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Date : 20220323


Dossier : IMM-4026-19

Référence : 2022 CF 395

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

SANDRA HAYDE MONTANO ALARCON

RENE AYALA LOPEZ

JUAN DAVID AYALA MONTANO

BRYAN THOMAS AYALA MONTANO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, la présente demande est accueillie.

Le contexte

[3] Rene Ayala Lopez [le demandeur principal], son épouse, Sandra Hayde Montano Alarcon, et leurs deux fils adultes [ensemble, les demandeurs] sont des citoyens de la Colombie. La description qui suit de la demande présentée par les demandeurs est tirée de l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] du demandeur principal.

[4] Les demandeurs allèguent que le demandeur principal, en 2015, a commencé à faire du bénévolat pour deux organisations à but non lucratif, soit la fondation Escalando por tu Futuro (Grimpe vers ton avenir) et la fondation Semillas de Bendición (Graines de bénédiction) à Bogotá, à Cali et à Barranquilla.

[5] Le 28 septembre 2017, le demandeur principal a reçu un appel téléphonique menaçant d’une personne qui l’a informé qu’elle l’appelait parce que sa belle-sœur, Luz Francy Montano Alarcon, ne répondait pas à son téléphone. La belle-sœur faisait l’objet de menaces de la part d’un gang criminel, le Clan Usuga (aussi désigné Clan del Golfo, Los Urabeños et Autodefensas Gaitanistas de Colombia (AGC)). Le 5 octobre 2017, le demandeur principal a reçu un autre appel mentionnant sa belle-sœur. Le 6 octobre 2017, il a reçu encore un autre appel, qui le menaçait de mort cette fois et exigeait qu’il travaille pour le Clan Usuga, faute de quoi ses fils seraient enrôlés dans le gang, emmenés dans les montagnes pour combattre, cultiver de la cocaïne ou être tués. La personne au téléphone a exigé que le demandeur fournisse 20 jeunes chaque mois pour travailler avec le Clan Usuga. Quand le demandeur principal a refusé, l’interlocuteur a proféré des menaces de mort contre lui et les membres de sa famille. Le demandeur principal est allé directement voir la police pour essayer de porter plainte. Il a été ballotté d’un endroit à un autre et a pu seulement adresser une plainte au ministère public (Fiscalía General de la Nación) [la Fiscalía] à Kennedy, le 9 octobre 2017.

[6] Le demandeur principal soutient que la Fiscalía a envoyé à la police métropolitaine, le 17 octobre 2017, une demande de protection visant la famille, mais qu’il n’en a pas reçu de copie à ce moment-là.

[7] Le 23 octobre 2017, le demandeur principal a été intercepté par trois hommes qui se trouvaient à bord d’un camion. Deux hommes munis d’armes à feu l’ont agressé en lui disant qu’ils appartenaient au Clan Golfo et qu’ils étaient les auteurs des menaces au téléphone. Ils ont exigé qu’il leur remette au moins cinq jeunes le 28 octobre 2017 pour qu’ils aillent travailler avec le gang et ont menacé de tuer le demandeur principal et les membres de sa famille s’il n’obtempérait pas. Le demandeur principal a présenté une dénonciation à la Fiscalía de Paloquemao le même jour.

[8] Le 30 octobre 2017, le fils du demandeur principal revenait de l’université quand il a été empoigné par deux hommes qui lui ont dit tout savoir sur sa famille et lui ont enjoint de rappeler au demandeur principal qu’il devait obéir à l’ordre de recrutement s’il voulait rester en vie. Le demandeur principal a rencontré son fils à la Fiscalía pour raconter ce qui s’était passé, mais le bureau a refusé d’accepter la dénonciation cette nuit-là. Le lendemain, le 31 octobre 2017, son fils s’est rendu à la Fiscalía de Paloquemao, qui l’a dirigé vers l’immeuble voisin, la Fiscalía 99. Il s’y est vu remettre une copie de la demande de protection datée du 17 octobre 2017. Dans l’exposé circonstancié modifié de son formulaire FDA, le demandeur principal affirme qu’il ne sait pas si la dénonciation de son fils a été reçue ou pas et que, le 31 octobre 2017, il s’est rendu avec son fils également au poste de police de Kennedy, où aucune sensibilité n’a été démontrée quant à leurs inquiétudes. La nuit même, la famille s’est réfugiée chez la sœur du demandeur principal.

[9] Le 1er novembre 2017, quand le demandeur principal a tenté de présenter sa dernière dénonciation auprès de la Defensoría del Pueblo (l’ombudsman), il a appris qu’il n’y avait personne pour prendre sa déclaration et qu’il devait revenir le 3 novembre 2017. C’est ce qu’il a fait, mais après plusieurs heures d’attente, il n’a pu déposer sa plainte. Ayant décidé de s’enfuir du pays, le demandeur principal a remis sa plainte à sa sœur, qui l’a apportée à l’ombudsman le 7 novembre 2017.

[10] La famille a quitté Bogotá le 7 novembre 2027 et pris l’avion à destination des États‑Unis. Elle a ensuite traversé la frontière vers le Canada et y a demandé l’asile le lendemain.

