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Date : 20220331


Dossier : IMM‑6133‑20

Référence : 2022 CF 447

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 31 mars 2022

En présence de madame la juge Rochester

Dossier : IMM‑6133‑20

ENTRE :

LASZLONE BALOGH

LASZLO BALOGH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Laszlone Balogh et Laszlo Balogh, sont des citoyens de la Hongrie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 2 mars 2020 par laquelle un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté leur demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] au motif que les demandeurs n’avaient produit aucun élément de preuve pour corroborer l’allégation selon laquelle ils seraient exposés à un risque de persécution ou de préjudice s’ils retournaient en Hongrie [la décision relative à l’ERAR].

I. Le contexte

[2] En janvier 2010, Mme Balogh, alors âgée de 18 ans, est arrivée au Canada avec sa mère et a présenté une demande d’asile. En mars 2010, M. Balogh, qui était âgé de 18 ans, est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile. Les demandeurs se sont rencontrés au Canada pendant le traitement de leurs demandes d’asile. Ils ont par la suite retiré leurs demandes d’asile en 2012 et sont retournés en Hongrie.

[3] En 2016, le fils des demandeurs, Szantino, est né en Hongrie.

[4] Les demandeurs allèguent que, avant leur arrivée au Canada en 2010 et après leur retour en Hongrie en 2012, ils ont été victimes de discrimination contre les Roms en ce qui a trait au logement, aux soins de santé, à l’éducation et à l’emploi et ont subi des actes de violence et de harcèlement.

[5] En 2018, les demandeurs et leur fils ont quitté la Hongrie pour se rendre au Canada, où ils sont arrivés le 16 juin 2018. Ils ont tenté de présenter de nouvelles demandes d’asile à leur arrivée à l’aéroport, mais seul leur fils Szantino était admissible à présenter une telle demande.

[6] La demande d’asile de Szantino, qui était alors âgé de moins de deux ans, a été entendue le 23 novembre 2018. Les demandeurs ont déposé des éléments de preuve et Mme Balogh a témoigné. Après l’audience, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rendu une décision le jour même [la décision de la SPR]. La SPR a rendu ses motifs oralement, a conclu que Szantino était un réfugié au sens de la Convention et a accueilli sa demande d’asile au Canada.

[7] Les demandeurs ont déposé leur demande d’ERAR en décembre 2018. En janvier 2019, ils ont présenté les mêmes éléments de preuve qu’ils avaient soumis à la SPR pour appuyer la demande d’asile de Szantino. Toutefois, aucune audience n’a été tenue et Mme Balogh n’a pas témoigné. Le 2 mars 2020, l’agent a rejeté la demande d’ERAR dans une longue décision écrite.

[8] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis un certain nombre d’erreurs, notamment les suivantes : il a miné leur crédibilité; il n’a pas convoqué d’audience; il n’a pas apprécié de façon cohérente la question de savoir s’ils étaient exposés à de la discrimination équivalant à de la persécution en Hongrie; il a conclu à tort que les demandeurs bénéficieraient de la protection de l’État sans avoir apprécié convenablement l’efficacité réelle de la protection de l’État, et il n’a pas fait la distinction entre la situation des demandeurs et celle de leur fils Szantino.

[9] Le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État en Hongrie au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants et qu’ils n’avaient pas non plus présenté des éléments de preuve pour corroborer leur allégation de discrimination. Il avance que l’agent a pris en considération de façon appropriée les décisions favorables qu’avait rendues la SPR à l’égard de Szantino et d’autres membres de la famille de Mme Balogh. Il affirme que la décision de 24 pages de l’agent est exhaustive et qu’elle traite de toutes les allégations cumulatives soulevées par les demandeurs.

II. La norme de contrôle

[10] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable, telle qu’elle a été énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], s’applique à toutes les questions en litige, à l’exception d’une seule.

