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Date : 20220322


Dossier : IMM-293-21

Référence : 2022 CF 394

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

LISA MCDONALD

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Lisa McDonald, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 5 janvier 2021 par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée depuis le Canada au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). L’agent a également rejeté la demande de permis de séjour temporaire (PST) qu’elle avait présentée au titre du paragraphe 24(1) de la LIPR.

[2] La demanderesse soutient que la décision de l’agent est déraisonnable parce que celui-ci a mal évalué son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de l’enfant et les difficultés auxquelles elle et sa fille seraient exposées si elles devaient retourner à Sainte-Lucie.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Les faits

A. La demanderesse

[4] La demanderesse est âgée de 45 ans, citoyenne de Sainte-Lucie et mère sans conjoint. Elle vit au Canada depuis 1998. Sa fille de neuf ans (Jacelyn) est née au Canada en 2012.

[5] La demanderesse est entrée au Canada à titre de visiteuse le 14 août 1998. Le 20 décembre 2016, elle a présenté sa première demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, laquelle a été rejetée le 16 mars 2018.

[6] Le 13 mai 2018, la demanderesse a été déclarée interdite de territoire au Canada aux termes de l’article 44 de la LIPR. Le 30 mai 2019, la demanderesse a présenté une deuxième demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, accompagnée d’une demande subsidiaire de PST.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[7] Dans une lettre datée du 5 janvier 2021, l’agent a rejeté cette deuxième demande. L’agent a tenu compte de l’établissement de la demanderesse au Canada, de l’intérêt supérieur de l’enfant, Jacelyn, et des conditions à Sainte-Lucie.

[8] L’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que son degré d’établissement au Canada était exceptionnel, et il a soupesé son établissement par rapport au fait qu’elle avait fait fi des lois canadiennes en matière d’immigration. En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a conclu que Jacelyn aurait accès à l’éducation, à des soins de santé publics et au soutien de sa famille à Sainte-Lucie. Dans l’ensemble, l’agent a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. L’agent a également rejeté la demande subsidiaire présentée par la demanderesse en vue d’obtenir un PST au titre du paragraphe 24(1) de la LIPR.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[9] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[10] Les deux parties s’entendent sur le fait que la Cour doit contrôler la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable. Je conviens que la norme de contrôle applicable aux décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 au para 4; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44-45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16-17).

[11] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[12] Pour qu’une décision soit déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[13] En vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à l’étranger qui ne se conforme pas à la LIPR si les circonstances sont justifiées par des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[14] Une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est une mesure discrétionnaire. Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte du dossier. En conséquence, le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker) aux para 74-75), et « [i]l peut y avoir des motifs dictés par l’humanité ou la compassion pour laisser entrer des gens qui, règle générale, seraient inadmissibles » (Kanthasamy, aux para 12-13).

A. L’établissement

[15] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en exigeant un degré d’établissement « exceptionnel » sans autre explication, et que l’agent a, à tort, utilisé contre elle des éléments positifs quant à son établissement.

[16] Dans son examen de l’établissement de la demanderesse, l’agent a accordé un certain poids favorable aux lettres de soutien présentées par des amis de la demanderesse et des membres de sa collectivité au Canada, mais il n’était pas convaincu que les liens avec le Canada étaient si importants que son renvoi du pays aurait des répercussions négatives sur elle ou sur son réseau. L’agent a également tenu compte des efforts déployés par la demanderesse pour parfaire son éducation et a accordé un certain poids aux économies qu’elle a réalisées grâce à son emploi en entretien ménager. Toutefois, l’agent a conclu que ces facteurs d’établissement favorables méritaient moins de poids étant donné que la demanderesse n’était pas autorisée à exercer un emploi au Canada ou à y étudier pendant son séjour. Il a conclu ce qui suit :

