision est-elle raisonnable?

(1) L’intérêt supérieur des enfants

[27] Les demandeurs, citant les paragraphes 9-11 de la décision Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 [le juge Campbell], soutiennent que l’agent ne s’est pas montré réceptif et attentif à l’intérêt supérieur des enfants. Selon eux, l’agent a fondé sa décision sur deux hypothèses non étayées par le dossier :

[traduction]

  1. Je souligne également que les enfants sont au début de leur parcours scolaire, où le programme est plutôt universel, et je ne suis pas convaincu qu’il est probable qu’un changement de programme à ce moment-ci nuirait à leur progression scolaire [décision, p 13].

  2. Les demandeurs ont fourni des certificats de naissance qui démontrent qu’ils avaient accès à des ressources médicales en Chine […][décision, p 13].

[28] À propos de la première affirmation, les demandeurs soutiennent que l’agent ne renvoie à aucun élément de preuve selon lequel les systèmes d’éducation du Canada et de la Chine sont universels, et ils soulignent que le demandeur mineur n’est plus [traduction] « au début » de ses études. Les demandeurs renvoient au bulletin scolaire provincial du demandeur mineur.

[29] Concernant la deuxième affirmation, les demandeurs soutiennent que la délivrance d’un certificat de naissance de la Chine ne concerne que le demandeur mineur, car les enfants nés au Canada n’ont pas de statut en Chine ni de pièces d’identité chinoises. Les demandeurs renvoient aux certificats de naissance de leurs enfants.

[30] Les demandeurs n’ont invoqué aucun précédent pertinent permettant de réfuter les affirmations de l’agent. Je souligne, avec respect, qu’il n’appartient pas à l’agent de combler les lacunes des demandeurs (Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137 [le juge Diner] au para 19 [Brambilla]), ce que les demandeurs exigent de l’agent. Encore là, il incombait en fin de compte aux demandeurs d’« avancer [leurs] meilleurs arguments » (Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 [le juge LeBlanc] au para 6), ce qu’ils n’ont pas fait.

[31] Dans le même esprit, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas traité d’autres facteurs qui affecteraient les enfants, tels que la politique des deux enfants et la discrimination que subiraient les deux enfants nés au Canada, en tant que non-citoyens, de la part des autorités et de la société chinoises. Les demandeurs admettent que ces arguments n’ont pas été soulevés dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais ils font valoir que ces renseignements se trouvent dans le cartable national de documentation [le CND] sur la Chine et que, par suite, l’agent aurait dû en tenir compte.

[32] Je ne suis pas d’accord. Comme je l’ai déjà mentionné, bien que les demandeurs citent des affaires de demande d’asile et d’examen des risques avant renvoi à l’appui de la thèse selon laquelle les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire doivent avoir une certaine connaissance de la situation dans le pays étranger et tenir compte des éléments pertinents concernant celle-ci, et ce, même s’ils ne sont pas invoqués ni mentionnés par les demandeurs, tel n’est pas le droit applicable.

[33] Je ferais remarquer, avec respect, que la présente affaire présente un facteur distinctif, à savoir que les demandeurs n’ont aucunement soulevé la question de la politique chinoise des deux enfants ou du traitement réservé aux non-citoyens dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ni invoqué quelque élément que ce soit tiré du CND dans leurs observations. À mon humble avis, bien que le CND soit accessible au public et qu’un agent puisse donc le consulter, il n’existe pas d’obligation légale de le faire dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1290 [le juge Martineau] au para 16). Encore là, il incombait aux demandeurs d’établir un lien entre des éléments pertinents concernant la situation en Chine et leur propre situation (Taho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 706 [le juge McHaffie] au para 34), car « il n’appartient pas à l’agent principal de combler les lacunes des demandeurs », pour reprendre les mots du juge Diner dans la décision Brambilla, précitée, aux para 18-19.

[34] Les demandeurs soutiennent en outre que l’agent a commis une erreur dans son analyse du risque d’enlèvement des enfants parce qu’il a souligné qu’il s’agissait d’un élément de la situation dans le pays qui pouvait [traduction] « potentiellement affecter tous les parents chinois, sans distinction ». À mon avis, le fait que les difficultés puissent découler de la situation générale dans le pays n’empêche pas l’agent « d’évaluer la relation entre les circonstances particulières d’un demandeur et la preuve de la situation générale dans le pays, en ce qui a trait au degré de risque ou à l’étendue du préjudice qu’il pourrait subir » : voir Arsu, précitée, au para 16. En l’espèce, l’agent n’était [traduction] « pas convaincu que la situation générale » en Chine suffisait à justifier une dispense, ce que je juge raisonnable.

(2) La décision était-elle fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent?

[35] En bref, les demandeurs soutiennent que l’agent a conclu tout à la fois que la preuve ne suffisait pas à démontrer la stabilité d’emploi ou la saine gestion financière des demandeurs adultes, et que les parents avaient démontré qu’ils pouvaient s’occuper de leurs enfants et subvenir à leurs besoins. Ils font valoir, en citant les paragraphes 15 et 85 de l’arrêt Vavilov, que cette conclusion est contradictoire et qu’elle n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle.

[36] Je ne vois pas la contradiction. Je rappelle, avec respect, que l’agent a conclu que les parents [traduction] « se souci[aient] beaucoup du bien-être de leurs enfants » et qu’ils continueraient vraisemblablement de prodiguer aux enfants « l’amour et le soutien, tant émotionnel que financier, nécessaires pour surmonter toute difficulté ». Cette conclusion est liée à une autre conclusion de l’agent, à savoir qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de suivre leurs parents s’ils devaient déménager en Chine.

VII. Conclusion

[37] À mon humble avis, les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de l’agent est déraisonnable. J’estime que la décision est transparente, intelligible et justifiée au regard des faits et du droit sur lesquels le décideur s’est fondé. Par conséquent, le contrôle judiciaire doit être rejeté.

VIII. Les questions à certifier

[38] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-350-21

LA COUR STATUE que le contrôle judiciaire est rejeté, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-350-21

 

INTITULÉ :

YAO KAN SU, JIE MIN HUANG, WEI QIAN SU REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE YAO KAN SU c LE MINISTÈRE DE L’IMMIGRATION ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Maxwell Musgrove

POUR LES DEMANDEURS

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chaudhary Law Office

Avocats

North York (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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