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Date : 20220323


Dossier : IMM‑3750‑21

Référence : 2022 CF 386

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

EDISON GONZALEZ VALENCIA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Edison Gonzalez Valencia, est un citoyen de la Colombie. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 19 mai 2021 [décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile après avoir conclu qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], puisqu’il avait une possibilité de refuge intérieur viable à Barranquilla, en Colombie [PRI].

[2] M. Valencia demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à la SPR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision. Il affirme que la SPR a ignoré des éléments de preuve objectifs cruciaux dont elle était saisie et qu’elle a commis une erreur dans son analyse et son application du premier volet du critère relatif à l’existence d’une PRI viable.

[3] La seule question à trancher est celle de savoir si la décision de la SPR est raisonnable. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire de M. Valencia. Je ne suis pas convaincu que les motifs invoqués par la SPR pour conclure que M. Valencia ne risquait pas sérieusement d’être persécuté à Barranquilla possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Plus précisément, la conclusion de la SPR sur l’absence d’éléments de preuve concernant la situation actuelle en Colombie et la présence ou l’influence de l’Ejército de Liberación Nacional (Armée de libération nationale) [ELN] dans la PRI proposée n’est pas étayée par la preuve. Dans les circonstances, cela suffit pour justifier l’intervention de la Cour.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] M. Valencia est né le 12 mai 1972 à Cali, en Colombie. Il a travaillé comme chauffeur de taxi et chauffeur privé dans différentes villes colombiennes tout au long de sa vie.

[5] M. Valencia fait valoir qu’il craint les membres de l’ELN, le dernier groupe paramilitaire rebelle marxiste encore en activité en Colombie. Le groupe est impliqué dans de nombreuses activités illégales, telles que le trafic de stupéfiants, le terrorisme, l’extorsion et les enlèvements. M. Valencia affirme qu’il craint particulièrement un homme connu sous le nom d’« El Gordo », un ancien membre des Forces armées révolutionnaires de Colombie [FARC], aujourd’hui démobilisées, qui est devenu membre de l’ELN.

[6] Le 23 novembre 2006, le taxi de M. Valencia a été volé sous la menace d’une arme par cinq membres présumés des FARC. El Gordo a appelé M. Valencia 30 minutes après l’événement pour lui expliquer qu’on lui avait volé son taxi en représailles pour une dette impayée qu’il devait au groupe paramilitaire. M. Valencia a déposé une plainte auprès de la police le lendemain. À la mi‑décembre 2006, il a reçu un appel téléphonique d’El Gordo, qui lui a dit qu’un membre des FARC avait été arrêté à la suite de la plainte et qu’il devrait subir des conséquences s’il ne la retirait pas.

[7] Dix mois après ces événements, en septembre 2007, M. Valencia a de nouveau été contacté par El Gordo, qui lui a ordonné de rembourser une dette qu’il devait aux FARC. M. Valencia affirme avoir ignoré cette demande, avoir changé de numéro de téléphone cellulaire et avoir quitté Bogotá pour déménager à Cali. Il est finalement revenu à Bogotá en juillet 2014.

[8] Le 17 juillet 2014, M. Valencia a été directement témoin du meurtre de son employeur, Fernando Alberto Garcia Peña, un ingénieur qui l’avait embauché comme chauffeur privé. M. Valencia a été interrogé par la police à propos de cet événement, et il a mentionné aux sœurs de la victime ainsi qu’à deux collègues qu’il croyait que l’ELN était derrière l’assassinat. L’enquête est restée en suspens pendant trois ans. En juillet 2015, M. Valencia a déménagé dans la ville de Jamundí, en Colombie.

[9] Le 27 juillet 2017, la police a informé M. Valencia qu’elle s’intéressait de nouveau au meurtre de M. Peña et lui a appris qu’il devrait faire une nouvelle déclaration. Le 1er août 2017, El Gordo a contacté M. Valencia pour le menacer et l’avertir de ne pas faire de déclaration de témoin contre un membre de l’ELN. M. Valencia a déposé une plainte auprès de la police à la suite de cet événement.

