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Date : 20220324


Dossier : IMM-312-21

Référence : 2022 CF 410

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SHAILENDRAPAL SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Shailendrapal Singh, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 5 janvier 2021 par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentée depuis le Canada au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable. Plus précisément, il affirme que l’agent a commis une erreur dans son analyse des difficultés auxquelles il serait exposé s’il devait retourner à Singapour et qu’il a effectué une évaluation erronée de la preuve.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Les faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen de Singapour âgé de 43 ans. Depuis sa naissance, il est atteint de paralysie cérébrale, une maladie neurologique chronique qui touche le contrôle des mouvements du corps. Le demandeur a des limitations physiques importantes et a besoin d’un déambulateur pour se déplacer.

[5] Les membres de la famille immédiate du demandeur ont tous quitté Singapour pour immigrer au Canada. Le frère du demandeur est citoyen canadien et il a parrainé la mère du demandeur pour qu’elle vienne au Canada en 2015. Le demandeur a accompagné sa mère en tant que visiteur et a obtenu un visa de résident temporaire pour entrées multiples en avril 2017.

[6] Le demandeur vit avec sa famille. Sa mère, son frère et d’autres membres de sa famille immédiate au Canada lui offrent un soutien au quotidien. Le père du demandeur est décédé. Le demandeur affirme qu’il n’a pas de réseau de soutien à Singapour.

[7] Le 4 septembre 2019, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] Dans une décision datée du 5 janvier 2021, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur, au motif que les considérations invoquées étaient insuffisantes pour justifier que la demande soit accueillie.

[9] L’agent a accordé un poids modeste à l’établissement du demandeur, soulignant que plusieurs membres de sa famille se trouvaient au Canada et qu’il avait passé environ neuf ans au Canada depuis sa première visite en février 2001. Cependant, l’agent a conclu que le demandeur avait passé de longues périodes à l’extérieur du Canada, qu’il n’avait jamais travaillé ni étudié au Canada et qu’il démontrait un faible degré d’intégration à la vie communautaire.

[10] L’agent a également accordé un certain poids aux conditions défavorables à Singapour, admettant que la preuve relative aux conditions dans le pays démontrait que les personnes handicapées y étaient victimes de discrimination et qu’elles étaient susceptibles d’y être victimes de stigmatisation sociale. Toutefois, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il [traduction] « a[vait] personnellement fait l’objet de discrimination quand il vivait à Singapour ». L’agent a conclu que la preuve montrait que Singapour prend des mesures pour offrir réparation aux personnes handicapées qui sont victimes de discrimination, et il a conclu que la possibilité d’obtenir réparation réduit les difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé à Singapour.

[11] Enfin, l’agent a pris acte de la documentation selon laquelle le demandeur est atteint de paralysie cérébrale et a besoin du soutien de sa famille, mais il a conclu que la preuve n’était pas claire quant au soutien dont le demandeur a besoin et aux raisons pour lesquelles il ne pourrait pas compter sur le soutien de sa famille paternelle à Singapour. L’agent a accordé un certain poids aux difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il était séparé de sa famille au Canada.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[12] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[13] Les deux parties conviennent que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je conviens que la norme de contrôle applicable aux décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 au para 4; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44-45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16-17).

[14] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes visées (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[15] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[16] Aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à un étranger qui ne se conforme pas à la LIPR si des considérations d’ordre humanitaire le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

A. Les difficultés et les conditions à Singapour

[17] Dans les motifs de sa décision, l’agent a admis la preuve selon laquelle les personnes handicapées font l’objet de discrimination et de stigmatisation sociale à Singapour, mais a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il avait été personnellement victime de discrimination dans ce pays :

[traduction]

[...] le demandeur n’a personnalisé aucun de ces traitements défavorables à l’égard des personnes handicapées à Singapour. Autrement dit, il n’a pas démontré qu’il a personnellement [...] été victime de discrimination quand il vivait à Singapour. Bien qu’il soit probable que la discrimination à l’égard des personnes handicapées existe à Singapour, il ne semble pas que le demandeur en ait été victime. Il se peut que le demandeur ait été victime d’une certaine forme de discrimination à Singapour. Si c’est le cas, il n’en a fourni aucun exemple et n’a pas déclaré avoir cherché à obtenir réparation. Je ne suis pas convaincu qu’il en résulte des difficultés suffisantes pour justifier que sa demande soit accueillie.