[traduction]
Dans l’ensemble, je reconnais que la demanderesse travaille et qu’elle subvient à ses besoins depuis qu’elle est au Canada et j’accorde à ce facteur un certain poids positif. Je constate, cependant, que la demanderesse travaille illégalement au Canada depuis le début de son séjour au pays, et que peu d’éléments de preuve démontrent qu’elle paye de l’impôt sur le revenu qu’elle y gagne. J’estime que ce qui précède ne joue pas en sa faveur dans la présente évaluation. Je conclus, dans l’ensemble, que la demanderesse n’a pas démontré qu’elle a atteint un degré exceptionnel d’établissement depuis son arrivée au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[17] La demanderesse fait valoir que, compte tenu de la preuve substantielle déposée au soutien de son établissement au Canada, l’agent a rejeté de façon déraisonnable son établissement en mettant indûment l’accent sur son absence de statut au Canada. Selon elle, l’agent a fait jouer à tort des facteurs d’établissement positifs contre elle parce qu’elle exerçait un emploi sans autorisation. La demanderesse affirme que le fait d’être au Canada sans statut ne rend pas les facteurs d’établissement automatiquement inapplicables dans une analyse fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et que l’objet même de l’article 25 de la LIPR est d’accorder une dispense aux personnes qui pourraient avoir perdu leur statut et seraient exposées à des difficultés si elles devaient quitter l’endroit où elles se sont établies (Baker, au para 15; Benyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 950 au para 14).

[18] La demanderesse soutient en outre que les motifs de l’agent ne lui indiquent aucunement en quoi son établissement est insuffisant. Bien que les circonstances entourant le séjour prolongé d’un demandeur au Canada sans statut soient pertinentes au regard des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse plaide que la Cour a conclu à maintes reprises que les facteurs d’établissement positifs d’un demandeur doivent être examinés dans leur ensemble et qu’exiger un degré d’établissement « exceptionnel » sans établir de point de référence constitue une erreur (Kachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 871 aux para 15-16; Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2013 CF 258 au para 80; Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194 aux para 19-24). Elle affirme que l’agent en l’espèce n’a pas tenu compte de la durée de son séjour au Canada, ni de la stabilité de son revenu, de ses relations avec ses clients et de la location de son logement, ni de son intégration dans la collectivité.

[19] Le défendeur affirme pour sa part qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que la demanderesse n’avait pas démontré un degré d’établissement exceptionnel au Canada, puisqu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire demeure une mesure exceptionnelle (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 (Huang) aux para 20 et 21; Bakal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 417 aux para 13 et 14). Comme l’a souligné la Cour au paragraphe 20 de la décision Huang :

[20] […] la personne qui demande une telle dispense doit faire la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances qui sont de nature exceptionnelle, par rapport à d’autres personnes qui demandent la résidence permanente depuis le Canada ou l’étranger.

[Renvois omis, souligné dans l’original.]

[20] Le défendeur invoque la décision De Melo Silva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 941, pour soutenir qu’il était loisible à l’agent de souligner que l’établissement de la demanderesse résultait du fait qu’elle était au Canada sans statut, une situation qui relevait de sa volonté : « Le nombre d’années passées au Canada ne constitue pas en soi, au regard du droit en matière d’immigration, un motif pour récompenser des demandeurs qui s’y sont établis ici illégalement » (au para 8).

[21] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en tenant compte de ce facteur, puisqu’il a tenu compte d’autres éléments favorables de la demande, comme les relations de la demanderesse au Canada et son emploi stable. Il affirme que l’agent a examiné adéquatement tous les documents à sa disposition et qu’il n’a commis aucune erreur, car il lui était loisible d’accorder plus de poids à certains facteurs qu’à d’autres. Le défendeur s’appuie sur la décision de la Cour dans l’affaire Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 585 au paragraphe 11, pour soutenir que l’évaluation de l’établissement de la demanderesse par l’agent était raisonnable :

[11] […] Je ne relève aucune erreur dans l’analyse de l’agent relative au degré d’établissement des demandeurs au Canada. L’agent a l’expertise et l’expérience voulues pour évaluer le degré d’établissement typique de personnes qui sont au Canada depuis environ le même nombre d’années que les demandeurs et, par conséquent, pour utiliser ce critère dans le cadre de l’appréciation de leur établissement.

[22] Les arguments du défendeur ne me convainquent pas. À mon avis, l’agent n’a pas bien soupesé tous les éléments de preuve dont il disposait et tous les facteurs pertinents soulevés par la demanderesse, et sa décision n’est pas celle qui reflète le mieux l’intention derrière le paragraphe 25(1) de la LIPR (Vavilov, aux para 133-135). En outre, je conclus que la décision n’est pas justifiée, car l’agent n’explique pas pourquoi la preuve de l’établissement de demanderesse est insuffisante. Comme l’a souligné mon collègue le juge Gleeson au paragraphe 28 de la décision Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1039 :

[28] Bien que la dispense CH prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR puisse être qualifiée de mesure exceptionnelle, extraordinaire ou spéciale, ces attributs ne permettent pas d’établir la norme juridique à laquelle un demandeur doit satisfaire. Au lieu de cela, conformément à la raison d’être équitable sous‑jacente du paragraphe 25(1), un décideur doit véritablement et globalement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Kanthasamy, aux para 25, 28 et 31). L’analyse de l’agent sur l’établissement est déraisonnable pour ce motif.