La décision faisant l’objet du contrôle

[11] La SPR a souligné que les lignes directrices sur l’admissibilité du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés [les lignes directrices du HCR] recensent 12 groupes ou profils de risque pour lesquels une protection internationale peut être justifiée, et les défenseurs des droits de la personne en font partie. La SPR a conclu que le demandeur principal ne correspondait pas à ce profil de risque et avait embelli son rôle au sein d’organisations de défense des droits de la personne. Il ne possédait pas non plus le même profil de risque que sa sœur, thérapeute professionnelle qui avait œuvré pour les mêmes fondations et dont la demande d’asile au Canada a été accueillie.

[12] Subsidiairement, la SPR a constaté que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Ils se sont tournés vers l’État pour la première fois le 9 octobre 2017 et, en l’espace de quelques jours, la Fiscalía avait demandé à la police métropolitaine de les protéger. Les demandeurs ont aussi quitté le pays avant de porter plainte à l’ombudsman. La SPR a jugé qu’ils n’étaient pas en mesure d’alléguer que la police n’avait pas répondu à leur appel à l’aide. De plus, après avoir examiné la preuve au sujet des conditions dans le pays, la SPR a estimé que le gouvernement offre une protection imparfaite, mais somme toute adéquate.

[13] Subsidiairement encore, la SPR était d’avis que les demandeurs n’avaient pas réfuté l’existence d’une possibilité de refuge interne [la PRI] viable à Barranquilla. La conviction subjective des demandeurs, soit que le Clan Usuga pouvait les retrouver n’importe où au pays, ne possédait aucun fondement objectif et, même si les demandeurs ont été menacés par un membre du Clan Usuga, ce groupe ne possède pas de chaîne de commandement ni de capacité logistique lui permettant de communiquer de l’information et de cibler une personne qui ne se serait pas présentée à une rencontre avec des membres du gang. Qui plus est, le Clan Usuga serait peu susceptible de poursuivre les demandeurs à Barranquilla parce que le profil du demandeur principal ne correspond pas à celui d’une personne qui suscite l’intérêt des gangs. La SPR a mentionné également qu’il était peu probable que le Clan Usuga cause un préjudice aux demandeurs à Barranquilla puisque le gang [traduction] « cherche à convaincre le gouvernement de négocier un traité de paix avec lui et se trouve dans une position affaiblie malgré qu’il soit le plus important gang autonome en Colombie en ce moment ».

Les questions en litige et la norme de contrôle

[14] À mon avis, tous les points soulevés par les demandeurs relèvent de la question primordiale de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.

[15] Les parties conviennent, et j’abonde dans leur sens, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23 et 25). Lors du contrôle judiciaire, la Cour doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99).

i. Le profil du demandeur principal

[16] Les demandeurs soutiennent que la SPR a omis de respecter le principe de courtoisie judiciaire, particulièrement lorsqu’elle a examiné les conditions dans le pays afin d’analyser la protection de l’État et la PRI, et qu’elle n’a pas fourni de motifs convaincants afin d’expliquer pourquoi elle n’avait pas repris le raisonnement du commissaire de la SPR ayant statué sur la demande d’asile de sa belle-sœur, demande qui a été accueillie – malgré les similitudes et les liens entre les deux demandes. Selon les demandeurs, lorsque la SPR a conclu que le profil du demandeur principal en qualité de dirigeant d’un groupe de défense des droits de la personne n’avait pas été établi, elle s’est appuyée sur une prémisse absurde et une généralisation non fondée, soit que le demandeur principal n’avait pas reçu de formation professionnelle et agissait comme bénévole. Par ailleurs, les doutes de la SPR concernant le profil du demandeur principal n’ont rien à voir avec la question à trancher, c’est-à-dire de savoir si le demandeur principal était membre des fondations et si ce fait le mettait ou pas en danger en Colombie.

[17] Le défendeur fait valoir que la SPR a conclu de manière raisonnable que le demandeur principal avait embelli son rôle comme bénévole pour en faire l’équivalent de celui d’un leader communautaire ou d’un dirigeant d’un groupe de défense des droits de la personne, parce que la SPR a relevé des contradictions et des incohérences profondes dans le témoignage du demandeur principal. En outre, la décision montre que la SPR a suivi un processus rationnel cohérent afin de déterminer que le demandeur principal ne correspondait pas au profil d’une personne à risque en Colombie, suivant la définition des lignes directrices du HCR. Le défendeur allègue qu’il était loisible à la SPR d’établir une distinction entre la demande du demandeur principal et celle de sa belle-sœur parce que chaque demande d’asile doit être tranchée sur son propre fondement et que la SPR a décrit les éléments l’amenant à conclure que la base factuelle n’était pas la même dans les deux cas.

Analyse

[18] L’essentiel de l’analyse effectuée par la SPR portait sur la question de savoir si le demandeur principal correspondait au profil d’un défenseur des droits de la personne établi dans les lignes directrices du HCR et devait donc bénéficier de la protection accordée aux réfugiés.

