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Date : 20220325


Dossiers : IMM-1443-22

IMM-2354-22

Référence : 2022 CF 415

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

MAJOK THON MAWUT

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Mawut est détenu depuis plus d’un an en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La Section de l’immigration [la SI] a ordonné sa mise en liberté. Elle a conclu que le droit que lui garantit l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] avait été violé parce qu’il avait été en isolement pendant plus de 15 jours consécutifs. De façon plus générale, elle a conclu que ses dures conditions de détention justifiaient sa libération.

[2] Le ministre sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SI. Cette demande sera accueillie. S’il était raisonnable pour la SI de conclure que les conditions de détention de M. Mawut l’emportaient sur tout facteur en faveur du maintien de sa détention, il était déraisonnable de le libérer sans lui imposer de conditions visant à atténuer le danger qu’il constitue pour la sécurité publique.

I. Le contexte

A. Les antécédents criminels et le dossier d’immigration de M. Mawut

[3] M. Mawut est né en 1989 et est arrivé au Canada en 2000 en provenance d’un camp de réfugiés en Éthiopie où il a passé la majeure partie, voire la totalité, de son enfance. L’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] est d’avis qu’il est maintenant citoyen du Soudan du Sud, un pays qui a été créé en 2011.

[4] M. Mawut a un lourd casier judiciaire. Il a commis des infractions très graves. En 2015, il a été déclaré coupable de vol à main armée et a été condamné à cinq ans d’emprisonnement. Il a ensuite été jugé interdit de territoire pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Il a par la suite été établi qu’il constituait un « danger pour le public » aux termes de l’alinéa 115(2)a) de la Loi. Par conséquent, il fait actuellement l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire.

[5] Lorsque M. Mawut a terminé de purger sa peine criminelle en novembre 2020, il a été mis en détention selon la Loi. Il est détenu au Centre correctionnel du Centre-Est [le CCCE], un établissement provincial. Depuis, la SI a procédé régulièrement au contrôle des motifs de sa détention et elle l’a maintenu en détention jusqu’à ce que soit rendue la décision contestée dans la présente demande. L’ASFC s’est heurtée à certains obstacles au renvoi de M. Mawut au Soudan du Sud, dont certains ont donné lieu à la décision Mawut c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 1155, que j’ai rendue. À la suite de cette décision, M. Mawut a sollicité le report de son renvoi. Le 11 février 2022, un agent d’exécution a accepté de reporter le renvoi de 60 jours. Le 7 mars 2022, le ministre a accepté de réexaminer l’avis de danger.

[6] Il semble que M. Mawut souffre de graves problèmes de santé mentale. Selon la preuve, il souffre d’une panoplie de troubles de santé mentale et a été hospitalisé à plusieurs reprises. Son comportement en détention est erratique. Son avocat affirme qu’il est impossible d’obtenir de lui des renseignements ou des instructions utiles.

B. La décision de la SI

[7] Le 21 décembre 2021, lors du contrôle des motifs de sa détention, M. Mawut a soutenu que ses conditions de détention contrevenaient à l’article 12 de la Charte, lequel protège contre « tous traitements ou peines cruels et inusités ». Le 19 janvier 2022, la SI a rendu une décision préliminaire dans laquelle elle souscrivait en partie aux observations de M. Mawut.

[8] S’appuyant notamment sur les arrêts R c Smith, [1987] 1 RCS 1045, Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350, et Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130, [2021] 1 RCF 53 [Brown], la SI a souligné qu’un traitement ou une peine ne contreviendraient à l’article 12 que s’ils n’étaient pas compatibles avec la dignité humaine. Elle a aussi renvoyé à l’arrêt Canadian Civil Liberties Association v Canada (Attorney General), 2019 ONCA 243 [CCLA], dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le fait de laisser un détenu dans sa cellule plus de 22 heures par jour pendant plus de 15 jours consécutifs constituait une violation de l’article 12 de la Charte.