[23] De plus, aux paragraphes 1 et 2 de la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482, mon collègue le juge Zinn était également d’avis qu’il est déraisonnable pour un agent d’exiger d’une personne qui présente une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle démontre dans cette demande l’existence de circonstances « exceptionnelles » :

[1] Lorsqu’une décision est prise pour motifs d’ordre humanitaire, il existe une différence fondamentale et importante entre, d’une part, le fait de constater que la prise de mesures spéciales est exceptionnelle et, d’autre part, le fait d’exiger que le demandeur qui les sollicite fasse la preuve de l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant de telles mesures.

[2] Le second critère n’est pas le critère à appliquer. L’agent qui a examiné la demande de résidence permanente de M. Zhang fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a fait usage de ce critère inapproprié. L’agent a exigé de M. Zhang qu’il démontre que sa situation était « exceptionnelle », ce qui ne constitue pas le critère juridique à appliquer dans les décisions prises pour motifs d’ordre humanitaire. La décision est par conséquent déraisonnable.

[24] Même si, à mon avis, l’agent reconnaît dans sa décision les nombreuses années que la demanderesse a passées au Canada, je conviens avec celle-ci que l’agent a indûment insisté sur son absence de statut et qu’il n’a pas examiné pleinement l’étendue de son établissement au Canada. La demanderesse vit au Canada depuis l’âge de 22 ans. La preuve dont disposait l’agent démontre que pendant plus de deux décennies, la demanderesse a été autonome, qu’elle a conservé un emploi stable, qu’elle a subvenu à ses besoins et à ceux de sa fille et qu’elle s’est bâti un solide réseau au Canada. Ce qui précède est confirmé dans plusieurs lettres d’appui présentées par des employeurs, des amis et des membres de l’entourage de la demanderesse qui font état de la personnalité de celle-ci, de son éthique de travail et de ses valeurs familiales. Qu’elle ait été ou non autorisée à étudier ou à travailler, la demanderesse a tout de même parfait ses études et maintenu un emploi stable, un facteur d’établissement positif dont l’importance n’aurait pas dû être diminuée par son absence de statut au Canada.

[25] Après examen, je considère que l’agent n’a pas appliqué adéquatement l’approche préconisée dans l’arrêt Kanthasamy lorsqu’il a analysé l’établissement de la demanderesse. Par conséquent, je suis d’avis que la conclusion de l’agent quant à l’établissement de la demanderesse manque de justification et est déraisonnable.

B. L’intérêt supérieur de l’enfant

[26] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas réalisé l’analyse contextuelle décrite dans l’arrêt Kanthasamy, selon laquelle le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être appliqué de manière à « tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35). En particulier, la demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte du degré d’établissement de Jacelyn au Canada et des effets négatifs qu’une réinstallation à Sainte-Lucie aurait sur elle.

[27] Dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a souligné qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Jacelyn de rester avec sa mère et que, comme le Canada est le seul pays que Jacelyn ait connu, il faut s’attendre à une période d’adaptation à Sainte-Lucie. En outre, l’agent a fait ses propres recherches sur le système d’éducation de Sainte-Lucie et a conclu ce qui suit :

[traduction]
Je reconnais qu’il est préférable de faire des études au Canada plutôt qu’à Sainte-Lucie, mais je ne peux pas conclure que Jacelyn ne sera pas en mesure de faire des études si elle déménage à Sainte-Lucie avec la demanderesse. Peu ou pas d’éléments de preuve ont été présentés pour indiquer que la fille de la demanderesse ne serait pas en mesure de faire des études à Sainte-Lucie.

[28] L’agent a conclu que l’incidence négative que le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pourrait avoir sur l’intérêt supérieur de Jacelyn n’était pas suffisante pour justifier une dispense.

[29] La demanderesse soutient qu’au lieu de cerner en quoi consisterait l’intérêt supérieur de Jacelyn et d’effectuer une analyse approfondie de l’intérêt supérieur de celle-ci, l’agent s’est simplement concentré sur les difficultés potentielles associées à un déménagement à Sainte-Lucie. Ce faisant, l’agent n’a pas tenu compte de la façon dont un déménagement à Sainte-Lucie aurait une incidence sur le bien-être de Jacelyn et a plutôt réalisé son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant sous l’angle des « besoins fondamentaux », une approche que la Cour a jugée déraisonnable (voir : Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 aux para 63-64; Patousia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 876 aux para 53 et 56; Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 (Sebbe) au para 16).