[19] La SPR a jugé que le demandeur principal n’avait pas ce profil parce qu’il occupait un emploi à temps plein (48 heures par semaine) et œuvrait auprès des fondations à titre bénévole. De plus, il n’avait aucune formation dans les domaines relevant du travail bénévole qu’il a décrit et possédait une connaissance limitée des fondations et de leurs activités, offrant un témoignage contradictoire quant au nombre de dirigeants ou de bénévoles et relativement au fait que ces personnes aient été l’objet de menaces ou pas. La SPR a constaté que les fondations poursuivent leurs activités sans que qui que ce soit d’autre ne soit menacé ou ne subisse de préjudice, et elle a établi une distinction entre le cas du demandeur principal et la situation de la belle-sœur, dont le problème était principalement attribuable à son intervention dans des altercations qui se sont produites dans une autre ville.

[20] Comme point de départ, je souligne que la SPR n’a pas remis en question directement le fait que le demandeur ait travaillé comme bénévole auprès des fondations. Elle a plutôt tiré une conclusion implicite, soit que le demandeur principal ne pouvait pas présenter le profil d’un défenseur des droits de la personne étant donné qu’il agissait seulement comme bénévole en dehors de son emploi régulier et n’avait pas de formation officielle appuyant ce bénévolat. Il est difficile de voir comment ces deux facteurs, sans aucune analyse des éléments de preuve de surcroît, pouvaient servir à exclure le demandeur de ce profil.

[21] À cet égard, la SPR se reporte à une lettre de la fondation Semillas. Cette lettre précise que le demandeur principal fournit des [traduction] « services professionnels » en donnant des conférences et de la formation sur des sujets liés à la violence conjugale, aux grossesses non désirées et à la prévention de la consommation de drogues ciblant les jeunes vulnérables et les adultes déplacés par des violences. D’après cette lettre, le demandeur principal a montré qu’il était une personne engagée prête à se dévouer pour guider des jeunes vulnérables et rester à leur écoute. La SPR mentionne seulement que la lettre fait état de [traduction] « services professionnels » fournis par le demandeur principal, et elle déclare ensuite que le demandeur principal avait confirmé qu’il ne possédait absolument aucune formation dans les domaines où il prétend venir en aide à des personnes vulnérables.

[22] La SPR a le droit, évidemment, de tirer des conclusions d’invraisemblance dans les situations où « le témoignage du demandeur déborde le cadre de ce à quoi on pourrait raisonnablement s’attendre, ou lorsque les éléments de preuve documentaire démontrent que les événements n’auraient pas pu se produire comme il est allégué » (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani] au para 26). Cependant, il n’est pas invraisemblable en soi qu’un bénévole ne puisse avoir le profil d’un défenseur des droits de la personne. Les bénévoles sont souvent la pierre angulaire des efforts de promotion et de changement. Même si elle a inféré qu’il y avait une contradiction entre la mention de services professionnels fournis par le demandeur principal et l’absence de formation de ce dernier, la SPR ne met en lumière aucun élément de preuve où le demandeur principal avait mentionné détenir un titre professionnel à l’égard de son travail bénévole. En fait, la SPR relève qu’il avait confirmé ne pas avoir ce genre de formation. Il n’y a donc aucune contradiction dans son témoignage.

[23] La SPR souligne également que le demandeur avait une connaissance limitée des fondations, par exemple en ce qui a trait au nombre de bénévoles et de dirigeants ainsi qu’à l’existence de menaces contre eux. Malheureusement, la transcription de l’audience ne lui ayant pas été fournie, la Cour n’est pas en mesure d’évaluer cet aspect du témoignage au regard de cette conclusion. Toutefois, la méconnaissance du nombre de dirigeants et de bénévoles concerne la structure des organisations et non pas les fonctions que le demandeur principal exerçait réellement pour les organisations ni son profil en conséquence. Il y a sans doute une distinction à faire entre le rôle d’un dirigeant et celui d’un défenseur bien connu des droits de la personne.

[24] De plus, la SPR mentionne que le demandeur principal, interrogé sur le sujet, a dû préciser s’il avait eu besoin d’une attestation de la police pour travailler auprès de jeunes vulnérables. Selon la SPR, le demandeur principal a d’abord répondu qu’il n’avait pas été obligé d’obtenir une telle attestation puis déclaré plus tard en détenir une. Quand on lui a demandé s’il avait une copie de son attestation, le demandeur principal a fait savoir qu’il l’avait remise à une fondation. La SPR a conclu que le demandeur principal ne pouvait expliquer de façon raisonnable pourquoi il ne pouvait obtenir une copie auprès de la fondation ou de la police. Cependant, elle a constaté par la suite que le demandeur principal avait bien fourni une lettre d’une des fondations qu’il avait obtenue entre les deux audiences. La SPR ne tire aucune conclusion précise sur ce point.

[25] Je ne vois pas vraiment en quoi la présentation d’une lettre d’attestation de la police est liée au point en litige qui consiste à déterminer si le demandeur principal présente ou non le profil de risque d’un défenseur des droits de la personne. Cette lettre semble se rattacher davantage à l’évaluation de la crédibilité du demandeur quant à son statut de bénévole. De même, la SPR précise par la suite que le demandeur principal est encore propriétaire de sa maison à Bogotá, qu’il a louée et qui [traduction] « leur procure des avantages ». Le lien entre cette maison et le profil de risque du demandeur principal n’est pas non plus apparent. Autrement dit, ce raisonnement n’est pas intelligible.