[10] En mars 2018, des membres de l’ELN ont tenté en vain de s’introduire dans la résidence de M. Valencia. Par la suite, ce dernier a commencé à recevoir des appels et des messages textes menaçants de la part de l’ELN.

[11] Craignant pour sa vie, M. Valencia a temporairement déménagé à Cali chez un ami avant de quitter la Colombie pour les États‑Unis en juin 2018. Le 19 septembre 2018, il a franchi la frontière terrestre pour entrer au Canada au point d’entrée de Fort Érié et a déposé une demande d’asile le même jour. Il affirme que sa famille en Colombie a reçu de nombreuses menaces depuis qu’il a quitté le pays.

B. La décision de la SPR

[12] Dans sa décision, la SPR a d’abord mentionné que la question déterminante dans l’affaire de M. Valencia consistait à savoir s’il existait une PRI viable en Colombie, puis elle a appliqué le critère à deux volets bien accepté qui a été établi dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) [Rasaratnam]. Le premier volet consiste à s’assurer qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile soit persécuté dans la PRI proposée. Le deuxième volet exige que les conditions dans la PRI soient telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris de la situation personnelle de ce dernier. En l’espèce, la SPR a déclaré qu’il existait une PRI valide pour M. Valencia dans la ville de Barranquilla, située dans le département colombien de l’Atlántico, à environ 1 000 kilomètres de Bogotá et de Cali.

[13] Dans le cadre de son analyse du premier volet du critère, la SPR a examiné le profil de M. Valencia en tant que demandeur d’asile, le profil de l’ELN en tant que groupe criminel organisé exerçant ses activités en Colombie, et le profil de la ville de Barranquilla. La SPR a également examiné les épisodes de menaces et de harcèlement allégués par M. Valencia. La SPR a souligné qu’El Gordo n’avait eu aucun contact avec M. Valencia pendant une période prolongée, ce qui pouvait être une indication d’un manque de motivation, de ressources ou de capacité à persécuter M. Valencia. En outre, la SPR a jugé que, si les membres de l’ELN avaient bel et bien pu localiser M. Valencia en mars 2018, il s’agissait d’un événement isolé compte tenu du nombre d’années écoulées au cours desquelles il n’y avait eu aucun incident. La SPR a souligné que M. Valencia avait lui‑même précisé que le groupe n’avait trouvé son adresse qu’après qu’il a dénoncé aux autorités les menaces proférées par téléphone par El Gordo.

[14] En ce qui concerne le profil de l’ELN, la SPR a examiné deux articles postérieurs à l’audience déposés par M. Valencia ainsi que les documents sur la situation en Colombie contenus dans le cartable national de documentation sur la Colombie [CND]. La SPR a souligné que les deux articles faisaient référence à des événements survenus trois années auparavant et qu’ils n’étaient pas concluants en ce qui concerne le lien avec l’ELN. La SPR a en outre fait observer que les éléments de preuve du CND les plus récents n’étayaient pas le témoignage de M. Valencia selon lequel des membres de l’ELN avaient établi un réseau dans la ville de Barranquilla ou dans le département de l’Atlántico. Le SPR a reconnu que certains documents sur la situation dans le pays mentionnaient des activités antérieures de l’ELN à Barranquilla, mais elle a conclu qu’aucun élément de preuve n’appuyait l’argument selon lequel l’ELN avait actuellement une présence ou une influence dans la PRI proposée.

[15] La SPR a également examiné la région dans laquelle se trouve la PRI proposée et a souligné que Barranquilla était géographiquement située dans le nord‑est de la Colombie, sur la côte atlantique, à quelque 940 kilomètres de Bogotá et à plus de 1 100 kilomètres de la ville de Cali. En outre, la SPR a jugé insuffisante la preuve concernant la volonté de l’ELN de cibler M. Valencia à Barranquilla et sa capacité à le faire.