[30] La demanderesse fait remarquer qu’effectivement, elle n’a pas indiqué dans ses observations sur les considérations d’ordre humanitaire qu’il serait impossible pour Jacelyn de faire des études à Sainte-Lucie, mais que la preuve démontrait l’excellent rendement scolaire de Jacelyn au Canada. Elle soutient donc que l’agent n’a pas examiné la question de savoir s’il serait dans l’intérêt supérieur de Jacelyn de rester dans le système scolaire canadien, dans lequel elle excelle. La demanderesse affirme qu’il est déraisonnable de fonder l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant sur la question de savoir si Jacelyn serait en mesure de combler un besoin fondamental, invoquant le paragraphe 15 de la décision Sebbe :

[15] Lorsqu’il mentionne que [traduction] « la preuve dont je dispose n’est pas suffisante pour me permettre de penser que ses besoins fondamentaux ne seraient pas comblés au Brésil », l’agent incorpore dans l’analyse un critère qui ne devrait pas s’y trouver. Il semble affirmer que le fait de demeurer au Canada ne servira l’intérêt supérieur d’un enfant que si l’autre pays n’est pas en mesure de répondre aux « besoins fondamentaux » de ce dernier. Or, ce n’est ni le critère ni l’approche applicable pour déterminer l’intérêt supérieur d’un enfant. […]

[31] De plus, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en concluant que : [traduction] « […] peu importe où réside la cellule familiale, il est dans l’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse de continuer à être élevée et éduquée par sa mère ». Selon elle, l’analyse erronée réalisée sous l’angle des « besoins fondamentaux » est déraisonnable puisque, s’il était toujours dans l’intérêt supérieur de tout enfant de rester avec ses parents, lesquels peuvent faire l’objet d’un renvoi, l’analyse de ce facteur serait inutile.

[32] Selon le défendeur, l’examen de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse démontre que le thème central des observations sur l’intérêt supérieur de l’enfant était qu’il est dans l’intérêt de Jacelyn de rester avec sa mère. Étant donné que la demanderesse n’avait pas précisé d’intérêts particuliers de Jacelyn qui nécessitaient une évaluation plus approfondie, la conclusion tirée par l’agent était raisonnable. Le défendeur n’est pas d’accord pour dire que l’agent a réalisé une analyse des difficultés en se concentrant sur la question de savoir si Jacelyn pouvait surmonter les difficultés liées à sa réinstallation à Sainte-Lucie. Comme ce fut le cas dans l’affaire Mashal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 900, « […] l’agent ne considérait pas les difficultés comme une condition préalable à une appréciation favorable de l’ISE, mais tenait plutôt compte des préoccupations particulières soulignées par les demandeurs dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire » (au para 25).

[33] Le défendeur compare la présente affaire à celle visée par la décision Silwamba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1442 (Silwamba), dans laquelle la Cour a conclu, aux paragraphes 6, 7 et 8, que la preuve ne suffisait pas à démontrer que les enfants des demandeurs seraient gravement perturbés sur le plan émotionnel, psychologique ou éducatif s’ils quittaient le Canada :

[6] […] Bien que l’on s’attende habituellement à ce que l’agent détermine en quoi consiste l’intérêt supérieur des enfants avant d’analyser l’incidence que peut avoir sur eux une décision favorable ou défavorable, on ne peut s’attendre à ce qu’il se livre à un tel exercice lorsque les demandeurs fournissent peu d’éléments de preuve sur la situation des enfants.

[7] […] L’agent a conclu que [la] preuve ne suffisait pas à démontrer que les enfants seraient gravement perturbés sur le plan émotionnel, psychologique ou éducatif si la famille devait retourner en Zambie pour présenter leur demande de résidence permanente à partir de là-bas.

[8] Les demandeurs n’ont relevé aucun renseignement dans leurs observations dont l’agent n’aurait pas tenu compte. On peut présumer que l’agent s’est rendu compte qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de leur permettre de rester au Canada. Il n’était pas tenu de l’énoncer explicitement dans ses motifs.