[26] Globalement, la SPR semble confondre l’analyse du profil de risque – est-ce que les activités bénévoles du demandeur principal suffisent à faire de ce dernier un défenseur des droits de la personne? – et le doute plus général mais non exprimé de la SPR à l’égard de la crédibilité du demandeur principal quand il prétend avoir travaillé au sein des fondations. Toutefois, la SPR n’a pas remis en question la crédibilité du demandeur principal sur ce fondement. Elle ne semble pas non plus, quand on lit ses motifs, avoir vraiment analysé en profondeur les tâches accomplies par le demandeur principal comme bénévole pour les fondations dans le but d’évaluer si ce travail ferait en sorte, ou pas, que le profil du demandeur principal corresponde à celui d’un défenseur des droits de la personne. Même si je suis consciente que les domaines dans lesquels le demandeur affirme avoir offert un soutien en tant que bénévole sont très diversifiés – allant de la prévention de la consommation de drogues jusqu’à la détention illégale et à la disparition de personnes – la SPR ne semble pas, à en juger par ses motifs, avoir évalué la preuve présentée par le demandeur principal concernant son rôle ni avoir exploré cet aspect avec lui pendant l’audience.

[27] Sur ce même point, je constate que les plaintes des demandeurs à la police décrivent les menaces et les agressions que la famille dit avoir subies de la part du Clan Usuga en raison du travail du demandeur principal auprès des fondations et en lien avec sa belle-sœur. En s’attardant exclusivement au profil du demandeur principal, la SPR a omis d’analyser cette preuve. Il se peut qu’elle ait cru ne pas avoir besoin de le faire parce que le profil du demandeur principal ne ferait pas de celui-ci une cible ou parce que la totalité de la demande d’asile, en fait, n’était pas crédible. Cependant, la SPR n’a tiré aucune conclusion claire à cet égard. De même, outre les dénonciations, le dossier dont disposait la SPR contenait aussi la demande de protection du 17 octobre 2017 présentée par la Fiscalía à la police locale. En d’autres termes, des éléments de preuve présentés à la SPR semblaient montrer que la Fiscalía avait accepté l’existence d’un risque pour les demandeurs (il y a également un avis non expliqué indiquant que la plainte a été archivée par la Fiscalía le 26 octobre 2017). Pourtant, la SPR n’évalue pas si les demandeurs étaient ciblés personnellement et, par conséquent, s’ils étaient des personnes à protéger au sens de l’article 97.

[28] Pour ces motifs, je conclus que l’analyse du profil de risque effectuée par la SPR était déraisonnable.

ii. Personne se trouvant dans une situation similaire à la sienne

[29] Le demandeur principal s’est appuyé dans une large mesure sur la demande d’asile de sa belle-sœur en tant que personne se trouvant dans une situation similaire à la sienne dont la demande a été accueillie. Cependant la SPR a estimé que sa demande différait de celle de sa belle-sœur parce que celle-ci est une thérapeute professionnelle. Par conséquent, le profil du demandeur principal n’était pas similaire à celui de sa belle-sœur. La SPR a également établi une distinction entre les deux situations, puisque les problèmes vécus par la belle-sœur du demandeur principal découlaient principalement de son intervention dans une altercation qui s’est produite dans une autre ville et qui avait attiré la colère et l’attention du Clan Usuga sur elle.

[30] Quant aux observations des demandeurs sur la « courtoisie judiciaire », il suffit de rappeler que la Cour a déjà déclaré que la SPR n’est pas liée par ses décisions antérieures et que chaque cas doit être tranché en fonction des faits qui lui sont propres. Toutefois, la SPR doit analyser les similitudes et expliquer pourquoi sa décision diffère des décisions antérieures, quand les circonstances et la documentation sur les conditions dans le pays sont identiques ou très semblables (Rusznyak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 255 aux para 50–53, 57; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 296 aux para 1718; Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251 aux para 2426; Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 au para 67).

[31] Se reportant au contexte de Vavilov, le juge Gleeson a statué comme suit dans Faisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 412 :

[26] Il est attendu d’un tribunal administratif qu’il évalue chaque demande d’asile qui lui est soumise au cas par cas (Budai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 313, au para 33). Ce faisant, le tribunal est correctement limité par ses décisions antérieures, mais surtout, il n’est pas lié par ses décisions antérieures (arrêt Vavilov, au para 131; Bakary c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1111, au para 10 [décision Bakary]). Un tribunal peut s’écarter d’une de ses décisions antérieures lorsqu’il justifie raisonnablement l’écart.

[32] Même si la SPR n’était pas tenue de suivre la décision rendue antérieurement à l’égard de la demande d’asile de la belle-sœur, les demandeurs ont souligné que cette dernière était un membre de la famille placé dans une situation semblable, qu’il y avait des liens et des similitudes entre sa situation à elle et celle du demandeur principal et que le même cartable national de documentation avait été présenté au commissaire ayant tranché sa demande à elle et au commissaire qui a statué sur celle du demandeur principal. Par conséquent, la SPR était tenue d’expliquer pourquoi sa décision n’était pas la même entre les deux cas.

