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Date : 20220106


Dossier : IMM-5666-19

Référence : 2022 CF 7

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 janvier 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

FRANK LOZANO GUTIERREZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Frank Lozano Gutierrez [le demandeur] est arrivé au Canada en provenance de la Colombie pour demander la protection contre un groupe armé appelé Los Rastrojos, qui avait ciblé le demandeur pour profiter de sa position d’entraîneur de rugby, afin de convaincre des jeunes défavorisés de se joindre à l’organisation criminelle.

[2] La demande d’asile du demandeur a été rejetée dans une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu qu’il n’avait pas qualité de personne protégée, au titre des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR].

[3] Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs exposés ci-après, je rejetterai la demande, puisque je juge raisonnable la décision de la SPR.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] Citoyen de la Colombie, le demandeur travaillait à titre d’entraîneur de rugby à Cali et habitait avec sa grand-mère à Jamundi, située à 15 minutes de Cali. En novembre 2017, il a créé sa propre équipe de rugby pour les jeunes dans ce qu’il qualifie de quartier pauvre de Buenaventura.

[5] Le 19 décembre 2017, alors que le demandeur était à Buenaventura pour une pratique de rugby, un groupe d’hommes sont venus le voir après la pratique pour lui dire qu’ils voulaient qu’il convainque les membres de son équipe de se joindre à leur organisation, Los Rastrojos. Ils lui ont dit que s’il ne coopérait pas, il se ferait « picar », ce qui signifie qu’ils le kidnapperaient, qu’ils l’attacheraient et qu’ils le démembreraient. Ils ont également examiné ses pièces d’identité.

[6] Après cet incident, le demandeur avait si peur qu’il a cessé d’agir à titre d’entraîneur à Buenaventura et s’est concentré sur son travail à Cali. Cependant, le 10 février 2018, il a reçu un appel des Rastrojos, qui l’ont menacé de le [traduction] « poursuivre » ou de [traduction] « faire quelque chose de plus grave » s’il ne leur obéissait pas.

[7] Trois jours plus tard, il s’est adressé au procureur national pour obtenir de l’aide et a reçu une ordonnance de protection à remettre à la police. L’ordonnance de protection visait son domicile à Jamundi, mais pas son lieu de travail à Cali, et la protection qu’elle offrait consistait en ce que la police passe chez lui pour vérifier s’il allait bien, ce qu’il n’a jamais vu se produire.

[8] En février 2018 également, après avoir arbitré une partie de rugby à Cali, le demandeur a été arrêté par deux hommes armés d’un pistolet, qui lui ont dit qu’il devrait prendre les Rastrojos au sérieux et qu’ils n’avaient pas oublié leurs demandes. L’un des deux hommes l’a frappé au côté de la tête avec un pistolet, assez fort pour le faire saigner.

[9] Après cet incident, le demandeur n’est pas retourné travailler, et il n’a pas dit à ses coéquipiers pourquoi il n’était pas revenu. Il a quitté la Colombie le 7 mars 2018. Environ deux semaines plus tard, il a appris que sa grand-mère avait reçu un appel d’une personne qui était à la recherche du demandeur et qui a dit qu’elle attendait celui‑ci à Buenaventura. Sa grand-mère a continué de recevoir des appels des Rastrojos et elle a déposé une plainte auprès des autorités le 23 avril 2019.

[10] Entre-temps, le demandeur a traversé les États-Unis et est arrivé au Canada le 13 mars 2018, à un point d’entrée terrestre. La SPR a rejeté sa demande d’asile le 27 août 2019, et le demandeur s’est vu interdire d’interjeter appel à la Section d’appel des réfugiés. La présente demande de contrôle judiciaire a été déposée le 20 septembre 2019, mais elle a été mise en suspens, dans l’attente de l’issue de la contestation concernant les restrictions au droit d’interjeter appel dans l’affaire Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223. Comme la Cour d’appel fédérale a maintenu les restrictions au droit d’interjeter appel et que la Cour suprême du Canada a refusé l’autorisation de pourvoi, le présent contrôle judiciaire a repris.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] La SPR a accepté le fait que le témoignage du demandeur était crédible et le fait qu’il avait été la cible des Rastrojos. Cependant, elle a conclu à l’absence de lien avec l’un des motifs prévus à l’article 96 de la LIPR. La SPR s’est ensuite penchée sur la question de savoir si le demandeur était une personne à protéger au sens de l’article 97 et a conclu qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable dans la ville de Tunja, à Boyaca, en Colombie. La SPR a conclu que le demandeur ne risquerait pas la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, ou ne serait pas exposé à une menace à sa vie, s’il devait se réinstaller à Tunja.