[9] La SI a ensuite examiné les conditions de détention de M. Mawut au CCCE. Elle a conclu que lors d’une éclosion de COVID-19, en janvier et février 2021, M. Mawut avait été laissé dans sa cellule plus de 22 heures par jour pendant 24 jours consécutifs, dans le cadre de « protocoles de précaution contre la transmission par gouttelettes ». En fait, il n’a pas été autorisé à sortir du tout de sa cellule durant 16 de ces jours. La SI a conclu qu’il s’agissait là d’une violation de l’article 12 de la Charte. La SI a aussi examiné la question de savoir si les autres périodes pendant lesquelles M. Mawut avait été laissé dans sa cellule plus de 22 heures par jour contrevenaient à l’article 12 de la Charte, compte tenu de l’arrêt Francis v Ontario, 2021 ONCA 197 [ Francis], parce qu’il souffre d’une maladie mentale grave. Les parties ne contestent pas le fait que M. Mawut souffre de problèmes de santé mentale et d’une déficience cognitive. Cependant, la SI a examiné la preuve médicale et a conclu que, en l’absence d’un diagnostic clair, l’arrêt Francis ne s’appliquait pas à M. Mawut. Néanmoins, la SI a conclu que « le fait d’enfermer une personne seule dans une cellule et n’ayant la possibilité d’en sortir que pour 1 heure et 41 minutes en moyenne par jour, pendant la majeure partie d’une période de 11 mois, équivaut à des conditions de détention extraordinairement difficiles ».

[10] La SI a par la suite offert aux parties la possibilité de présenter des observations concernant l’article premier de la Charte et l’application du processus de mise en balance décrit dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395 [Doré]. De plus, la SI a rappelé aux parties qu’il lui faudrait tirer des conclusions à l’égard des critères énoncés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement].

[11] Après avoir reçu les observations des parties, la SI a rendu sa décision définitive le 14 février 2022. Compte tenu des nouveaux éléments de preuve présentés par le ministre, la SI a révisé ses conclusions de fait et a conclu que, en janvier et février 2021, M. Mawut avait été maintenu en isolement pendant 18 jours consécutifs (et non 24). Par ailleurs, la SI a rejeté l’argument du ministre selon lequel il faut tenir compte de la raison pour laquelle M. Mawut a été maintenu en isolement, à savoir la pandémie de COVID-19, au moment de décider s’il y a eu violation de l’article 12 de la Charte plutôt qu’au moment de décider si une telle violation est justifiée au titre de l’article premier de la Charte.

[12] La SI a ensuite examiné le critère relatif à l’article premier de la Charte, tel qu’il a été « adapté à des contextes administratifs » dans l’arrêt Doré. Elle a accepté d’emblée que la protection de la santé publique constituait un objectif valable et que les protocoles de précaution contre la transmission par gouttelettes mis en œuvre en janvier et février 2021 étaient rationnellement liés à cet objectif. Cependant, elle a conclu que ces protocoles ne constituaient pas une atteinte minimale aux droits de M. Mawut. Elle a souligné que M. Mawut avait obtenu un résultat négatif au test de dépistage de la COVID-19 au début de sa période d’isolement de 18 jours, et elle a conclu que, selon les directives alors en vigueur, rien ne justifiait de maintenir M. Mawut en isolement durant une aussi longue période. Elle a aussi souligné que M. Mawut n’avait pas été placé en isolement lors d’une éclosion beaucoup plus importante survenue en mai 2021.

[13] La SI s’est par la suite penchée sur la réparation. Elle a conclu que la mise en liberté de M. Mawut constituerait une réparation juste et appropriée au regard de la violation de ses droits garantis par la Charte. Cependant, après avoir examiné le cadre analytique régissant le contrôle des motifs de détention, elle a conclu que son application conduisait aussi à la mise en liberté de M. Mawut.

[14] La première étape de ce cadre consiste à vérifier si les motifs de détention mentionnés au paragraphe 58(1) de la Loi sont présents. À cet égard, la SI a répété que M. Mawut constituait un danger pour la sécurité publique compte tenu de ses antécédents criminels, y compris des infractions graves contre la personne, notamment une agression sexuelle et un vol à main armée. En outre, elle a conclu que M. Mawut se soustrairait vraisemblablement à son renvoi compte tenu de ses antécédents de non-conformité à des ordonnances judiciaires, et que « le risque de fuite qu’il présent[ait] fai[sait] partie des plus élevés possible ».

[15] L’étape suivante de l’analyse consiste à examiner les critères énoncés à l’article 248 du Règlement, à savoir le motif de la détention, la durée de la détention (passée et future), la cause de tout retard et les solutions de rechange à la détention. La SI a accordé un poids considérable aux motifs de la détention, soit le danger que constituait M. Mawut pour la sécurité publique et le risque de fuite qu’il présentait. En outre, elle a tenu compte du fait que la détention avait été très longue et que le renvoi avait été reporté de deux mois supplémentaires. En ce qui concerne les solutions de rechange à la détention, elle a souligné que les efforts de l’ASFC n’avaient pas été fructueux. Conformément à l’arrêt Brown rendu par la Cour d’appel fédérale, la SI a conclu que les conditions de détention « exceptionnellement difficiles » de M. Mawut militaient en faveur de sa mise en liberté, qu’elles aient contrevenu ou non à l’article 12 de la Charte. Après avoir mis en balance tous ces facteurs, elle a conclu que le maintien en détention de M. Mawut « constituerait une utilisation disproportionnée du pouvoir relatif à la détention dans le contexte de l’immigration ».