[33] Comme nous l’avons précisé plus haut, il n’est pas invraisemblable que le demandeur principal ait été bénévole pour les fondations et ait milité en même temps pour la défense des droits de la personne sans avoir de formation. À mon avis, cette distinction ne permet pas non plus d’expliquer de manière convenable ou raisonnable pourquoi la belle-sœur n’était pas une personne se trouvant dans une situation similaire, autrement dit, pourquoi sa demande d’asile a été jugée fondée mais pas celle du demandeur principal.

[34] En outre, pour ce qui est de la formation de la belle-sœur, je souligne que le formulaire FDA de celle-ci a été présenté à la SPR. On peut y lire que la belle-sœur a étudié l’administration des affaires pendant deux ans et a aussi [traduction] « suivi quelques cours en esthétique (manucure et pédicure), des cours de massage et de thérapies non conventionnelles comme la méditation, la relaxation et la thérapie énergétique ». La belle-sœur précise qu’elle a mis sa formation à profit dans son rôle de leader communautaire pour la fondation Escalando et a utilisé la thérapie qu’on lui a enseignée pour aider des personnes vulnérables [traduction] « vivant des situations difficiles et de la dépression ». Il y a lieu de préciser que sa formation de thérapeute est limitée et n’est pas reliée directement à sa capacité d’offrir le soutien qu’elle décrit auprès de communautés vulnérables, dont des familles de déplacés et des combattants qui cherchent à réintégrer la société. De même, on ne sait pas exactement quel genre de travail de soutien bénévole effectué par le demandeur principal exigeait une formation spécifique comme thérapeute ou à un autre titre.

[35] La SPR établit aussi une distinction sur le plan des menaces proférées contre la belle‑sœur en soulignant que ses problèmes à elle se rattachent au premier chef à son intervention dans une altercation qui s’est produite dans une autre ville. Toutefois, bien qu’il s’agisse de la principale cause de ses problèmes avec le Clan Usuga, tout ne s’arrête pas là. Les membres du Clan Usuga connaissaient la nature du travail de la belle-sœur comme travailleuse de soutien communautaire et ont exigé une rencontre avec elle. Les menaces et les agressions contre la belle-sœur sont devenues insoutenables et l’ont forcée à se cacher le 27 septembre 2017. Elle a quitté la Colombie avec sa famille le 29 septembre 2017. La preuve figurant au dossier présenté à la SPR montre que la belle-sœur travaillait pour la fondation Escalando depuis 2015, et c’est une des fondations pour laquelle le demandeur principal faisait du bénévolat.

[36] Le demandeur principal affirme qu’il a reçu le premier appel téléphonique de menace le 28 septembre 2017, le lendemain du jour où sa belle-sœur s’est cachée. Il explique dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA que cet appel semblait provoqué par ses relations avec sa belle-sœur et précise ce qui suit : [traduction] « la personne au bout du fil m’a dit qu’ils m’appelaient parce que ma belle-sœur, Francy Montano, ne répondait pas à son téléphone cellulaire », et cet interlocuteur a poursuivi en disant que [traduction] « si Francy ne se montre pas, c’est toi qui seras responsable de tout ». Dans un appel de menace ultérieur, le 6 octobre 2017, l’interlocuteur a demandé encore au demandeur principal quels étaient ses liens avec sa belle-sœur et a exigé qu’il envoie des recrues au gang parce que – à l’instar de sa belle‑sœur – il avait accès à des jeunes vulnérables dans le cadre de son travail bénévole.

[37] En bref, bien que la belle-sœur ait pu dans un premier temps attirer l’attention du Clan Usuga quand elle est intervenue durant une altercation, il ne s’ensuit pas nécessairement que la demande du demandeur principal est invraisemblable ou différente de la sienne parce que les circonstances initiales sont différentes. Certains éléments de preuve portaient à croire qu’il y avait un lien entre le refus de la belle-sœur de rencontrer le Clan Usuga, comme celui-ci l’exigeait, et le fait que le gang ait ciblé par la suite le demandeur principal quand il ne pouvait plus communiquer avec la belle-sœur. Les deux demandes du Clan Usuga concernaient le recrutement de jeunes vulnérables auprès de qui le demandeur principal et sa belle-sœur travaillaient. On ne sait pas exactement par ailleurs si la SPR a bel et bien tenu compte des allégations du demandeur principal, soit que le Clan Usuga a au fond redirigé vers lui et sa famille les menaces qui visaient sa belle-sœur lorsqu’il est devenu impossible pour les membres du gang de communiquer avec cette dernière.

[38] À mon avis, la SPR n’a pas fourni de motifs raisonnables justifiant la distinction qu’elle a établie entre la demande d’asile de la belle-sœur et celle des demandeurs.

iii. La protection de l’État

[39] Étant donné que l’évaluation effectuée par la SPR concernant le profil du demandeur principal en qualité de leader communautaire était déraisonnable, son évaluation du risque auquel le demandeur principal était exposé à ce même titre était aussi déraisonnable, compte tenu du cartable national de documentation.

[40] Cependant, je suis également d’accord avec l’argument du demandeur, soit que l’évaluation de la SPR au sujet de la protection de l’État était déraisonnable, car la SPR a mal interprété, a écarté ou omis d’examiner des éléments de preuve relatifs à l’absence d’efficacité opérationnelle de la protection de l’État.