[18] Le demandeur fait valoir qu’il a fourni des éléments de preuve objectifs concernant la discrimination à laquelle sont exposées les personnes handicapées à Singapour, qui sont notamment victimes d’abus, de traitement inégal, de stigmatisation sociale, de négligence et de mauvais traitement en milieu de travail. Dans sa demande, il a décrit les incidences directes qu’auraient ces conditions défavorables sur sa capacité de mener une vie normale à Singapour en tant que personne atteinte de paralysie cérébrale, et a affirmé qu’il serait susceptible de faire l’objet de mauvais traitements et de négligence sans le soutien de sa famille immédiate. Le demandeur soutient que le raisonnement de l’agent est injustifié, car il n’a pas véritablement tenu compte de sa situation particulière.

[19] En outre, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en concluant que [traduction] « […] le demandeur n’a personnalisé aucun de ces traitements défavorables à l’égard des personnes handicapées à Singapour ». Le demandeur soutient qu’il n’était pas tenu de démontrer qu’il a été personnellement touché par la situation défavorable dans le pays. Selon lui, il suffisait d’établir qu’il est une personne handicapée et qu’il serait exposé à Singapour aux conditions défavorables décrites dans la preuve. À l’appui de sa position, le demandeur invoque le paragraphe 21 de la décision Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 (Miyir), qui est ainsi libellé :

[21] Une des erreurs notées par notre Cour dans ce domaine concerne la prise en considération erronée d’un risque « personnalisé » dans les demandes pour considérations d’ordre humanitaire. Dans le cas d’une demande d’asile, le demandeur d’asile doit prouver qu’il est exposé à un risque « personnalisé » de persécution auquel n’est pas exposée la population en général. Toutefois, le « risque personnalisé », obligatoire dans l’analyse d’une demande d’asile, n’a pas sa place dans l’analyse d’une demande CH, comme l’a expliqué la juge Gleason : « Il est à la fois fautif et déraisonnable, dans le cadre d’une analyse [CH], d’exiger d’un demandeur qu’il prouve que les circonstances qu’il devra affronter ne sont pas généralement celles que doit affronter la population dans son pays d’origine » [Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 (Diabate) au paragraphe 36]; c’est un principe auquel notre Cour continue de souscrire (Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration) [sic], 2017 CF 69, au paragraphe 12).

[20] Mon collègue le juge McHaffie a confirmé ce qui précède au paragraphe 11 de la décision Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 (Caleb) :

[11] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a souligné qu’un demandeur qui fait valoir des motifs d’ordre humanitaire n’a pas à démontrer qu’il a été personnellement touché ou ciblé par des conditions défavorables dans le pays : Kanthasamy aux para 52 à 56; Isesele c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 222 au para 16. De la même façon, et contrairement à une appréciation effectuée aux termes de l’article 97, les éléments de preuve montrant un risque auquel est exposée toute la population dans le pays d’origine peuvent quand même être pertinents dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire : Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 aux para 32 et 33; Miyir aux para 21, 29 et 30.

[21] Le défendeur fait valoir qu’il incombait au demandeur de fournir suffisamment d’éléments de preuve concernant les difficultés alléguées pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations humanitaires, une mesure hautement discrétionnaire, et qu’il était raisonnable que l’agent conclue qu’il n’y avait pas suffisamment de renseignements sur l’expérience personnelle du demandeur à Singapour pour justifier une dispense (Nicayenzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 595 aux para 15-16, citant Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 45).

[22] Le défendeur soutient que, mis à part le fait qu’il est atteint de paralysie cérébrale, le demandeur n’a fourni que peu d’exemples précis, voire aucun, de ce qu’était sa vie quotidienne à Singapour lorsqu’il n’était pas accompagné de son frère ou de sa mère. Le défendeur prétend que le demandeur doit être en mesure d’établir un lien entre sa situation personnelle et les conditions dans le pays et de montrer que celles-ci auraient une incidence néfaste directe sur lui (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 10 aux para 24-25; Khalifa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 47 aux para 48-50, où la Cour a analysé la décision Pierre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 825).

[23] Je ne suis pas d’accord. Je constate que la jurisprudence citée par le défendeur est antérieure à l’arrêt Kanthasamy, qui est venu modifier la méthode d’évaluation des difficultés dans le cadre des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a établi que des inférences peuvent être tirées des actes discriminatoires perpétrés contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles que le demandeur, et que le paragraphe 25(1) de la LIPR n’exige pas que le demandeur démontre qu’il sera personnellement visé (aux para 53-56).

[24] Dans ses observations, le demandeur a expliqué que sa situation particulière et son handicap permanent auraient une incidence sur sa vie quotidienne et feraient en sorte qu’il éprouverait des difficultés importantes à Singapour s’il devait y retourner sans pouvoir compter sur le soutien de sa famille. Contrairement à ce qu’avance le défendeur, j’estime que les observations du demandeur établissent en fait un lien entre sa situation personnelle et celle des personnes qui font l’objet de discrimination fondée sur un handicap à Singapour. Conformément à l’arrêt Kanthasamy et à la jurisprudence de notre Cour postérieure à cet arrêt (voir Miyir, aux para 17-21; Caleb, au para 11; Quiros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1412 aux para 30-31), je conclus que l’agent a commis une erreur en exigeant que le demandeur démontre qu’il avait été personnellement victime de discrimination à titre de personne handicapée à Singapour.