[16] Pour ces motifs, la SI a ordonné la mise en liberté de M. Mawut assortie des conditions habituelles, qui comprenaient l’obligation de se présenter toutes les deux semaines au bureau de l’ASFC le plus près et de tenir l’ASFC informée de son adresse résidentielle.

C. La demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre

[17] Le ministre a immédiatement présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SI, et il a présenté une requête en sursis. Mon collègue, le juge Michael Phelan, a accordé l’autorisation et le sursis, et il a ordonné que la demande soit instruite à bref délai (dossier IMM-1443-22).

[18] Le 11 mars 2022, à l’issue d’un contrôle subséquent des motifs de détention par un autre commissaire, la SI a de nouveau ordonné la mise en liberté de M. Mawut et elle a entériné les motifs fournis le 14 février 2022. Le ministre a aussi demandé le contrôle judiciaire de cette nouvelle décision (dossier IMM-2354-22). J’ai suspendu la décision, accordé l’autorisation et ordonné que cette deuxième demande de contrôle judiciaire soit entendue en même temps que la première. Les présents motifs s’appliquent aux deux demandes.

II. La délimitation des questions en litige

[19] Le ministre conteste la décision de la SI pour un large éventail de motifs, qui reflètent l’étendue des sujets traités dans la décision. En ce qui concerne les questions relatives à la Charte, il soutient que la SI n’aurait pas dû suivre le courant jurisprudentiel découlant de l’arrêt CCLA rendu par la Cour d’appel de l’Ontario, dans la mesure où il empêche l’examen de la justification du traitement à l’étape de l’analyse fondée sur l’article 12 de la Charte. Il ajoute que, de toute façon, la SI n’a pas suffisamment tenu compte du contexte de la pandémie de COVID-19 à l’étape de la justification. En ce qui concerne la mise en liberté de M. Mawut, le ministre soutient que la SI a commis pas moins de quatre erreurs susceptibles de contrôle : 1) elle n’a pas clairement expliqué la mesure dans laquelle la décision concernant la mise en liberté découlait d’une violation de la Charte; 2) subsidiairement, la SI a outrepassé le mandat que lui confère la loi; 3) subsidiairement, la SI a néanmoins soupesé déraisonnablement les critères énoncés à l’article 248; et 4) la décision de la SI d’accorder la mise en liberté était contraire à la jurisprudence de la Cour, qui exige que tout danger pour la sécurité publique soit « élimin[é] presque totalement ».

[20] À mon avis, il n’est pas nécessaire d’examiner toutes ces observations. Il est évident que la SI a soigneusement examiné toutes celles qui lui ont été présentées et qu’elle s’est efforcée de fournir des motifs détaillés concernant tous les aspects de ces observations. Toutefois, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, l’accent est mis sur le raisonnement qui a directement amené la SI à ordonner la mise en liberté de M. Mawut. Bien qu’elle ait consacré beaucoup de temps à l’analyse de la question relative à la Charte, la SI a répété que la violation de l’article 12 de la Charte ne constituait pas un motif indépendant pour ordonner la mise en liberté de M. Mawut. Elle s’est plutôt fondée sur le cadre de contrôle des motifs de détention établi dans la Loi, en particulier les critères énoncés à l’article 248.

[21] Quelques extraits de la décision rendue le 14 février 2022 par la SI montrent que les conclusions de celle-ci concernant l’article 12 de la Charte étaient incidentes ou, au mieux, subsidiaires. Au paragraphe 2, elle a mentionné ce qui suit : « la mise en balance des critères énoncés à l’article 248 m’amène à conclure que sa détention est devenue disproportionnée […] ». Aux paragraphes 151 et 152, elle a souligné que la loi lui conférait le pouvoir d’ordonner la mise en liberté d’une personne, ce qui rendait inutile le recours au paragraphe 24(1) de la Charte. De même, au paragraphe 161, elle a déclaré que la réparation appropriée au titre du paragraphe 24(1) importait très peu puisque la mise en liberté était ordonnée par suite de la mise en balance des critères énoncés à l’article 248.