[41] Par exemple, la SPR se dit extrêmement préoccupée par le fait que la plainte des demandeurs à l’ombudsman a été déposée après leur départ du pays. Elle souligne que c’est seulement quand il a été interrogé au sujet des noms et des dates figurant dans la dénonciation que le demandeur principal a précisé que la démarche avait été entreprise par un proche une fois que les membres de la famille ont quitté le pays, expliquant qu’ils avaient tenté en vain de présenter la dénonciation. Je répéterai ici que la Cour n’a pas reçu la transcription de l’audience. Cependant, le demandeur principal a expliqué dans son formulaire FDA modifié, déposé le 24 janvier 2019, qu’il avait essayé de remettre sa dénonciation à l’ombudsman le 1er novembre 2017 mais qu’on lui avait enjoint alors de revenir le 3 novembre, car la personne responsable de recevoir les dénonciations était absente. Le 3 novembre 2017, il s’est présenté de nouveau et a attendu pendant plusieurs heures sans voir aucun responsable. Puisque la famille a décidé de s’enfuir le 5 novembre 2017, le demandeur principal a remis la lettre à sa sœur, qui est allée la porter à l’ombudsman le 7 novembre 2017. La SPR semble ne pas s’être rendu compte que le témoignage du demandeur principal concordait avec son formulaire FDA modifié. La SPR laisse entendre qu’il y a une incohérence entre les éléments de preuve, mais ce n’est pas ce que montre le dossier.

[42] Qui plus est, la SPR affirme que le demandeur principal s’est adressé à l’État pour la première fois le 9 octobre 2017 et que la Fiscalía, quelques jours plus tard, a demandé à la police métropolitaine de protéger la famille. Selon elle, le fait que le demandeur principal n’ait pas reçu de copie de la demande de protection ne signifie pas que l’État a ignoré cette demande ou n’a pas protégé la famille.

[43] Cependant, le demandeur principal a déclaré dans son témoignage qu’il s’est rendu directement au poste de police après avoir reçu l’appel de menace du 6 octobre 2017, mais que les policiers n’ont pas accepté sa dénonciation ce jour-là. Il a tenté en vain de le faire à nouveau les 7 et 8 octobre 2017. Plus important encore, même si le fait de ne pas avoir reçu de copie de la demande de protection de la Fiscalía émise le 17 octobre 2017 ne signifie pas nécessairement – comme l’affirme la SPR – que l’État a ignoré la menace pour la famille ou omis de protéger la famille, le demandeur principal a expliqué que la police locale n’a jamais communiqué avec lui pour convenir de mesures de protection. En plus, après la délivrance de la demande de protection du 17 octobre, soit le 23 octobre, le demandeur principal a été agressé et menacé. Les agresseurs ont menacé le demandeur principal de tuer ses fils et les membres de sa famille s’il n’accédait pas à leur demande d’amener cinq jeunes travailler pour le gang au plus tard le 28 octobre. L’autre dénonciation déposée le 23 octobre 2017 ne s’est pas traduite non plus par des mesures de protection à l’égard de la famille et, le 30 octobre 2017, le fils du demandeur principal a été menacé et agressé au retour de l’université. Dans son formulaire FDA, le demandeur principal avance qu’il croyait que son fils avait déposé une dénonciation le lendemain. Même si les demandeurs ne le savaient pas à l’époque, leur dénonciation initiale avait été mise aux archives le 26 octobre 2017. La famille s’est enfuie après ces événements et après sa tentative de déposer une plainte au bureau de l’ombudsman.

[44] À mon avis, la conclusion tirée par la SPR, soit que la Fiscalía a répondu à la dénonciation des demandeurs [traduction] « très rapidement » en demandant une protection pour eux ne tient pas compte d’autres éléments de la situation dans laquelle se trouvaient les demandeurs. Par exemple, l’absence de mesures réellement prises par la police pour offrir sa protection et empêcher les menaces ou intervenir à cet égard après avoir reçu la demande de protection. Comme le fait valoir le demandeur principal, il est bien établi que, pour déterminer si la protection offerte par l’État est adéquate, il faut évaluer non seulement les efforts déployés par l’État, mais aussi leurs résultats, c’est-à-dire leur efficacité opérationnelle (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 30; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 au para 21; Eros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1094 au para 45; Kovacs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 337 au para 67).

[45] La conclusion de la SPR, soit que les demandeurs ne peuvent pas prétendre que la police n’a pas répondu à leur appel à l’aide, est déraisonnable, parce que la SPR n’a pas évalué les efforts déployés pour offrir une aide, par l’intermédiaire de la demande de protection, au regard de la preuve montrant que les demandeurs n’ont reçu aucune protection concrète et des allégations des demandeurs concernant les menaces et les agressions qui se sont produites après la délivrance d’une demande de protection. La SPR n’a pas évalué non plus si, dans de telles circonstances, il était raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs continuent de réclamer une protection au lieu de s’enfuir du pays (Cardenas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 782 aux para 8–9). À cet égard, je souligne que la Réponse à la demande d’information COL105470.EF, datée du 6 avril 2016, comprend un rapport où le bureau de l’ombudsman affirme que [traduction] « les ‘longs délais’ sont normaux avant que l’UNP [Unidad Nacional de Protección] offre une protection aux personnes étant la cible de menaces ».