[11] Les parties divergent d’opinion en ce qui a trait à la décision de l’agent de ne pas tenir une audience. Les demandeurs, dans les observations écrites qu’ils ont déposées à l’appui de leur demande d’ERAR, ont demandé qu’une audience soit convoquée si la preuve était insuffisante, si l’agent avait besoin de précisions, ou s’il avait besoin d’explications concernant des contradictions ou des incohérences. Ces observations étaient formulées de la manière suivante :

[traduction]
Ces jeunes parents croient fermement et sincèrement qu’ils seront exposés à une menace à leur vie s’ils doivent retourner en Hongrie. Bien que j’estime que les éléments de preuve joints à la présente sont plus que suffisants pour justifier l’octroi de l’asile à ces demandeurs, je vous demande, advenant le cas où vous ne seriez pas du même avis, de convoquer une audience en présence des conseils des parties, en application de l’alinéa 113b) de la LIPR et de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Il est contraire aux règles de justice naturelle et d’équité procédurale de tirer une conclusion quant à la crédibilité de Laszlo et Laszlone sans leur donner la possibilité de présenter une réponse. Les demandeurs d’asile doivent avoir la possibilité de clarifier la preuve et d’expliquer toute contradiction ou incohérence apparente qu’elle contient. [Notes de bas de page omises.]

[12] Les demandeurs soutiennent que la norme de la décision correcte s’applique, car la décision de ne pas tenir une audience constitue un manquement à l’équité procédurale, en particulier lorsqu’une audience est demandée. Le défendeur fait valoir que, même si la jurisprudence n’est pas arrêtée sur ce point, la norme de la décision raisonnable devrait s’appliquer.

[13] Je reconnais que la jurisprudence est partagée sur ce point et que, dans certains cas, la Cour a conclu que cette question relève de l’équité procédurale et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (voir Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 aux para 10‑13; Nadarajan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 403 aux para 12‑17; Nur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 951 au para 8; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 534 aux para 16‑20 [Khan]; Mamand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 818 au para 19).

[14] Dans d’autres affaires, la Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable au motif qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit (Kioko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 717 aux para 17‑19 [Kioko]; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 12‑17; Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763 aux para 11‑12 [Hare]; Balog c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 605 au para 24 [Balog]).

[15] Il existe une troisième catégorie d’affaires : celles où la cour applique la norme de contrôle convenue par les parties. Dans l’affaire Forbes c Canada (Citoyenneté, Immigration et Réfugiés), 2021 CF 1306 (au para 17), les parties se sont entendues pour dire que la norme de la décision correcte s’appliquait à la décision d’un agent de ne pas tenir une audience, et la Cour a donc appliqué cette norme pour cette raison. Dans l’affaire Onyekweli‑Ugeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1138 (aux para 16‑19), les parties ont toutes deux proposé l’application de la norme de la décision raisonnable, et la Cour a donc choisi d’adopter cette norme pour cette raison.

[16] Après avoir examiné la jurisprudence, je suis d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de l’agent de ne pas tenir une audience dans le contexte de la demande d’ERAR des demandeurs. Je souscris au raisonnement de ma collègue la juge Strickland dans l’affaire Hare et je m’en inspire :

[11] Je reconnais que la jurisprudence n’est pas arrêtée quant à la question de savoir si la décision de tenir une audience constitue une question d’équité procédurale, ce qui entraînerait l’application de la norme de la décision correcte, ou une question mixte de fait et de droit, laquelle commande la norme de la décision raisonnable (voir Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 au par. 12 [Huang 2018]). Toutefois, j’ai déjà statué, et je suis encore d’avis, que la norme de la décision raisonnable s’applique, parce que, comme il a été souligné dans Ikechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 361, au par. 26, l’agent d’ERAR décide s’il y a lieu de tenir une audience en examinant la demande d’ERAR en fonction des exigences énoncées à l’alinéa 113b) de la LIPR et des facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement. Ainsi, l’application de l’alinéa 113b) est essentiellement une question mixte de fait et de droit (voir, par exemple, Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737, au par. 40, et Gjoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 FC 292, au par. 12).

[17] Le raisonnement suivi dans l’affaire Hare a récemment été adopté par ma collègue la juge Walker dans l’affaire Balog :

[24] Mme Balog soutient également que l’agent d’ERAR a contrevenu à son droit à l’équité procédurale en tirant des conclusions voilées en matière de crédibilité sans ordonner la tenue d’une audience. Mme Balog fait valoir que la Cour doit contrôler le défaut de tenir une audience selon la norme de la décision correcte, mais je ne suis pas d’accord. La norme du caractère raisonnable s’applique à la décision de l’agent de tenir ou non une audience dans le cadre de son examen de la demande d’ERAR. L’agent prend cette décision au titre de l’alinéa 113b) de la LIPR et des facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763, aux para 11‑12, citant Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au para 12).