[25] De plus, le demandeur soutient que l’agent n’a pas évalué le caractère adéquat des mécanismes de protection offerts par l’État aux personnes handicapées à Singapour. Soulignant les efforts déployés par le gouvernement de Singapour pour améliorer la situation des personnes handicapées, l’agent a indiqué ce qui suit dans sa décision : [traduction] « Je conclus que la possibilité d’obtenir réparation réduit les difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé à Singapour. » Le demandeur soutient que l’agent a omis d’examiner si les initiatives du gouvernement de Singapour ont réellement amélioré la situation des personnes handicapées en matière de droits de la personne.

[26] Je suis d’accord avec le demandeur. Le simple fait que le gouvernement de Singapour adopte des lois ou prend certaines initiatives ne démontre pas que les personnes handicapées bénéficient d’une protection adéquate ou que leur situation s’est améliorée. Notre Cour l’a confirmé dans la décision Ramesh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 778, au paragraphe 20 :

[20] Le fait que l’agent se soit fié uniquement aux efforts du gouvernement visant à induire des changements est une erreur susceptible de révision. L’agent doit aller au-delà des efforts ou changements mis en œuvre par un État et déterminer les effets que ceux-ci ont produits sur les conditions réelles de la société. Une analyse qui en fait abstraction comporte des lacunes (voir la décision Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1290, au paragraphe 9) :

[9] La Cour estime qu’il était déraisonnable pour l’agent de ne pas avoir traité dans ses motifs de ces éléments de preuve contradictoires et de ne pas y avoir inclus une appréciation du caractère adéquat des efforts du gouvernement visant à améliorer la situation des Afro‑Colombiens en Colombie. Contrairement aux affaires concernant la protection de l’État, l’agent est tenu d’apprécier l’existence probable de difficultés qui sont susceptibles de se présenter, plutôt que de se limiter aux seuls efforts déployés par l’État pour contrer ces difficultés.

[27] Dans l’ensemble, je conclus que l’agent a commis des erreurs susceptibles de contrôle qui rendent déraisonnable son analyse des difficultés.

B. L’approche et l’évaluation de la preuve erronées

[28] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a décrit les considérations d’ordre humanitaire comme étant « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au para 13, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 (Chirwa), à la p 364). Le demandeur soutient que l’analyse de l’agent ne porte que sur les difficultés plutôt que sur les facteurs d’ordre humanitaire dans leur ensemble, comme l’exige l’approche énoncée dans l’arrêt Chirwa et confirmée dans l’arrêt Kanthasamy (Kanthasamy, au para 21; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 33; Lobjanidze c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1098 aux para 12-15).

[29] Le demandeur soutient en outre que l’agent est arrivé à la conclusion illogique que rien n’indiquait que le demandeur avait besoin du soutien de sa famille, et qu’il a commis une erreur en supposant que le demandeur pourrait recevoir un soutien de sa famille élargie à Singapour. Dans sa décision, l’agent affirme ce qui suit :

[traduction]

[…] Le demandeur affirme qu’il a besoin du soutien de sa famille, puisqu’il est seul et qu’il n’a personne pour s’occuper de lui. Je constate que, bien que la plupart des membres de la famille maternelle du demandeur ont immigré au Canada, les membres de sa famille paternelle vivent toujours à Singapour. La question qui se pose est celle de savoir de quel genre de soutien le demandeur a réellement besoin ou pourquoi les membres de sa famille paternelle ne pourraient pas le lui offrir. Le soutien que les membres de la famille du demandeur lui fournissent n’est décrit nulle part, et la lettre [de 2019] du médecin ne précise pas non plus le genre de surveillance et d’aide dont il a besoin.

[30] Le demandeur fait remarquer que, dans sa décision, l’agent renvoie à la preuve selon laquelle le demandeur peut accomplir [traduction] « des tâches de base » par lui-même et reconnaît « que le demandeur est atteint de paralysie cérébrale et qu’il s’agit d’un problème de santé grave », mais conclut néanmoins que la preuve n’est pas claire quant à l’aide dont le demandeur a besoin de la part de sa famille. Le demandeur soutient que cette conclusion n’est pas étayée par une analyse rationnelle, en particulier au vu de la preuve médicale qui date de plusieurs années et qui décrit l’étendue des limitations du demandeur. La lettre du médecin qui date de 2019 confirme que ces limitations existent toujours et que le demandeur a besoin [traduction] « de soutien et de surveillance » de la part de sa famille.