[46] La SPR affirme également qu’elle a demandé au demandeur principal s’il pouvait décrire aux autorités quel était son agent de persécution allégué. Quand il a répondu par l’affirmative, la SPR l’a invité à le faire. Elle a conclu que sa description d’un [traduction] « homme de grande taille au teint foncé » s’appliquait à un nombre considérable de personnes en Colombie, puisque la preuve documentaire montre qu’il y a presque cinq millions d’Afro-Colombiens dans la population. On peut présumer que la SPR cherchait à souligner ainsi que le demandeur principal n’avait pas fourni suffisamment d’informations aux autorités pour que celles-ci puissent retrouver l’agent de persécution. Toutefois, la SPR n’isole rien de précis dans le dossier qui porte à croire que c’est pour cette raison que la police n’a pas protégé les demandeurs. Il semble par ailleurs peu probable que la protection, qui a été demandée avant les agressions, cible un membre particulier du gang au lieu d’être une protection générale visant le Clan Usuga.

[47] Étant donné les conclusions que j’ai formulées plus haut, il n’est pas nécessaire que je m’attarde à l’autre observation des demandeurs, suivant laquelle la SPR s’est montrée sélective dans son examen de la documentation sur les conditions dans le pays et n’a pas tenu compte des documents qui contredisaient directement ses conclusions. L’évaluation déraisonnable de la preuve et de la situation personnelle des demandeurs par la SPR au regard de l’efficacité opérationnelle de la protection offerte par l’État constitue un motif suffisant pour m’amener à conclure que la décision de la SPR au sujet de la protection de l’État était déraisonnable.

iv. La PRI

[48] Comme je l’ai indiqué plus haut, la SPR a conclu que le Clan Usuga ne serait pas fortement motivé à retrouver les demandeurs, étant donné [traduction] que « le profil du demandeur principal ne correspond pas à celui d’une personne qui suscite l’intérêt des gangs » et que sa belle-sœur ne se trouvait pas dans une situation semblable à la sienne. Toutefois, l’analyse du profil du demandeur principal faite par la SPR était déraisonnable, ce qui rend aussi déraisonnable la conclusion connexe tirée par la SPR concernant la PRI, vu que le profil d’un demandeur d’asile, ainsi que les caractéristiques de l’agent de persécution allégué – notamment sa capacité et sa motivation à prendre des mesures dans l’endroit offrant la PRI – jouent un rôle important dans l’évaluation d’une PRI (Akinkunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 742 au para 20; Taqadees c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1072 aux para 26–27; Leon Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 780 aux para 20, 25, 28). Dans ses motifs, la SPR a reconnu l’importance du profil d’un demandeur d’asile lors de l’analyse de la PRI.

[49] La SPR n’a pas pris en considération non plus la lettre du 18 novembre 2018 provenant d’une sœur du demandeur principal qui se trouvait le 8 juillet 2018 dans la maison de ce dernier, en Colombie, quand deux hommes armés affirmant faire partie du CTI (organe technique du procureur général de la nation) sont venus lui poser des questions sur l’endroit où se trouvait son frère et ont exigé d’entrer dans la maison. Quand elle les a informés qu’elle allait appeler la police pour vérifier leur identité, ils l’ont injuriée, ont donné des coups de pied dans la porte et sont partis. Les demandeurs font valoir que cette lettre établit l’existence d’un risque continu pour eux en Colombie qui n’a pas été évalué par la SPR.

[50] Je conviens avec les demandeurs que la SPR a omis d’évaluer les documents sur les conditions dans le pays qui contredisaient ses conclusions (Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 50 au para 56; Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 190 aux para 16–17; Kulmiye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1198 aux para 27–29; Mestre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 375 au para 15; Kulasekaram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 388 au para 41).

[51] Selon la SPR, les lignes directrices du HCR soulignent que la PRI ne sera pas pertinente dans les régions où un groupe de guérilla possède une [traduction] « sphère de contrôle vigoureuse » et d’autres documents indiquaient que ce n’était pas le cas à Barranquilla. La SPR estime que la simple présence de certains membres de gangs criminels ne signifie pas qu’ils possèdent une « sphère de contrôle vigoureuse ». Elle s’est également reportée au document 1.9 du cartable national de documentation [le CND] pour la Colombie et au document du Crisis Group, qui fait rapport sur les zones d’influence des groupes armés illégaux et a déclaré qu’aucun de ces groupes n’est actif dans l’ensemble du pays mais qu’ils couvrent en général des territoires précis jugés stratégiques pour la culture et la production du coca, de même que le trafic à l’étranger. La SPR était d’avis que, même si le demandeur principal était menacé par un membre du Clan Usuga, ce dernier ne possédait pas de chaîne de commandement ni de capacité logistique lui permettant de communiquer de l’information et de cibler le demandeur principal. Selon la prépondérance des probabilités, elle a conclu qu’il serait hypothétique de croire que le Clan del Golfo causerait un préjudice au demandeur principal à Barranquilla et affirmé que [traduction] « comme nous l’avons précisé plus haut, ce gang cherche à cherche à convaincre le gouvernement de négocier un traité de paix avec lui et se trouve dans une position affaiblie malgré qu’il soit le plus important gang autonome en Colombie en ce moment. »

[52] Cependant, les lignes directrices du HCR font état de ce qui suit :

[traduction]

À la lumière des preuves connues au sujet des atteintes graves et généralisées aux droits de la personne par de nouveaux groupes armés et des groupes de guérilla dans les régions de la Colombie où ces groupes exercent leurs activités et sont omniprésents, et compte tenu de l’incapacité du gouvernement colombien d’offrir des mesures de protection contre de telles atteintes dans ces régions, le HCR considère qu’aucune possibilité de refuge ou de réinstallation interne n’existe dans les régions où les nouveaux groupes armés, les groupes de guérilla ou d’autres acteurs non étatiques armés exercent leurs activités et sont omniprésents….