[18] Je souscris en outre au raisonnement du juge LeBlanc dans l’affaire Kioko, qui explique que le fait de décider de tenir ou non une audience dans le contexte d’une demande d’ERAR est une question mixte de fait et de droit, et une question à l’égard de laquelle le ministre, appelé ici à interpréter sa propre loi habilitante, a une expertise (para 18). Par conséquent, de telles décisions justifient la retenue (para 19).

[19] Dans l’affaire Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 708, le juge de Montigny a examiné la question de savoir si l’affaire relève de l’équité procédurale ou si la norme de la décision raisonnable doit être appliquée, et a conclu que la décision de tenir ou non une audience est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[27] Selon ces dispositions, la décision de tenir une audience n’est pas prise de façon abstraite, suivant l’interprétation que donne chaque agent aux exigences liées à l’équité procédurale. Bien au contraire, l’agent tranche cette question en appliquant les facteurs prescrits à l’article 167 du Règlement aux faits de la cause dont il est saisi. En conséquence, il s’agit indéniablement d’une question mixte de faits et de droit que l’agent ERAR est habilité à trancher. En conséquence, je suis d’avis que la décision de tenir ou de ne pas tenir d’audience, du moins dans le contexte d’un ERAR, commande la déférence et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[20] L’application de la norme de la décision raisonnable trouve, à mon avis, un appui supplémentaire dans les directives données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov :

[25] [...] À notre avis, il y a maintenant lieu d’affirmer que chaque fois qu’une cour examine une décision administrative, elle doit partir de la présomption que la norme de contrôle applicable à l’égard de tous les aspects de cette décision est celle de la décision raisonnable. Si cette présomption vise l’interprétation de sa loi habilitante par le décideur administratif, elle s’applique aussi de façon plus générale aux autres aspects de sa décision.

[21] Je suis donc d’avis que, dans le contexte de l’examen d’une demande d’ERAR, il est approprié d’examiner la décision d’un agent de tenir ou non une audience au regard de la norme de la décision raisonnable. Lorsqu’il prend une telle décision, l’agent applique les facteurs prescrits à l’article 167 du Règlement aux faits de la cause dont il est saisi.

[22] La question qui se pose est de savoir si la norme de contrôle à appliquer est différente lorsqu’un demandeur sollicite une audience. Je suis d’avis que non. Comme je l’ai mentionné précédemment, les demandeurs avaient demandé à ce qu’une audience soit tenue si la preuve n’était pas suffisante ou posait problème (par exemple, si elle contenait des contradictions ou des incohérences) et si des doutes quant à la crédibilité étaient soulevés. Les demandeurs font valoir que [traduction] « l’agent a manqué à l’équité procédurale lorsqu’il a fait abstraction de [leur] demande d’audience et n’a pas convoqué une audience ». En termes clairs, le fait de présenter une demande d’ERAR ne permet pas d’exiger de plein droit la tenue d’une audience (Hare au para 19). Le simple fait de demander une audience ne donne pas droit à la tenue d’une audience. Qui plus est, le rejet d’une telle demande ne constitue pas automatiquement (i) un manquement à l’équité procédurale ou (ii) une décision déraisonnable.

[23] À mon avis, il vaut mieux présenter la question de la façon suivante. L’alinéa 113b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] confère le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Les trois facteurs réglementaires à prendre en compte sont énoncés à l’article 167 du Règlement. Ils sont les suivants :

Facteurs pour la tenue d’une audience

Hearing — prescribed factors

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[24] Par conséquent, la tenue d’une audience est généralement requise si des éléments de preuve importants pour la prise de la décision soulèvent des doutes quant à la crédibilité et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifient que la demande soit accueillie (Hare au para 20). L’article 167 du Règlement devient opérant lorsque la crédibilité est remise en question d’une façon qui peut donner lieu à une décision défavorable (Tekie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 27 au para 16). La question qui se pose alors est de savoir si un agent avait des motifs de s’intéresser aux facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement et, le cas échéant, s’il devait les prendre en considération. Si les doutes quant à la crédibilité sont importants pour la prise de la décision au point où l’article 167 du Règlement devient opérant, il serait déraisonnable qu’un agent ne tienne pas compte de la pertinence de tenir une audience.