[22] En fait, bien que la SI ait tenu compte de la violation de l’article 12 de la Charte qu’elle avait relevée, elle s’est aussi appuyée sur les conditions dans lesquelles M. Mawut avait été détenu pendant plus d’un an. Aux paragraphes 228 et 229, elle a résumé son raisonnement ainsi :

[…] même si je me trompe en ce qui a trait à la violation de l’article 12 ou à l’absence de justification, les conditions de détention de M. Mawut ont été dans l’ensemble disproportionnées par rapport à l’intérêt que le ministre a à le maintenir en détention, tant pour ce qui est d’assurer sa comparution en vue de son renvoi que pour protéger la sécurité publique. […]

[...] La mise en liberté découle non seulement de la violation, mais aussi des conditions globales exceptionnellement difficiles que M. Mawut a endurées pendant la majeure partie de sa période de détention sous le régime de la LIPR, en plus des autres critères réglementaires que j’ai relevés comme étant favorables à sa mise en liberté. Cumulativement, j’ai conclu que ces critères l’emportent sur l’intérêt du ministre à le maintenir en détention, indépendamment de la légitimité de ces intérêts.

[23] Certes, d’autres passages de la décision peuvent être interprétés comme indiquant que la violation de la Charte avait joué un rôle beaucoup plus déterminant, par exemple la mention, au paragraphe 7, du fait que la mise en liberté de M. Mawut était « prescrite par la Constitution ». Des incohérences occasionnelles comme celles-là peuvent survenir lorsque le décideur fournit des motifs subsidiaires pour une même issue. Néanmoins, lorsque la décision est lue dans son ensemble, il en ressort clairement que la SI n’a pas ordonné la mise en liberté de M. Mawut exclusivement en raison d’une violation de l’article 12 de la Charte. Il ne faut pas perdre de vue que la SI a conclu que, dans l’ensemble, les conditions de détention « exceptionnellement difficiles » de M. Mawut ne constituaient pas une violation de l’article 12.

[24] Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les arguments du ministre concernant la Charte. De plus, compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas d’avis que la SI n’a pas expliqué le fondement de sa décision ou qu’elle a outrepassé la compétence que lui confère la loi. La question centrale est le troisième argument du ministre, qui remet en question le caractère raisonnable de l’exercice de mise en balance des critères énoncés à l’article 248 réalisé par la SI. Par ailleurs, je me pencherai brièvement sur la question de savoir si la SI a omis d’appliquer la jurisprudence de la Cour.

III. Analyse

[25] Comme je ne traiterai pas de la question constitutionnelle, je ferai preuve de retenue à l’égard de la décision de la SI et je l’examinerai selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. La retenue est particulièrement pertinente en ce qui concerne l’évaluation des motifs de détention faite par la SI et sa mise en balance des critères énoncés à l’article 248 : Vavilov, au para 125; voir par ex Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Thavagnanathiruchelvam, 2021 CF 592. Pour reprendre une expression souvent citée, la retenue signifie que les motifs de la SI doivent être examinés avec une « attention respectueuse » : Vavilov, au para 84. Néanmoins, la décision doit être fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, et « la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale » : Vavilov, au para 102.

[26] À mon avis, la décision de la SI est déraisonnable, mais pour des motifs plus restreints que ceux avancés par le ministre.

[27] L’argument fondamental du ministre est que la mise en balance, par la SI, des critères énoncés à l’article 248 du Règlement était déraisonnable. Selon lui, les critères qui militaient en faveur de la détention étaient plus importants que ceux qui militaient en faveur de la mise en liberté. Il reconnaît que les conditions de détention de M. Mawut ont été difficiles, mais il soutient qu’elles s’expliquaient en grande partie par les mesures prises pour lutter contre la pandémie de COVID-19. Malgré la déférence dont il faut faire preuve à l’égard de la SI, il serait déraisonnable de libérer M. Mawut dans ces circonstances.

[28] Je ne suis pas d’accord avec le ministre. L’appréciation des critères militant en faveur de la mise en liberté ou de la détention est un aspect fondamental de la compétence de la SI. Il appartient à celle-ci de décider si un critère l’emporte sur les autres. En effet, dans l’arrêt Brown, au paragraphe 96, la Cour d’appel fédérale a laissé entendre que la durée ou les conditions de détention pouvaient l’emporter sur les autres critères :

Il peut exister des circonstances où une détention, en raison de sa durée ou de ses conditions, compromet tellement le droit à la liberté du détenu qu’elle contrevient aux droits qui lui sont garantis par la Charte et que la mise en liberté est justifiée.