[…] Lorsqu’il s’agit d’agents de persécution non étatiques, on doit examiner la question de la probabilité que les persécuteurs poursuivent le demandeur d’asile jusque dans le lieu de réinstallation proposé. Étant donné la capacité qu’auraient certains groupes de guérilla et nouveaux groupes armés d’agir à l’échelle du pays, et en fait aussi à l’étranger par l’intermédiaire de réseaux criminels internationaux, il se peut qu’aucune possibilité de refuge ou de réinstallation intérieurs viable n’existe pour les personnes risquant d’être prises pour cibles par de tels acteurs. Il est particulièrement important de souligner que les nouveaux groupes armés et les FARC, en particulier, disposent de la capacité opérationnelle de commettre des attentats dans toutes les régions de la Colombie, qu’ils en aient ou non le contrôle territorial.

(Caractères gras ajoutés.)

[53] Le HCR emploie dans ses lignes directrices l’expression « nouveaux groupes armés » pour désigner les groupes ayant succédé aux forces paramilitaires qui ont vu le jour en Colombie après 2006, dont le Clan Usuga, qui est considéré dans les lignes directrices du HCR comme [traduction] « un des cinq plus puissants nouveaux groupes armés à la fin de 2014 ». Le Crisis Group n’a pas non plus affirmé que le gouvernement colombien avait refusé de négocier parce que le Clan Usuga était faible, comme le laisse entendre la SPR. Le gouvernement a plutôt [traduction] « rejeté toute négociation politique avec le groupe parce qu’il ne le reconnaît pas comme organisation politique ». Le Crisis Group mentionne aussi que le Clan Usuga [traduction] « contrôle les principaux ports de la Colombie, qui sont d’importance vitale pour le trafic, par exemple Buenaventura à Chocó, Barranquilla à Atlántico et Cartagena à Bolívar ».

[54] Le demandeur isole d’autres documents dans le CND qui montrent la puissance et la portée du Clan Usuga en Colombie, y compris à Barranquilla. Par exemple, il se reporte au document 1.2 du CND, où on peut lire que le Clan Usuga est le groupe paramilitaire le plus puissant de la Colombie et qu’il contrôle la majeure partie du trafic de drogues au pays; il est présent à 283 endroits au pays, dont Bogotá and Barranquilla. Le document 7.4 du CND souligne que le Clan Usuga [traduction] « est de loin la plus grosse et la plus puissante organisation de trafic de drogues de la Colombie et contrôle une bonne partie du maillon le plus lucratif dans la chaîne du trafic de drogues : l’exportation » et aussi que [TRADUCTION] « le groupe s’est emparé violemment du contrôle des côtes colombiennes sur la mer des Caraïbes et le Pacifique… ce qui lui permet d’avoir la mainmise sur l’exportation par la mer vers les marchés de consommateurs en Amérique du Nord et en Europe, surtout grâce à son contrôle des principaux ports colombiens; Buenaventura sur le Pacifique, Barranquilla et Carthagène sur la mer des Caraïbes »; [TRADUCTION] « l’AGC lui-même affirme compter 8 000 membres, dont des ‘informateurs’, probablement au sein de la société civile, des forces militaires et des milieux politiques ». Les demandeurs mentionnent par ailleurs le document 7.15 du CND, où on peut lire que « [s]elon le représentant de Human Rights Watch, il y a des cas documentés de personnes qui ont été retrouvées par les Urabeños après avoir fui vers d’autres régions du pays. »

[55] La SPR semble fonder son analyse de la PRI sur sa conviction que le Clan Usuga ne possède que quelques membres à Barranquilla et pas de sphère de contrôle vigoureuse. Cependant, elle ne mentionne pas la source de cette information, qui semble contredite par la preuve documentaire précitée, preuve que la SPR n’a pas examinée et qui montre que les gangs comme le Clan Usuga commettent des exactions partout en Colombie, indépendamment de toute notion de contrôle territorial. Par conséquent, la conclusion de la SPR sur la PRI est déraisonnable.

[56] En conclusion, pour tous ces motifs, je conclus que la décision de la SPR était déraisonnable.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4026-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés;

  4. Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4026-19

 

INTITULÉ :

SANDRA HAYDE MONTANO ALARCON, RENE AYALA LOPEZ, JUAN DAVID AYALA MONTANO, BRYAN THOMAS AYALA MONTANO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Keith MacMillan

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Rachel Beaupré

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Refugee Law Office

Hamilton (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

 

 

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