[25] Une demande d’audience ne fait pas naître le besoin de tenir une audience. Les facteurs prescrits à l’article 167 du Règlement peuvent s’appliquer ou non aux faits d’une cause. Si la crédibilité n’est pas remise en question, il devrait alors être raisonnable pour un agent de refuser de tenir une audience, peu importe si une audience a été demandée ou non. La Cour a conclu par le passé qu’un agent n’est pas tenu d’expliquer le motif pour lequel il n’a pas tenu d’audience si la question de la crédibilité n’était pas en cause (Ghavidel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 939 au para 25 [Ghavidel]; Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 653 au para 14; Forbes c Canada (Citoyenneté, Immigration et Réfugiés), 2021 CF 1306 aux para 29‑31 [Forbes]). Le juge de Montigny a fait remarquer que le fait de rendre une telle explication obligatoire ajouterait au fardeau déjà lourd des agents d’ERAR (Ghavidel au para 25). Cela est d’autant plus vrai « lorsqu’une lecture attentive des motifs indique clairement que la question de la crédibilité n’était pas en cause » (Ghavidel au para 25). Bien qu’il soit sans doute préférable qu’un agent tienne compte d’une demande d’audience dans les motifs de sa décision (Ghavidel au para 25), l’omission de l’agent d’aborder une telle demande, lorsqu’une conclusion de crédibilité déguisée n’était pas déterminante ou que la question de la crédibilité n’était pas en cause, ne suffit pas pour rendre la décision dans son ensemble déraisonnable ou inéquitable sur le plan procédural (Hare aux para 32‑36; Forbes au para 31).

III. Analyse

[26] J’examinerai d’abord l’argument des demandeurs selon lequel l’agent devait prendre en compte leur demande d’audience et expliquer pourquoi il avait décidé de ne pas tenir une audience, ainsi que leur argument selon lequel le défaut de répondre à cette demande constituait un manquement à l’équité procédurale. Je suis d’avis que, le fait que les demandeurs ont fait la demande citée au paragraphe 11 des présents motifs n’impose pas, en soit, une obligation à l’agent de répondre à cette demande et de tenir une audience. Comme je l’ai expliqué en détail à la section II du présent jugement, une telle demande ne donne pas droit à une audience; au contraire, ce sont les facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement qui permettent au ministre (ou à l’un de ses représentants) de décider s’il exerce son pouvoir discrétionnaire d’accorder une audience. De plus, je ne suis pas d’accord avec les demandeurs lorsqu’ils affirment que le fait de ne pas répondre à une telle demande constitue un manquement à l’équité procédurale.

[27] J’examinerai maintenant les observations des demandeurs selon lesquelles l’agent a tiré de nombreuses conclusions voilées en matière de crédibilité et, parce que des conclusions quant à la crédibilité ont été tirées, une audience aurait dû être tenue. Le défendeur fait valoir qu’aucune [traduction] « question importante de crédibilité » n’a été soulevée et que les conclusions de l’agent étaient plutôt fondées sur le caractère insuffisant de la preuve et non sur la crédibilité.

[28] Pour trancher cette question, il faut établir si une conclusion quant à la crédibilité a été tirée et, le cas échéant, si celle‑ci était essentielle ou déterminante eu égard à la décision (Hare au para 21). Autrement dit, il faut se demander si, à la lumière des faits de l’espèce et des facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement, il était nécessaire de tenir une audience.

[29] L’un des facteurs à prendre en compte en l’espèce est la décision qu’a rendue la SPR à l’égard de la demande d’asile de Szantino. Comme je l’ai mentionné au paragraphe 6 des présents motifs, la SPR a accueilli la demande d’asile du fils des demandeurs, qui était un bambin à l’époque. Les demandeurs ont en fait présenté les mêmes éléments de preuve qu’ils avaient soumis lors de leur demande d’ERAR pour étayer la demande d’asile de Szantino. La seule différence est que, dans le contexte de la demande d’asile du fils des demandeurs, la SPR a tenu une audience et Mme Balogh a témoigné.