III. Les questions en litige

[12] La présente demande soulève deux questions :

  • (1) Était-il déraisonnable que la SPR conclue que le demandeur n’avait pas établi de lien avec un motif de persécution prévu à l’article 96 de la LIPR?

  • (2) La SPR a-t-elle été déraisonnable dans son appréciation de la PRI, en négligeant ou en interprétant mal des éléments de preuve et/ou en omettant de dûment tenir compte du risque?

[13] En général, l’existence d’une PRI viable est déterminante au regard d’une demande d’asile présentée au titre des articles 96 et 97. S’appuyant sur la décision Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 [Sadiq], du juge Norris, le demandeur soutient toutefois que le fait que la SPR a conclu à l’absence de lien avec l’un des motifs prévus à l’article 96 a influencé son évaluation du risque dans la ville proposée comme PRI. Bien que je conclue que la décision Sadiq n’est pas applicable en l’espèce, dans ma décision, j’examinerai néanmoins la conclusion tirée par la SPR, concernant l’article 96, et la PRI.

IV. La orme de contrôle

[14] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable. La Cour fédérale a déjà eu recours à cette norme pour apprécier des décisions de la SPR portant sur la PRI (p. ex., Anaya Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 396). En l’espèce, je ne vois aucun problème qui pourrait justifier de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[15] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Pour pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

V. Analyse

A. La première question : la SPR a-t-elle commis une erreur en concluant à l’absence de lien avec l’un des motifs prévus à l’article 96?

[16] La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien avec un motif de persécution prévu à l’article 96 de la LIPR, car [traduction] « les activités du demandeur à titre d’entraîneur et d’arbitre de rugby n’établiss[aient] pas un profil qui en ferait [un] leader social ou humanitaire à qui l’on pourrait imputer des opinions politiques ». Elle a ajouté que les victimes d’acte criminel, de corruption ou de vendettas échouaient généralement à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs prévus à l’article 96, selon la décision Barrantes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 518, de la Cour fédérale, qui affirme au paragraphe 2 que « la crainte de persécution en tant que victime du crime organisé ainsi que la crainte de vengeance personnelle ne constituent pas une crainte de persécution aux termes de la Convention des Nations unies ».

[17] Le demandeur soutient que la SPR n’a pas réellement examiné s’il avait établi que des opinions politiques lui étaient imputées ou qu’il faisait partie d’un groupe social au titre de l’article 96. Selon lui, il est un leader social qui a fait du bénévolat auprès de jeunes défavorisés dans le but de leur offrir une autre voie que celle des gangs, et il a présenté des éléments de preuve selon lesquels les leaders auprès des jeunes étaient ciblés par les gangs. Le demandeur invoque les lignes directrices du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, dans lesquelles les leaders qui œuvrent auprès des jeunes et qui s’opposent au recrutement ou à la consommation de stupéfiants sont désignés comme faisant partie des cibles des groupes armés. Selon le même rapport, les personnes occupant une profession susceptible d’extorsion pourraient avoir besoin de la protection offerte aux réfugiés en raison d’opinions politiques ou d’une appartenance à un groupe social.

[18] Selon le défendeur, le demandeur cherche à contester une décision que la SPR a rendue sur la foi des faits et de la preuve — ce qui est au cœur de sa compétence et de son pouvoir discrétionnaire — sur le fondement de son appréciation et de sa pondération de la preuve, y compris de la preuve documentaire. Le défendeur soutient que le demandeur est essentiellement en désaccord avec le poids accordé par la SPR aux éléments de preuve. Suivant l’arrêt Vavilov, la décision satisfait à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité : au para 99.