[29] Je souligne que le ministre ne conteste pas l’évaluation faite par la SI de chaque critère, sauf pour dire que la sévérité des conditions de détention de M. Mawut est atténuée par la nécessité de prendre des mesures visant à empêcher la propagation de la COVID-19. La SI a explicitement examiné cette dernière question. Je ne suis pas convaincu qu’elle ait commis une erreur fondamentale dans l’appréciation de la preuve.

[30] Cela ne met toutefois pas fin à l’analyse. Lorsque la SI ordonne la mise en liberté d’une personne qui constitue un danger pour la sécurité publique ou qui présente un risque de fuite, elle doit imposer des conditions aux termes du paragraphe 58(3) de la Loi en vue d’atténuer ces risques. En l’espèce, la SI a déraisonnablement omis de le faire.

[31] Je reconnais la situation difficile dans laquelle s’est trouvée la SI. L’imposition de conditions convenables dépend en grande partie des tentatives faites par l’ASFC pour trouver des solutions de rechange à la détention dans une prison provinciale. Ces tentatives semblent, à leur tour, dépendre de la volonté des organisations provinciales ou privées, comme l’Armée du Salut, d’intégrer M. Mawut à leurs programmes. Cette volonté, ou l’absence de volonté, peut fort bien être tributaire des ressources que l’ASFC consacre aux solutions de rechange à la détention et aux services adaptés pour les détenus de l’immigration souffrant de troubles mentaux. À cet égard, la Cour a déjà souligné « la rareté des ressources à la disposition des détenus de l’immigration souffrant de troubles mentaux » : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c LS, 2019 CF 1454 au para 4.

[32] La SI a volontiers reconnu que les conditions de base qu’elle imposait ne suffisaient pas à atténuer les risques posés par M. Mawut. De plus, elle a déclaré qu’il serait probablement difficile pour M. Mawut de se conformer à ces conditions de base puisqu’il n’a tout simplement pas d’endroit où vivre. Elle s’est même dite disposée à imposer des conditions plus strictes par la suite si un programme de résidence en venait à accepter M. Mawut. Renvoyant à sa décision, la SI a reconnu « qu’il ne s’agi[ssait] pas d’une issue pratique », mais « [qu’il s’agissait] de l’un de ces rares cas où l’aspect pratique doit céder la place au principe ».

[33] Avec égards, j’estime que cet avis est déraisonnable. La décision de la SI ne tient pas compte de la jurisprudence de la Cour qui l’oblige à imposer des conditions de mise en liberté visant à atténuer le danger que M. Mawut constitue pour la sécurité publique. Cela est particulièrement important puisque la SI a conclu que, en ce qui concerne le danger pour la sécurité publique, M. Mawut se situe à l’extrémité supérieure du spectre, une conclusion qu’aucune des parties n’a contestée. Contrairement à la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Suleiman, 2022 CF 286 [Suleiman], il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire dans laquelle il n’existe plus de lien avec un objet intéressant l’immigration et le détenu doit être mis en liberté.

[34] La SI a laissé entendre que le fait de ne pas libérer M. Mawut permettrait au ministre de perpétuer des conditions de détention inacceptables, voire une violation de la Charte. À cet égard, je ne veux pas exclure la possibilité de mettre en liberté un détenu qui constitue un danger pour la sécurité publique dans le cas où l’absence de conditions de détention convenables découle de l’incapacité du ministre à prendre des mesures adéquates et à consacrer des ressources suffisantes pour garantir l’accès à des solutions de rechange à la détention aux fins de l’immigration. Toutefois, la SI ne fait mention d’aucun élément de preuve qui indiquerait que c’est le cas. Plus précisément, rien n’indique que l’Armée du Salut a refusé la candidature de M. Mawut en raison d’une pénurie de ressources.