[30] Dans la décision de la SPR concernant la demande d’asile de Szantino, qui est brève et a été rendue de vive voix, le commissaire a fait observer que [traduction] « [la] preuve était entachée d’irrégularités et soulevait des doutes quant à la crédibilité », mais il n’a pas donné plus de détails sur la nature de ces doutes. Le commissaire de la SPR a mentionné à deux reprises les doutes qu’il avait quant à la crédibilité. Il s’est également appuyé sur le témoignage de Mme Balogh ainsi que sur les éléments de preuve présentés pour déduire que Szantino avait une crainte subjective. En dépit des [traduction] « irrégularités et [des] doutes quant à la crédibilité » qu’il avait soulevés, le commissaire a tiré la conclusion suivante :

[traduction]
Compte tenu des éléments subjectifs et objectifs sur lesquels repose la crainte de persécution du demandeur d’asile, notamment en ce qui a trait à son origine ethnique et à l’absence d’une protection adéquate de l’État ou d’une possibilité de refuge intérieur, je suis d’avis, tout bien considéré, que le demandeur d’asile a établi qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution en Hongrie, et je conclus donc qu’il est un réfugié au sens de la Convention et j’accueille sa demande d’asile au Canada.

[31] La demande d’asile de Szantino a été accueillie, mais il ressort clairement de la décision de la SPR que cette dernière avait des réserves concernant la crédibilité, au regard de la preuve qui avait été produite.

[32] Dans la décision relative à l’ERAR, l’agent a mentionné les avis de décision favorable qu’avait transmis la SPR au fils des demandeurs ainsi qu’à la sœur et au beau‑frère de Mme Balogh. L’agent a déclaré qu’une demande d’ERAR doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres et de la situation personnelle des demandeurs, et je suis du même avis.

[33] Les demandeurs s’appuient sur la décision Pardo Quitian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 846 [Pardo Quitian], dans laquelle la Cour n’a pas expliqué pourquoi les demandes d’asile avaient été traitées différemment :

[52] [...] [La SPR] n’a pas analysé les demandes d’asile du frère, de la mère ou de la sœur de la demanderesse principale, malgré leur similitude avec la demande présentée par les demandeurs. Chaque demande d’asile doit être appréciée selon des faits qui lui [sont] propres, et l’accueil des demandes d’autres membres de la famille ne mène pas automatiquement à l’accueil de la demande présentée par un demandeur, mais le décideur doit fournir quelques explications s’il traite différemment les demandes d’asile [...]. [Renvois omis.]

[34] Je suis d’accord avec le défendeur pour affirmer que, contrairement à ce qui s’est produit dans l’affaire Pardo Quitian, l’agent a tenu compte des demandes d’asile des autres membres de la famille et a fourni une explication, quelque peu brève, en ce qui concerne les décisions différentes qui ont été rendues à leur égard. L’agent a mentionné un certain nombre de différences, dont la situation particulière des demandeurs et les sources documentaires indépendantes qui ont été consultées pour en arriver à la décision relative à l’ERAR. En toute justice, je dois dire qu’il aurait été difficile pour l’agent d’effectuer une comparaison approfondie de ces autres décisions avec la décision de la SPR et de faire ressortir les incohérences, étant donné la brièveté des motifs rendus oralement par la SPR.

[35] À mon avis, cependant, la crédibilité était en cause. Sachant que, au vu des mêmes éléments de preuve, la SPR a jugé que des questions de crédibilité se posaient, et qu’elle a au bout du compte accueilli la demande d’asile de Szantino après avoir entendu le témoignage de Mme Balogh, je crois que la crédibilité était également en cause dans la décision relative à l’ERAR. Cette inférence est justifiée si l’on tient compte de certaines des conclusions de l’agent. J’ouvre ici une parenthèse pour signaler que l’article 167 du Règlement, précité, fait référence à une « question importante » en ce qui concerne la crédibilité du demandeur. La simple possibilité qu’un agent ait pu tenir compte de la crédibilité d’un demandeur d’asile ne transforme pas la crédibilité en une « question sérieuse » ni ne constitue une conclusion déguisée concernant la crédibilité au sens où l’entend la jurisprudence de notre Cour (Gandhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1132 au para 41). Une question importante liée à la crédibilité doit être soulevée.