[31] Le demandeur affirme en outre que l’agent n’a pas évalué sa demande de dispense du point de vue de la réunification de la famille et du soutien essentiel dont il a besoin de la part de sa famille au Canada pour composer avec son handicap — un soutien qu’il n’aurait pas à Singapour. Invoquant la décision Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386, le demandeur insiste sur le fait que les agents chargés de trancher les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont tenus d’examiner tous les facteurs d’ordre humanitaire, y compris la réunification des familles (aux para 23-24).

[32] Le défendeur fait valoir que les décideurs raisonnables qui appliquent l’approche retenue dans l’arrêt Kanthasamy, qui nécessite une certaine analyse subjective des facteurs d’ordre humanitaire, pourraient en venir à une autre conclusion en soupesant la même preuve et les mêmes observations (Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 18).

[33] Le défendeur soutient que la lettre du médecin qui date de 2019 contient peu de renseignements sur l’état de santé actuel du demandeur et sur l’aide dont il a besoin, en particulier de la part de sa mère et de son frère au Canada. Le défendeur soutient que, puisque la demande du demandeur était fondée sur l’absence de soutien familial à Singapour, il était raisonnable que l’agent se demande de quel type de soutien le demandeur avait réellement besoin ou pourquoi les membres de sa famille à Singapour ne pourraient pas le lui offrir. Le défendeur affirme que les questions formulées par l’agent au sujet des membres de la famille paternelle du demandeur sont logiques et ne sont pas hypothétiques, puisqu’elles découlent d’un manque d’éléments de preuve concernant la vie du demandeur à Singapour.

[34] À mon avis, il ressort clairement de la preuve présentée à l’agent que le demandeur est atteint de paralysie cérébrale, une maladie qui nuit à ses activités quotidiennes et à sa capacité de subvenir à ses besoins. Il ressort aussi clairement de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que le demandeur dépend en grande partie de sa mère et de son frère au Canada et qu’il n’a pas de réseau de soutien à Singapour.

[35] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a indiqué ce qui suit : [traduction] « Je n’ai personne à Singapour et je dépends en grande partie de ma mère, de mon frère et des membres de ma famille immédiate pour combler mes besoins affectifs » et « Je n’ai pas de réseau de soutien pour m’aider à Singapour, mais au Canada je dispose d’un soutien familial illimité. » Dans sa déclaration de soutien, la mère du demandeur a écrit ce qui suit : [traduction] « Je veux rester au Canada en tant que résidente permanente et demeurer près de ma famille et de mes amis, mais je ne peux pas le faire, car je ne peux pas laisser mon fils handicapé se débrouiller seul à Singapour, […] où il n’a personne pour prendre soin de lui. » Enfin, dans sa déclaration de soutien, le frère du demandeur a affirmé ce qui suit : [traduction] « [Le demandeur] a besoin d’être avec sa famille ici au Canada, car il ne peut pas se débrouiller seul ni vivre seul sans le soutien de ses proches. »

[36] Au vu de ces éléments de preuve, j’estime que l’agent n’a pas tenu compte adéquatement du rôle de soutien particulier que la mère et le frère du demandeur jouent dans la vie du demandeur. À mon avis, le soutien à long terme fourni par la famille immédiate du demandeur au Canada ne peut pas être remplacé par le soutien que la famille paternelle du demandeur à Singapour pourrait et voudrait peut-être lui offrir, un soutien qui est purement hypothétique. Il n’est pas justifié de présumer que des membres de la famille à Singapour pourraient fournir au demandeur les soins dont il a besoin.

[37] Dans l’ensemble, je conclus que l’agent n’a pas effectué une analyse globale des facteurs d’ordre humanitaire du demandeur, comme l’exige l’approche établie par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy (au para 25) et qu’il n’a pas non plus tenu compte adéquatement des éléments d’ordre humanitaire propres à la situation du demandeur, notamment de sa dépendance à l’égard de sa famille au Canada en raison de son handicap permanent et des difficultés particulières auxquelles il serait exposé à Singapour en tant que personne handicapée sans soutien familial. La décision contestée ne peut être maintenue.

V. Conclusion

[38] Dans les motifs de sa décision, l’agent n’a pas tenu adéquatement compte des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé à Singapour en tant que personne vivant avec un handicap grave, ni des difficultés associées à la séparation d’avec sa famille, qui l’aide au quotidien. Je conclus donc que la décision de l’agent est déraisonnable. Aucune question à certifier n’a été soulevée, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-312-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-312-21

 

INTITULÉ :

SHAILENDRAPAL SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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