[35] Je tiens à ajouter que, pour arriver à cette conclusion, je n’ai pas jugé nécessaire de m’appuyer sur l’idée que les conditions de mise en liberté doivent « éliminer presque totalement » tout danger que M. Mawut constituerait pour la sécurité publique. L’expression « éliminer presque totalement » trouve son origine dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lunyamila, 2016 CF 1199, [2017] 3 RCF 428 [Lunyamila], et elle a été reprise dans des décisions subséquentes. Il n’est pas toujours facile d’exprimer un processus décisionnel complexe en quelques mots. Interprété de façon trop littérale, le critère qui consiste à « éliminer presque totalement » le danger est pratiquement impossible à respecter et pourrait empêcher la mise en liberté dès qu’un détenu constitue un danger pour la sécurité publique. Toutefois, ce n’est pas ce que prévoient l’article 58 de la Loi et l’article 248 du Règlement, ni l’arrêt Brown rendu par la Cour d’appel fédérale. Dans le contexte de la mise en liberté sous caution qui, comme la détention aux fins de l’immigration, a un objectif préventif, les conditions doivent « réduire » ou « atténuer » le risque et être « proportionnelle[s] au risque » : R c Zora, 2020 CSC 14 aux para 84, 85 et 89. De plus, je souligne qu’au paragraphe 47 de la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Ali, 2018 CF 552, qui a été rendue après la décision Lunyamila, la Cour a indiqué que le critère à appliquer dans le contexte de la détention aux fins de l’immigration consiste à établir si les « conditions de mise en liberté sont suffisamment solides pour garantir que le grand public ne sera pas exposé à un risque important de préjudice ». Quelle que soit la meilleure façon de formuler le critère, il n’a manifestement pas été respecté en l’espèce. Les conditions de base imposées par la SI n’atténuent en rien le risque et elles ne sont pas proportionnelles au risque que constitue M. Mawut.

IV. Conclusion

[36] La détention de M. Mawut continuera de faire l’objet d’un contrôle mensuel. À cet égard, je formule les commentaires qui suivent.

[37] Il semble que la prémisse tacite de l’ensemble du processus soit que M. Mawut sera renvoyé au Soudan du Sud et que ses problèmes de santé mentale seront traités à la suite de son renvoi. Dans cette perspective, la détention aux fins de l’immigration serait temporaire, et il peut sembler moins urgent de trouver des mesures de soutien qui permettraient la mise en liberté ordonnée de M. Mawut.

[38] Il est vrai que la SI a conclu que le renvoi de M. Mawut demeurait une possibilité. Cependant, comme dans la décision Suleiman, il se pourrait que nous en arrivions à un point où ce ne sera plus le cas. Il n’est pas nécessaire que je m’attarde aux raisons pour lesquelles une telle situation pourrait se produire.

[39] Compte tenu de cette incertitude sous-jacente, il serait prudent que l’ASFC planifie non seulement un scénario dans lequel M. Mawut serait renvoyé rapidement, mais aussi un scénario dans lequel il ne pourrait pas être renvoyé au bout du compte et devrait être réintégré à la société canadienne. La perspective de renvoyer une personne détenue en vertu de la Loi ne dispense pas l’ASFC de la responsabilité de fournir un soutien approprié en santé mentale aux détenus de l’immigration : voir par ex Lee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 344; Lee c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 383. Cela est d’autant plus vrai compte tenu du fait que la détention prolongée, surtout dans des conditions difficiles, peut entraîner la détérioration de la santé mentale.

[40] Un des éléments de base d’un tel plan consisterait à obtenir un diagnostic psychiatrique en bonne et due forme. Il est étonnant qu’une telle évaluation n’ait pas encore été faite et que la SI ait dû rassembler des renseignements épars contenus dans le dossier. Un diagnostic en bonne et due forme permettrait d’évaluer de façon plus précise le danger que constitue M. Mawut et d’avoir une meilleure idée des conditions de vie qui conviendraient.

V. Dispositif

[41] Pour les motifs qui précèdent, les deux demandes de contrôle judiciaire seront accueillies et les décisions de la SI seront annulées. Comme un autre contrôle des motifs de la détention aura lieu sous peu, il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire à la SI pour nouvelle décision.

[42] Le ministre me demande de certifier une question concernant le cadre approprié pour analyser les allégations d’atteinte au droit garanti par l’article 12 de la Charte. Comme cette question n’est pas déterminante, elle ne devrait pas être certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1443-22

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. La décision rendue par la Section de l’immigration le 14 février 2022, ordonnant la mise en liberté du défendeur, est annulée.

3. Aucune question n’est certifiée.

JUGEMENT dans le dossier IMM-2354-22

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. La décision rendue par la Section de l’immigration le 11 mars 2022, ordonnant la mise en liberté du défendeur, est annulée.

3. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

IMM-1443-22

IMM-2354-22

 

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c MAJOK THON MAWUT

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

le 25 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Bernard Assan

Daniel Engel

Zofia Rogowska

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Anthony Navaneelan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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