[16] Compte tenu de ces considérations, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que M. Valencia soit persécuté dans la PRI proposée.

[17] Dans son analyse du deuxième volet du critère — à savoir, le caractère raisonnable de la PRI proposée —, la SPR a souligné que Barranquilla est l’une des plus grandes villes de Colombie, qu’elle a une économie très diversifiée et que le niveau de scolarité de M. Valencia lui permettrait d’y trouver un emploi. Après avoir mentionné que M. Valencia parle espagnol, qu’il s’identifie comme un Colombien de confession catholique et qu’il n’a pas établi qu’il doit faire face à de graves obstacles sociaux, économiques ou autres dans la ville de Barranquilla, la SPR a conclu qu’il serait raisonnable que M. Valencia déménage dans la PRI proposée.

[18] La SPR a jugé que les deux volets du critère étaient satisfaits selon la prépondérance des probabilités et que M. Valencia n’avait donc pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 ou 97 de la LIPR.

C. La norme de contrôle

[19] Les parties conviennent que la norme qui est présumée s’appliquer au contrôle sur le fond de la décision et des conclusions de la SPR concernant l’existence d’une PRI viable est celle de la décision raisonnable (Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 14; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 [Ambroise] au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 [Singh] au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11). La norme à appliquer a été confirmée par l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel la Cour suprême du Canada a établi une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme qui s’applique à tous les contrôles du bien‑fondé des décisions administratives. Aucune des situations permettant à une cour de révision de s’écarter de cette présomption ne s’applique en l’espèce (Vavilov au para 17).

[20] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de juger si la décision est fondée sur une « analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc établir si la « décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). Elle doit prendre en compte tant le résultat de la décision que le raisonnement suivi lorsqu’elle évalue si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov aux para 15, 95, 136).

[21] L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Avant d’infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

III. Analyse

[22] M. Valencia affirme que la SPR a ignoré des éléments de preuve cruciaux lors de son analyse du premier volet du critère établi dans l’arrêt Rasaratnam. Il soutient que la SPR a tiré une conclusion factuelle déraisonnable en concluant que l’ELN n’opérait pas à Barranquilla, et affirme que la PRI proposée était en fait inadéquate. Il fait valoir que la conclusion de la SPR équivaut à un manque de transparence et d’intelligibilité, qui sont les caractéristiques d’une décision raisonnable selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov (Vavilov au para 99). M. Valencia soutient que les éléments de preuve objectifs sur la Colombie présentés à l’appui de sa demande d’asile (plus particulièrement les documents 4.4 et 7.23 contenus dans le CND) établissent clairement que l’ELN exerce des activités dans la PRI proposée et que les différentes factions de l’ELN sont en dialogue constant les unes avec les autres, ce qui signifie qu’elles sont capables de surveiller des cibles partout en Colombie. Le ministre répond que la SPR a raisonnablement établi qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve montrant que l’ELN aurait la capacité et/ou la volonté de cibler M. Valencia à Barranquilla.

[23] En toute déférence, je ne suis pas convaincu par les arguments du ministre. J’estime plutôt que la conclusion de la SPR sur l’absence d’éléments de preuve sur la situation actuelle dans le pays et sur la présence ou l’influence de l’ELN dans la PRI proposée n’est pas étayée par la preuve. Cela suffit à rendre déraisonnables sa conclusion sur l’absence d’une possibilité sérieuse que M. Valencia soit persécuté s’il déménage à Barranquilla, de même que sa conclusion générale sur l’existence d’une PRI viable.

[24] Dans ses observations, le ministre a souligné à juste titre que le concept d’une PRI viable est inhérent à une demande d’asile présentée au titre de l’article 96 ou 97 de la LIPR, en ce sens qu’un demandeur d’asile doit, dans la mesure du possible, chercher refuge dans une région de son pays d’origine avant de demander la protection du Canada. La protection internationale est une mesure de dernier recours et ne peut être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir une protection adéquate partout sur son territoire (Singh au para 26). Dans le domaine du droit canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés, le demandeur doit être réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région de ce pays (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF) [Thirunavukkarasu] aux pp 592–593; Ambroise aux para 11‑12). Lorsqu’un décideur administratif propose une PRI, il incombe au demandeur d’asile de démontrer que la proposition est inadéquate (Thirunavukkarasu à la p 595; Salaudeen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 39 au para 26; Manzoor‑Ul‑Haq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24).