[19] Le défendeur invoque également la décision Daza Molina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 137 [Molina], à l’appui de son argument portant que la décision fondée sur les faits rendue par la SPR concernant le lien reposait sur la preuve, et qu’il lui était raisonnablement loisible de rendre cette décision. Dans la décision Molina, la SPR a conclu que le refus de la demanderesse principale de collaborer avec l’Armée de libération nationale [l’ELN] pendant qu’elle résidait à Bogota ne reposait pas sur des opinions politiques. Elle a plutôt conclu que les demandeurs étaient des victimes de crime. Dans cette affaire, la SPR a reconnu que l’opposition manifestée par la demanderesse principale pourrait constituer des opinions politiques imputées si l’ELN exerçait de l’influence dans le District de la capitale, mais, après avoir consulté le Cartable national de documentation [le CND], elle a conclu que l’ELN n’était pas liée à l’État dans cette région. Par conséquent, la demanderesse principale ne saurait être perçue comme une personne contestant l’appareil étatique. En jugeant raisonnable la décision de la SPR, le juge Favel a déclaré ce qui suit :

[24] Il incombe au demandeur d’établir le bien‑fondé de ses allégations (Kahumba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 551, au para 49). En l’espèce, les demandeurs n’ont pas produit de tels éléments de preuve clairs de persécution pour des opinions politiques réelles ou imputées à l’appui de leur demande d’asile. Il était raisonnable que la SPR, en se fondant sur le dossier, conclue que les demandeurs étaient victimes de crime et, par conséquent, estime que les demandeurs n’avaient pas droit au statut de réfugié aux termes de l’article 96. J’estime que l’analyse de la SPR selon laquelle il n’y a pas de lien avec un motif prévu dans la Convention est raisonnable.

[20] J’estime que le passage précité est fort applicable en l’espèce.

[21] Bien que je sois d’accord avec le demandeur qu’une absence de connivence et des opinions politiques ne s’excluent pas mutuellement, je ne peux convenir que la SPR a fait une généralisation sans tenir compte des faits particuliers de sa demande d’asile, lorsqu’elle a conclu que [traduction] « les menaces étaient proférées en raison d’une absence de connivence entre le demandeur et le gang, et non d’opinions politiques ».

[22] Je ne souscris pas non plus à l’argument du demandeur portant que la SPR a mis l’accent sur les [traduction] « opinions politiques », sans tenir compte de l’appartenance du demandeur à un groupe social. Il ressort clairement des motifs que la SPR ne trouvait tout simplement pas que le demandeur correspondait au profil d’un [traduction] « leader social ou humanitaire ».

[23] Il incombe au demandeur d’étayer sa demande d’asile à l’aide d’éléments de preuve permettant d’établir qu’il avait un profil politique qui l’exposait à un risque : Neri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1087. De plus, une allégation de risque de persécution fondée sur l’appartenance présumée à un groupe social doit reposer sur des éléments de preuve : Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1233 au para 9. Sans faire référence à une décision ou à un élément de preuve au dossier en particulier, le demandeur soutient qu’il [traduction] « correspond à la définition d’un leader communautaire ou social ».

[24] Le demandeur mérite d’être félicité pour entraîner des jeunes défavorisés au rugby, et, dans sa décision, la SPR a reconnu son travail. Cependant, comme le soutient le demandeur, [traduction] « la tâche de la Cour consiste simplement à examiner la question de savoir si la Commission a commis des erreurs en négligeant de dûment tenir compte de la persécution fondée sur des opinions politiques, comme elle aurait dû le faire ». Je conclus que l’analyse de la SPR ne comporte aucune erreur. Le demandeur reconnaît que le commissaire de la SPR [traduction] « dit la bonne chose », mais il fait valoir que la décision présente [traduction] « des limites et des lacunes » si on l’examine plus attentivement. Avec égards, le demandeur demande à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et d’examiner à la loupe la décision, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans une demande de contrôle judiciaire.

[25] Le demandeur a cité la décision Monroy Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 275 au para 15, dans laquelle le juge Zinn a déclaré qu’il n’existait aucune jurisprudence suivant laquelle le recrutement forcé d’enfants en Colombie ne permettait pas d’obtenir la protection prévue à l’article 96. À mon avis, dans sa décision, la SPR n’a pas rejeté la demande d’asile du demandeur pour ce motif. Elle l’a plutôt rejetée parce qu’elle était étayée par une preuve insuffisante.

[26] De plus, le demandeur soutient que la SPR n’a pas examiné la persécution du point de vue du persécuteur, s’appuyant sur une déclaration de la Cour fédérale selon laquelle « le critère fondamental […] ne consiste pas à savoir si la Commission estime que le [demandeur] était engagé dans des activités politiques mais plutôt si le gouvernement qui dirige le pays dont il déclare être réfugié attribue des activités politiques au [demandeur] » : Orellana c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 607 (CAF) au para 16; voir aussi Oyarzo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1982] 2 CF 779 (CAF). Le demandeur invoque également l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], dans lequel la Cour suprême du Canada explique qu’une opinion politique s’entend de « toute opinion sur une question dans laquelle l’appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé », ce qui signifie qu’« il est possible que le demandeur soit considéré comme une menace par un groupe qui n’est pas allié au gouvernement, et qui y est peut‑être même opposé, à cause de ce qui est ou semble être son point de vue politique ».