[36] D’après le défendeur, l’agent n’a jamais tiré de conclusion, voilée ou autre, en ce qui a trait à la crédibilité des demandeurs; la preuve présentée était tout simplement insuffisante. La distinction entre une conclusion d’insuffisance de la preuve et une conclusion quant à la crédibilité n’est pas toujours limpide (Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 au para 30 [Ahmed]; Forbes au para 24). De plus, dans certaines affaires, une conclusion selon laquelle la preuve est insuffisante a en réalité été utilisée comme moyen de déguiser ou « d’énoncer en termes voilés » une conclusion inexpliquée quant à la crédibilité (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 35). Je trouve fort intéressants les commentaires formulés par le juge Norris dans la décision Ahmed au sujet de la distinction entre le caractère suffisant et la crédibilité :

[31] Les décideurs qui ont à tirer des conclusions de fait sont souvent tenus de soupeser les éléments de preuve présentés et, avec comme toile de fond le fardeau et la norme de preuve, d’en déterminer le caractère suffisant par rapport aux questions en litige. Les évaluations de la crédibilité peuvent être un facteur important lorsqu’il est question de soupeser une preuve. Cependant, un décideur peut également conclure qu’une preuve est insuffisante sans qu’il faille en évaluer la crédibilité. Un critère utile dans le présent contexte est le suivant : il appartient à la cour de révision de se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve. [...] [Renvois omis.]

[37] En l’espèce, l’agent semble avoir eu des doutes par rapport à la crédibilité des demandeurs à maintes reprises. Autrement dit, l’agent semblait douter de la véracité de certains éléments de preuve.

[38] Premièrement, l’agent a remis en question le témoignage de M. Balogh, dans lequel ce dernier affirmait avoir quitté le Canada et s’être désisté de sa demande d’asile en 2012 parce que le père de Mme Balogh était malade. L’agent s’est demandé pourquoi les demandeurs avaient déménagé dans une ville située à une telle distance du père de Mme Balogh, alors qu’ils avaient retiré leur demande d’asile pour prendre soin de lui. L’agent a conclu que si les demandeurs craignaient d’être persécutés ou de subir un préjudice en Hongrie, ils n’y seraient pas retournés malgré l’état de santé du père de Mme Balogh.

[39] Deuxièmement, Mme Balogh a fait valoir que des membres de sa famille, des amis et elle avaient été agressés par des skinheads dans une boîte de nuit et avaient subi plusieurs blessures. La police était intervenue, et lorsque Mme Balogh a tenté de se faire soigner à l’hôpital, on a refusé de lui prodiguer des soins parce que la police avait indiqué que ses blessures n’étaient pas assez graves. L’agent a déclaré que Mme Balogh n’avait pas présenté d’éléments de preuve à l’appui (comme une copie du rapport de police, des rapports médicaux, des documents judiciaires ou des affidavits souscrits par les personnes mêlées à cette agression) ni expliqué comment la police aurait pu dire au personnel de l’hôpital de ne pas la soigner ou pourquoi l’hôpital aurait refusé de lui prodiguer des soins en s’appuyant sur l’évaluation qu’avait faite un policier de ses blessures.

[40] Troisièmement, l’agent a souligné que Mme Balogh avait affirmé que leur voiture avait été vandalisée à de [traduction] « nombreuses reprises » en 2016 et que, dans certains cas, un message anti‑Roms avait été laissé. Dans son affidavit, elle décrit le vandalisme sur la voiture et explique qu’elle et son époux ne se sont pas donné la peine de contacter la police, car ce dernier avait déjà signalé un incident similaire et la police ne l’avait pas cru et n’avait pas produit de rapport. L’agent a mentionné que les demandeurs n’avaient pas fourni de copies des messages anti‑Roms ni indiqué combien de fois la voiture avait été vandalisée ou comment les auteurs du vandalisme avaient pu savoir que le propriétaire de la voiture était rom. L’agent a conclu qu’il était raisonnable de supposer que, si les demandeurs se sentaient menacés, ils auraient déployé des efforts raisonnables pour signaler les incidents survenus en 2016.

