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Date : 20220314


Dossier : T-456-21

Référence : 2022 CF 346

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 14 mars 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

SUSIE SINGH

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La présente demande

[1] La demanderesse, Mme Singh, agit pour son propre compte, sans être représentée par un avocat. Sur le fondement de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, elle a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le ministre du Revenu national (le ministre) le 12 février 2021 (la décision contestée).

[2] Dans la décision contestée, le ministre n’a pas accepté de renoncer à la pénalité fiscale infligée à Mme Singh en raison de cotisations excédentaires qu’elle avait faites à son compte d’épargne libre d’impôt (CELI) au cours des trois années d’imposition 2015, 2016 et 2017, ni d’annuler cette pénalité.

[3] Mme Singh demande que la pénalité qu’elle a payée soit supprimée afin qu’elle puisse lui être restituée ou qu’elle soit réduite de manière importante.

[4] Pour les motifs qui suivent, en dépit de la sympathie que m’inspire la situation de Mme Singh, la demande de contrôle judiciaire qu’elle a présentée est rejetée au vu de la preuve et du droit applicable.

II. Les questions préliminaires

[5] En vertu de l’article 303 des Règles des Cours fédérales, le nom du défendeur en l’espèce est modifié et le procureur général du Canada est désigné à titre de défendeur, cette modification prenant effet immédiatement.

[6] Mme Singh a déposé un affidavit auquel étaient annexées les pièces A à G. Le ministre s’est initialement opposé à ce que les pièces A, E, F et G soient prises en compte, car elle ne les avait pas présentées au décideur. À l’audition de la présente demande, seules les pièces A, E et G ont été contestées.

[7] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision quant au fond. Étant donné que cette demande ne constitue pas un réexamen, les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du ministre et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas admissibles : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 au para 19. Il existe des exceptions limitées à cette règle générale, mais aucune n’est applicable en l’espèce.

[8] Les pièces A, E et G présentées par Mme Singh sont exclues. Je ne les examinerai pas.

III. Le contexte factuel

[9] En 2015, Mme Singh a divorcé et sa maison a été vendue. Comme elle n’avait jamais fait de placement auparavant, elle a pris 41 000 $ du produit de la vente de la maison et a demandé conseil à sa banque quant à la meilleure façon de gérer cet argent.

[10] Un conseiller de la banque a dit à Mme Singh de placer l’argent dans son CELI. Il a toutefois omis de mentionner qu’il y avait des limites quant au montant d’argent qui pouvait être versé dans un CELI.

[11] Après la vente de la maison, l’ancien époux de Mme Singh, qui préparait et produisait leurs déclarations de revenus, a omis de mettre à jour son adresse postale auprès de l’ARC. L’adresse est donc restée celle de la maison qui avait été vendue.

[12] Ces deux événements ont fait en sorte qu’en 2015, Mme Singh a versé une cotisation excédentaire de 16 802,42 $ à son CELI, ce qui s’est traduit pour elle par un impôt dû de 1 174,07 $, plus les pénalités et les intérêts, pour un total de 1 267,52 $ pour 2015.

[13] Le 1er janvier 2016, le plafond de cotisation au CELI a été porté à 5 550 $. Cette modification a réduit le montant de la cotisation excédentaire au CELI de Mme Singh à 11 302,42 $.

[14] N’étant pas au courant de la cotisation excédentaire, Mme Singh a versé10 $ par mois à son CELI au moyen de versements automatiques pendant toute l’année 2016. Ce montant total de 120 $ a porté sa cotisation excédentaire de 2016 à 11 422,42 $. Il en a découlé un impôt à payer de 1 363,69 $, plus les pénalités et les intérêts, pour un total dû de 1 434,23 $ pour 2016.

[15] Le 1er janvier 2017, le plafond de cotisation au CELI pour 2017 était toujours de 5 500 $. Le montant de la cotisation excédentaire de Mme Singh a été réduit à 5 922, 42 $. Cette année‑là, elle a effectué les versements automatiques de 10 $ par mois pendant 11 mois, ce qui fait que sa cotisation excédentaire totale à la fin de l’année 2017 s’élevait à 6 042,42 $.

[16] L’avis de cotisation de Mme Singh pour 2017, daté du 17 juillet 2018, indique qu’en raison des cotisations excédentaires qu’elle avait faites au CELI, le montant total de l’impôt, des intérêts et de la pénalité dû était de 3 733,04 $ à cette date.

[17] Mme Singh a appris pour la première fois le problème concernant son CELI alors qu’elle communiquait avec l’Agence du revenu du Canada (ARC) au sujet d’une autre affaire. Elle n’a pas été informée au départ que le non‑paiement du montant dû entraînerait des frais supplémentaires. Dès qu’elle l’a appris, elle a payé le montant dû en totalité.

[18] Mme Singh a présenté deux demandes d’allègement pour les contribuables en 2019. Les deux demandes ont été rejetées, mais le ministre a accepté de renvoyer la deuxième demande pour un nouvel examen après que Mme Singh eut présenté une demande de contrôle judiciaire.

[19] C’est la décision relative au nouvel examen qui fait à présent l’objet du contrôle judiciaire.

IV. La question à trancher

[20] La seule question sur laquelle la Cour est appelée à se prononcer est celle de savoir si la décision contestée est raisonnable. Mme Singh soutient qu’elle ne l’est pas.

[21] Le ministre fait valoir que, pour renoncer à l’impôt établi à l’égard de Mme Singh, la loi impose deux conditions : (1) l’erreur commise par Mme Singh doit être raisonnable et (2) la cotisation excédentaire doit avoir été retirée tout de suite : Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supp), alinéas 207.06(1)a) et b).