[27] Comme le soutient le défendeur, le problème que pose cet argument est que les éléments de preuve présentés à la SPR étaient insuffisants pour démontrer que « l’appareil étatique, gouvernemental et politique » était engagé, conformément à l’arrêt Ward.

[28] Le demandeur fait également valoir que la SPR a fait abstraction des éléments de preuve concernant les liens entre les groupes armés et le gouvernement de la Colombie. Par conséquent, elle ne s’est pas attaquée correctement à l’élément de vengeance présent en l’espèce et l’a rejeté de manière déraisonnable, le qualifiant d’hypothèse de nature générale. Cependant, comme le souligne le défendeur, la SPR a bel et bien examiné la question de la vengeance, bien qu’elle ne l’ait pas fait de manière exhaustive.

[29] Malgré les observations pertinentes de l’avocat du demandeur, je dois convenir avec le défendeur qu’à la lumière des éléments de preuve dont elle disposait, la SPR a conclu de façon raisonnable que le demandeur n’avait pas établi qu’il avait un profil politique qui l’exposait à un risque.

[30] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de la SPR portant qu’il n’existe aucun lien avec l’un des motifs prévus à l’article 96 est raisonnable.

B. La deuxième question : la possibilité de refuge intérieur

[31] La SPR a proposé la ville de Tunja comme PRI, ce qui signifie qu’il incombait au demandeur de prouver que la PRI n’était pas viable (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF); voir aussi Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1101 aux para 9-10 [Khan]).

[32] Le critère bien établi relatif à la PRI a récemment été exposé ainsi par le juge McHaffie au paragraphe 10 de la décision Khan :

Pour établir s’il existe une PRI viable, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou à un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge […]

[33] La SPR a conclu que les deux volets du critère étaient remplis. Bien que le demandeur ait déclaré qu’il n’y avait aucun endroit en Colombie où il serait en sécurité, la SPR a conclu que les éléments de preuve objectifs l’emportaient sur son témoignage, relativement tant aux moyens qu’à la motivation des Rastrojos de le retrouver.

[34] Le demandeur soutient que la SPR n’a pas tenu compte de sa situation particulière, s’appuyant sur la décision Ratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 516, pour énoncer le principe bien établi selon lequel, dans une analyse de la PRI, il faut examiner la situation propre au demandeur et pas seulement la situation générale du pays.

a) Les moyens : la capacité des Rastrojos à localiser le demandeur à Tunja

[35] Le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas tenu compte de son profil unique à titre d’entraîneur de rugby, ce qui le rend facile à trouver, puisqu’il y a peu de joueurs de rugby en Colombie et que les calendriers de tournois sont affichés en ligne. Bien que la SPR ait tenu compte de ces facteurs, elle a conclu que les réponses du demandeur aux questions de savoir s’il pouvait se réinstaller ailleurs [traduction] « ne visaient pas explicitement Tunja et étaient de nature plus générale, et donc spéculative, comparativement à la documentation objective ».

[36] Concernant la question de la PRI, je conclus que la SPR a tenu compte de la situation du demandeur ainsi que des documents contenus dans le CND concernant les Rastrojos. En ce qui concerne la situation du demandeur, la SPR a souligné ce qui suit :

[traduction]
J’ai demandé au demandeur s’il pensait qu’il serait protégé des Rastrojos à Tunja, ce à quoi il a répondu qu’il ne savait pas, mais qu’il pensait qu’ils pourraient l’y retrouver. Le demandeur a déclaré que les Rastrojos pouvaient très facilement se rendre à des tournois de rugby et le trouver en tant qu’entraîneur ou arbitre, parce que le rugby n’est pas un sport si populaire en Colombie et que les calendriers et les activités sont souvent affichés en ligne ou sur les médias sociaux. À la question de savoir s’il pensait qu’ils étaient à sa recherche dans tout le pays, le demandeur a déclaré qu’ils seraient à sa recherche dans sa propre ville, mais qu’il ne savait pas s’ils le chercheraient dans tout le pays […]

[37] La SPR a ensuite examiné la documentation objective, dans laquelle les villes de Cali, de Jamundi et de Buenaventura, mais pas celle de Tunja, étaient désignées comme régions où les Rastrojos avaient de l’influence. La SPR s’est également appuyée sur les éléments de preuve contenus dans le CND selon lesquels la présence des Rastrojos était « moins importante qu’au cours des années précédentes » et qu’ils [traduction] « demeurent sur une voie qui mène à leur disparition ».