[41] Quatrièmement, Mme Balogh a déclaré que, en 2015, son époux, son fils et elle avaient été expulsés de leur logement après que des procédures d’expulsion eurent été lancées dans la ville de Miskolc, en Hongrie, et a soumis une lettre d’un représentant du gouvernement autonome rom de la ville de Miskolc. M. et Mme Balogh ainsi que leur fils Szantino étaient nommés dans cette lettre. L’agent a fait observer que Mme Balogh n’avait pris le nom de son époux qu’après leur mariage en 2018 et que leur fils est né le 29 décembre 2016. Il a également relevé l’existence d’éléments de preuve selon lesquels les expulsions avaient en grande partie eu lieu avant la naissance du fils des demandeurs. L’agent a conclu que ces éléments de preuve contredisaient la déclaration formulée par Mme Balogh dans son affidavit concernant leur expulsion.

[42] Enfin, dans la rubrique « Conclusion » de la décision relative à l’ERAR, l’agent précise que [traduction] « même si les demandeurs ont relaté les incidents qu’ils avaient subis en Hongrie, à l’exception du plus récent, ils n’ont pas présenté d’éléments de preuve objectifs pour étayer ces incidents ». L’agent ajoute également que [traduction] « les demandeurs n’ont produit aucun élément de preuve pour corroborer l’allégation selon laquelle ils seraient exposés à un risque de persécution ou de préjudice s’ils retournaient aujourd’hui en Hongrie ». En fait, l’agent semble vouloir obtenir des éléments de preuve à l’appui parce qu’il doutait de la crédibilité des demandeurs. C’est ce que laisse entendre une bonne partie des motifs de la décision relative à l’ERAR.

[43] D’après les remarques de l’agent, celui‑ci avait des doutes quant à la crédibilité des demandeurs. Je suis d’avis qu’en traitant une bonne partie des éléments de preuve comme il l’a fait, l’agent tirait une conclusion défavorable concernant la crédibilité des demandeurs et, plus précisément, qu’il jetait le doute sur la véracité des déclarations contenues dans leurs affidavits. Pour en arriver à cette conclusion, je m’appuie sur ce qu’a conclu la SPR relativement à la demande d’asile du fils des demandeurs. Au moment où l’agent a été saisi de la demande, la SPR avait conclu que les éléments de preuve présentaient des problèmes de crédibilité et, pour tirer une telle conclusion, elle s’était appuyée sur les mêmes éléments de preuve que ceux présentés à l’appui de la demande d’ERAR, à l’exception du témoignage de Mme Balogh. La SPR a accueilli la demande d’asile de Szantino après avoir entendu le témoignage de Mme Balogh. Je répète que l’accueil de la demande d’asile de Szantino ne mène pas automatiquement à l’accueil de la demande d’ERAR des demandeurs (Pardo Quitian au para 52). Néanmoins, compte tenu des conclusions défavorables voilées en matière de crédibilité qu’a tirées l’agent et des doutes quant à la crédibilité de la preuve au dossier qui ont été soulevés dans la décision de la SPR, je suis d’avis que l’obligation de tenir une audience était déclenchée. Par conséquent, il incombait à l’agent de tenir compte des facteurs prescrits à l’article 167 du Règlement et (i) d’indiquer pourquoi il était d’avis qu’une audience n’était pas nécessaire ou (ii) d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui conférait l’alinéa 113b) de la LIPR et de tenir une audience. Comme il ne s’est pas acquitté de ce fardeau, la décision relative à l’ERAR est déraisonnable. Après en être arrivée à cette conclusion, j’estime qu’il ne m’est pas nécessaire d’aborder les autres questions soulevées par les demandeurs.

 


JUDGEMENT dans le dossier IMM‑6133‑20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
  2. La décision relative à l’ERAR est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
  3. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM‑6133‑20

 

INTITULÉ :

LASZLONE BALOGH, LASZLO BALOGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Joycna Kang

Me Annie O’Dell

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Nicholas Dodokin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Annie O’Dell

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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