[34] Le défendeur cite également le paragraphe 37 de la décision Landazuri Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 481 (Landazuri Moreno), de notre Cour pour soutenir que, dans le cadre d’une évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, il n’est pas suffisant de démontrer qu’il pourrait être préférable pour un enfant né au Canada de rester au Canada plutôt que de vivre dans le pays d’origine de ses parents :

[37] En l’absence d’éléments probants de nature personnelle démontrant le contraire, l’agent pouvait raisonnablement conclure que l’intérêt supérieur des enfants était de demeurer aux bons soins de leurs parents et qu’on pouvait s’attendre raisonnablement que les difficultés associées à leur réinstallation seraient minimales compte tenu de leur jeune âge. Aucune preuve n’indiquait que les enfants n’accéderaient pas aux soins de santé et à l’éducation en Colombie ou au Mexique, et il n’était assurément pas suffisant de démontrer que le Canada est un endroit plus agréable pour vivre que le pays d’origine de leurs parents. […]

[35] Je n’estime pas particulièrement utile le fait que le défendeur invoque la décision Landazuri Moreno, et je ne considère pas qu’il y avait en l’espèce « peu d’éléments de preuve » (Silwamba, au para 6) sur la situation de Jacelyn. Dans la décision Landazuri Moreno, il a été conclu que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par l’agent était raisonnable étant donné que le demandeur avait fourni des renseignements limités au sujet de ses enfants mineurs et qu’il n’avait pas expliqué comment l’intérêt supérieur de ses enfants ne serait pas servi s’ils quittaient le Canada (au para 35). En l’espèce, la demanderesse a mis l’accent sur sa relation étroite avec Jacelyn dans ses observations concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, et elle a fourni des éléments de preuve démontrant l’établissement de Jacelyn au Canada, des renseignements sur les conditions à Sainte-Lucie et les raisons précises pour lesquelles il serait dans l’intérêt supérieur de Jacelyn de rester au Canada, au-delà du maintien de la stabilité grâce à son lien avec elle.

[36] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’approche de l’agent à l’égard de l’intérêt supérieur de l’enfant ne tenait pas suffisamment compte de la façon dont Jacelyn bénéficierait du fait de rester au Canada, où elle est née et où elle grandit, et où elle va à l’école, développe ses liens d’amitié et participe à des activités parascolaires. Les éléments de preuve dont disposait l’agent démontrent que Jacelyn est une élève sociable qui s’épanouit à l’école et qui est bien établie dans sa collectivité. Par conséquent, je conclus que l’agent n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve pour examiner véritablement l’effet perturbateur qu’un renvoi du Canada aurait sur Jacelyn, et qu’il n’a pas examiné ce qui est dans l’intérêt supérieur de Jacelyn d’une manière qui tienne compte de sa situation particulière (Sebbe, au para 16; Kkanthasamy, au para 39; Baker, au para 75).

[37] Je souligne également que l’agent a répété deux fois le paragraphe suivant dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant :

[traduction]
Je suis réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant. Je reconnais qu’il s’agit d’un facteur important, auquel il faut accorder un poids considérable dans l’évaluation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En somme, les facteurs qui concernent l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse constituent l’aspect le plus convaincant de la demande, et je les ai donc examinés très attentivement.

[38] Le simple fait de répéter qu’il était « réceptif, attentif et sensible » ne veut pas dire que l’agent était réellement « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de Jacelyn, et je conclus que cela ne ressort pas de son analyse et de ses motifs (Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 aux para 8 à 12, citant Baker, au para 75). Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Kanthasamy, « [l]’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte » (au para 39, citant Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 au para 32).

[39] Dans l’ensemble, d’après les éléments de preuve et les observations présentés à l’agent, je conclus que le refus d’octroyer la dispense pour considérations d’ordre humanitaire en l’espèce est indéfendable (Vavilov, au para 99). Puisque j’ai conclu que la décision était déraisonnable compte tenu de l’évaluation erronée, faite par l’agent, de l’établissement de la demanderesse au Canada et de l’intérêt supérieur de l’enfant, je ne juge pas nécessaire d’examiner les arguments de la demanderesse concernant les conditions à Sainte-Lucie et les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait y retourner.

V. Conclusion

[40] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’agent a mal évalué l’établissement de la demanderesse et l’intérêt supérieur de Jacelyn. La décision de l’agent est donc déraisonnable.

[41] Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-293-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-293-21

 

INTITULÉ :

LISA MCDONALD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Rylee Scott Raeburn-Gibson

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Sally Thomas

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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