[25] Il est également bien établi que le décideur administratif est présumé avoir soupesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu’à preuve du contraire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) au para 1). Dans le même ordre d’idées, le fait de ne pas mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il a été ignoré (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16), et le fait de ne pas analyser les éléments de preuve qui contredisent la décision du tribunal ne rend pas nécessairement cette décision déraisonnable (Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 24; Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 [Khir] au para 48).

[26] Cependant, lorsque le décideur administratif n’analyse pas correctement les éléments de preuve qui contredisent carrément ses conclusions de fait, la Cour peut intervenir et inférer que le décideur a écarté la preuve contradictoire lorsqu’il a tiré ses conclusions (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331 aux para 9–10; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) au para 17). Le défaut de tenir compte de certains éléments de preuve précis doit être examiné au regard du contexte, et ce défaut peut parfois suffire à entraîner l’annulation d’une décision, mais uniquement lorsque les éléments de preuve sont essentiels et contredisent la conclusion du décideur et que, de l’avis de la cour de révision, l’omission signifie que ce dernier n’a pas tenu compte de ce qui lui a été présenté (Khir au para 48; Torrance c Canada (Procureur général), 2020 CF 634 au para 58).

[27] La jurisprudence reconnaît en effet qu’une conclusion qui n’est soutenue par aucun élément de preuve sera annulée à l’issue d’un contrôle judiciaire parce qu’elle a été tirée par le décideur sans qu’il tienne compte des éléments dont il disposait (Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c Healy, 2003 CAF 380 au para 25). Les conclusions tirées par un tribunal sans qu’il ait tenu compte des éléments de preuve dont il disposait contreviennent à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 aux para 34–40). Telle est la situation en l’espèce.

[28] Dans sa décision, la SPR a précisément fait référence aux documents 4.4 et 7.23 du CND, qui ont été mentionnés par M. Valencia dans les arguments qu’il a soulevés devant la Cour. Il ne fait donc aucun doute que la SPR a effectivement examiné ces éléments de preuve et qu’elle en a tenu compte dans son analyse. En outre, la SPR a mentionné qu’elle avait pris en compte [traduction] « la totalité des éléments de preuve », y compris ceux sur la situation dans le pays plus anciens et plus récents présentés par M. Valencia à l’appui de sa demande d’asile. Les documents 4.4 et 7.23 du CND, qui sont respectivement datés de juillet 2019 et d’avril 2018, établissent expressément que l’ELN est active et a une cellule à Barranquilla. Ils démontrent aussi que les activités de l’ELN sont surtout concentrées dans le nord‑est de la Colombie, c’est‑à‑dire à l’endroit même où se trouve la PRI proposée. Bien que la SPR indique dans ses motifs [traduction] qu’« aucune preuve concernant la situation actuelle dans le pays n’étaye la conclusion selon laquelle l’[ELN], ses commandants, ses membres ou ses alliés ont une présence ou une influence dans le département de l’Atlántico, ou dans la ville de Barranquilla plus précisément » (décision au para 30), elle ne fait référence à aucune preuve à cet égard. Un examen du dossier confirme qu’aucun élément de preuve à cet égard n’a été présenté à la SPR.