[22] Selon le ministre, la deuxième condition énoncée ci-dessus n’a pas à être examinée, parce que Mme Singh a échoué à la première étape, qui consistait à déterminer si l’erreur qu’elle a commise était raisonnable. Je souscris à ce point de vue.

V. La norme de contrôle

[23] La Cour suprême du Canada a établi que, lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée est la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, la présente affaire ne comporte aucune des exceptions à la présomption.

[24] Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Elle ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème : Vavilov, au para 83.

[25] Le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

[26] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de retenue à l’égard d’une telle décision : Vavilov, au para 85.

VI. Analyse

[27] Il incombe à Mme Singh, à titre de demanderesse, de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, aux para 75 et 100.

[28] Mme Singh affirme qu’elle a innocemment versé les cotisations excédentaires au CELI. Elles n’ont pas été versées délibérément.

[29] Mme Singh soutient qu’elle avait une « excuse raisonnable », car elle ne savait pas que la banque lui avait donné de mauvais conseils ni que son époux n’avait pas mis à jour son adresse postale auprès de l’ARC. Par conséquent, elle n’a pas reçu la lettre de l’ARC l’informant du problème relatif au CELI et n’a donc pas pu y remédier.

[30] De manière générale, il serait possible de considérer que les points que soulève Mme Singh démontrent que le résultat était « déraisonnable » au sens ordinaire du terme. Toutefois, comme nous l’avons vu précédemment et conformément à la jurisprudence, la notion de caractère « raisonnable » dans le contexte du contrôle judiciaire des décisions administratives ne possède pas le même sens que le sens ordinaire du terme.

[31] La décision contestée présente l’historique du CELI de la demanderesse. On y reconnaît les déclarations de Mme Singh selon lesquelles la banque lui a conseillé de placer les fonds dans son CELI et ne l’a pas informée de l’existence de limites quant au montant qui pouvait être versé. On y décrit également le processus par lequel le montant excédentaire d’un CELI est imposé et les documents exigés de Mme Singh pour payer l’impôt.

[32] Le ministre a examiné tous les arguments de Mme Singh et expliqué pourquoi chacun d’eux a été rejeté.

[33] Le ministre a tenu compte du fait que Mme Singh avait fait confiance à son conseiller bancaire, de l’argument selon lequel elle avait versé des cotisations excédentaires par inadvertance et du fait que son ancien époux avait omis de mettre son adresse à jour.

[34] Le ministre a raisonnablement fait observer qu’une erreur commise par l’institution financière est une question qui concerne uniquement Mme Singh et sa banque. La conclusion est étayée par la jurisprudence : Jiang c Canada (Procureur général), 2019 CF 629 aux para 11 et 12.

[35] En ce qui concerne les conseils erronés de la banque et les fonds que Mme Singh a innocemment versés dans son CELI, il a été jugé que les mauvais conseils d’une banque, combinés à l’innocence et à l’absence d’intention du contribuable, ne sont pas déterminants quant au caractère raisonnable. Bien que ces facteurs fassent partie des considérations dont le ministre tient compte, c’est le caractère raisonnable de l’erreur qui est en cause lorsqu’elle est objectivement évaluée : Dimovski c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 721 au para 16.

[36] Le ministre a conclu que les cotisations excédentaires non intentionnelles de Mme Singh ne constituaient pas une erreur raisonnable puisqu’il lui incombait d’effectuer des cotisations dans le respect des lignes directrices établies par la loi. Les motifs exposés dans la décision contestée expliquent que le régime fiscal canadien est fondé sur le principe de l’autocotisation. Bien qu’il ait été reconnu que les cotisations excédentaires de Mme Singh n’étaient peut‑être pas intentionnelles, le ministre a conclu qu’il lui incombait de respecter les limites applicables au CELI. Il a raisonnablement conclu que les circonstances décrites par Mme Singh ne constituaient pas une erreur raisonnable de sa part.

[37] En ce qui a trait aux envois postaux que Mme Singh n’a pas reçus, les déclarations de cette dernière ont été examinées dans la décision contestée et il a été noté que l’ARC envoie ses lettres à l’adresse figurant au dossier. Il a été souligné que trois avis de cotisation – pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 – avaient été envoyés à l’adresse de la maison vendue.

[38] Il a été jugé que l’ARC n’est pas tenue de prouver que le contribuable a reçu un avis. Il est raisonnable que l’ARC démontre seulement que l’avis pertinent a été envoyé au contribuable : Weldegebriel c Canada (Procureur général), 2019 CF 1565 aux para 8‑11.

[39] La demande de réexamen de Mme Singh a été minutieusement analysée ainsi que ses observations antérieures concernant les deux demandes précédentes.

[40] Mme Singh a également précisé dans les observations qu’elle a présentées au ministre qu’elle éprouvait des difficultés financières, car elle devait subvenir aux besoins de ses deux filles. Le ministre a répondu à cette inquiétude en notant les coordonnées accessibles pour communiquer avec l’ARC afin de conclure une entente de paiement avec elle. À mon avis, il s’agit là d’une prise en compte raisonnable et appropriée de la question des difficultés financières soulevée par Mme Singh.

VII. Conclusion

[41] Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, je conclus que la décision contestée répond aux exigences relatives à la norme de contrôle de la décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Vavilov.

[42] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[43] Le défendeur a sollicité les dépens. J’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour conclure qu’il n’y a pas lieu d’accorder des dépens en l’espèce.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑456‑21

LA COUR STATUE :

  1. Le nom du défendeur en l’espèce est modifié et le procureur général du Canada est désigné à titre de défendeur; cette modification prend effet immédiatement.

  2. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Espérance Mabushi, M.A. Trad. Jur.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑456‑21

 

INTITULÉ :

SUSIE SINGH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 14 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Susie Singh

 

POUR LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Jesse Epp‑Fransen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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