[38] Le demandeur soutient que la SPR a fait abstraction d’autres éléments de preuve contradictoires, lesquels indiquent que les Rastrojos ont la capacité d’intervenir auprès des autorités à l’échelle nationale. Dans le CND, les Rastrojos sont également décrits comme ayant [traduction] « une capacité sans pareil de s’adapter, de prendre de l’expansion et de se retirer, ce qui fait en sorte qu’il est plus facile pour eux de refaire surface ailleurs au pays ». Selon le demandeur, le fait que la SPR n’a fait aucun effort pour mentionner ou concilier les éléments de preuve contradictoires qui se trouvaient dans les mêmes documents du CND concernant la capacité des Rastrojos rendait la décision déraisonnable : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (CF).

[39] À la lecture de la décision dans son ensemble, je ne suis pas d’accord avec l’observation du demandeur selon laquelle la SPR n’a fait aucun effort pour concilier les éléments de preuve contradictoires. La SPR a mentionné expressément [traduction] « l’alliance stratégique » que les Rastrojos avaient formée avec un autre groupe armé, l’ELN, qui a une influence dans le département de Boyaca (où Tunja est située). Cependant, comme cette alliance n’avait été formée que pour transporter des stupéfiants, la SPR a conclu que les Rastrojos n’avaient pas d’influence à Tunja.

[40] Je rejette l’argument du demandeur selon lequel le fait que l’alliance stratégique n’ait qu’un seul objectif (à savoir, le transport de stupéfiants) ne signifie pas que les Rastrojos ne peuvent pas conclure d’autres types d’alliances qui pourraient leur donner la capacité d’exercer des activités à Tunja. Bien que ce puisse être le cas, la SPR ne peut être blâmée de ne pas avoir examiné [traduction] « tous les aspects » de ces alliances sans le fondement probatoire pour ce faire. De la même façon, il est peut-être vrai que la situation change en Colombie et que des [traduction] « conditions changeantes » du pays pourraient avoir des répercussions sur les risques auxquels le demandeur serait exposé. Cependant, encore là, je dois me limiter à examiner la décision en fonction du dossier dont disposait la SPR et, ce faisant, je ne vois aucun motif de modifier sa conclusion selon la norme de la décision raisonnable. Je conclus que la décision de la SPR est justifiée au regard du droit et des faits en l’espèce.

b) La motivation : la volonté des Rastrojos de poursuivre le demandeur à Tunja

[41] La SPR a conclu que le demandeur serait utile aux Rastrojos, mais que le gang pouvait plutôt approcher ses joueurs directement, ce qui signifie qu’il ne leur était pas nécessaire dans leurs efforts de recrutement et qu’ils ne seraient pas motivés à le chercher à Tunja. Le demandeur soutient que cette conclusion ne tient pas compte du fait que les Rastrojos auraient aussi pu approcher les joueurs directement lorsque le demandeur a d’abord refusé de les aider, au lieu de continuer à le poursuivre et de communiquer avec sa grand-mère. De plus, le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas tenu compte de sa crainte que les Rastrojos soient motivés à le poursuivre, car il les avait dénoncés à la police. Il soutient que la preuve au dossier était largement suffisante pour démontrer que les personnes qui dénoncent des groupes armés à la police subissent souvent des représailles.

[42] Bien que la SPR n’ait pas examiné ces faits directement, je suis d’accord avec le défendeur qu’elle a rendu une décision tout de même raisonnable, car elle a bel et bien examiné les éléments de preuve objectifs pour conclure que les Rastrojos n’étaient pas présents à Tunja.

[43] Le demandeur n’a pas contesté la conclusion de la SPR concernant le deuxième volet du critère relatif à la PRI. Compte tenu des conclusions que je viens de tirer, je juge qu’il n’est pas nécessaire d’examiner cette question.

VI. Certification

[44] La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont affirmé que l’affaire n’en soulevait aucune, et je suis d’accord.

VII. Conclusion

[45] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5666-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5666-19

 

INTITULÉ :

FRANK LOZANO GUTIERREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 6 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Timothy Wichert

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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