[29] Lors de l’audience devant la Cour, l’avocat du ministre a fait référence à quelques documents plus récents du CND traitant notamment de la situation des droits de la personne en Colombie, et a mentionné que ces documents ne contiennent pas de renseignements clairs sur la présence de l’ELN à Barranquilla. Le ministre soutient que l’absence d’une mention précise de la présence de l’ELN dans la PRI proposée dans ces documents plus récents du CND appuie la conclusion de la SPR et démontre que le risque auquel M. Valencia est maintenant exposé à Barranquilla est limité. Cet argument ne me convainc pas. Le fait que certains documents plus récents sur la situation dans le pays — dont l’objet n’était pas de traiter directement des activités ou organisations politiques ou même de la criminalité — aient été silencieux à propos de l’ELN ne peut servir à écarter les éléments de preuve précis contenus dans les documents 4.4 et 7.23 du CND, qui contredisaient directement les conclusions de la SPR sur les activités de l’ELN. Étant donné que les documents les plus récents sur la situation dans le pays traitant expressément de la présence et de l’influence de l’ELN à Barranquilla étaient précisément les deux documents identifiés par M. Valencia, et il était déraisonnable pour la SPR de ne pas en tenir compte dans les circonstances sans fournir d’explication ou d’analyse.

[30] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a rappelé aux cours de révision que les motifs d’un décideur administratif comportent deux éléments connexes : le caractère suffisant, ainsi que la logique, la cohérence et la rationalité (Vavilov aux para 96, 103–104). Le fait qu’un décideur « n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov au para 128). Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 [Alexion], les [traduction] « point[s] centra[ux] » d’une décision sont façonnés en partie par les [traduction] « questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Alexion au para 13, citant Vavilov aux para 127–128) : [traduction] « [d]ans sa décision, [le] [décideur] doit s’assurer que l’on peut discerner une explication motivée sur les questions clés — les questions sur lesquelles l’affaire sera fondée et les questions de première importance soulevées dans les observations des parties » [non souligné dans l’original] (Alexion au para 70). En l’espèce, M. Valencia avait expressément signalé le document 7.23 du CND dans ses observations à la SPR, et la question de la présence ou de l’influence de l’ELN dans la PRI proposée était, sans aucun doute, une question clé dans la décision. Le fait que la SPR n’ait pas traité expressément cette question et n’ait pas expliqué pourquoi les éléments de preuve explicites identifiés par M. Valencia devaient être écartés constitue une lacune grave et fondamentale dans son raisonnement qui, en l’espèce, justifie l’intervention de la Cour (Vavilov aux para 102–103, 127–128).

[31] Même si j’interprète la décision « de façon globale et contextuelle » et que je garde en tête que les cours de révision devraient chercher à « comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur » pour en arriver à sa conclusion (Vavilov aux para 84, 97), je ne suis pas convaincu que la SPR pouvait raisonnablement conclure que les éléments de preuve objectifs dont elle disposait ne démontraient pas que l’ELN avait une présence ou une influence dans la PRI proposée.

[32] Il est vrai que les conclusions de la SPR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement factuelles et qu’elles tombent au cœur même de son expertise en matière d’immigration et de protection des réfugiés. Il est bien établi que la SPR profite des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de son champ d’expertise. Dans de telles situations, la norme de la décision raisonnable impose à la Cour une grande retenue à l’égard des conclusions de la SPR. Une cour de révision n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier ni de s’immiscer dans les conclusions de faits de la SPR pour y substituer les siennes (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Elles doivent plutôt considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53), et se contenter de rechercher si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire. Cependant, dans le cas de M. Valencia, je ne peux pas conclure que la conclusion de la SPR sur la PRI proposée possède les caractéristiques d’une analyse raisonnable, car j’estime qu’aucun élément de preuve ne peut étayer sa conclusion factuelle sur l’absence de présence ou d’influence de l’ELN à Barranquilla.

IV. Conclusion

[33] Pour les motifs énoncés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire de M. Valencia est accueillie.

[34] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM‑3750‑21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie sans dépens.

  2. La décision du 19 mai 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande d’asile du demandeur est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour un nouvel examen en fonction des présents motifs.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3750‑21

 

INTITULÉ :

EDISON GONZALEZ VALENCIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Tyler Goettl

 

Pour le demandeur

 

Brad Gotkin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tyler Goettl

Avocat

Burlington (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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