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Date : 20220405


Dossier : IMM-1455-20

Référence : 2022 CF 473

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2022

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

YOUNIS ABDELKARIM BADRI

ALIAS YOUNIS BADRI

ALIAS YOUNIS ELSAYEDRI

ALIAS YOUNIS EL SAYEDRI

demandeur

et

LE MINISTRE

DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est un citoyen soudanais. Le défendeur a présenté une demande à la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, au titre de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en vue de faire annuler le statut de réfugié du demandeur.

[2] La SPR a accueilli la demande du ministre. Le demandeur sollicite maintenant, au titre de l’article 72 de la LIPR, le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SPR le 4 février 2020. Il soulève les questions suivantes :

  1. Le demandeur a été injustement privé de la possibilité de présenter des observations concernant l’authenticité de certains documents;

  2. Les conclusions de la SPR étaient déraisonnables, car elle a négligé ou mal interprété des éléments de preuve.

[3] Le défendeur fait valoir que le demandeur a eu l’occasion de répondre aux préoccupations qu’il avait soulevées quant à l’authenticité, et que la décision de la SPR était raisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée.

II. Le contexte

[5] Le 7 juillet 2003, le demandeur avait présenté une demande d’asile au Canada, en soutenant avoir été détenu et torturé au Soudan en raison de son engagement politique et de son appartenance à l’ethnie nubienne. La SPR lui avait accordé l’asile en novembre 2003.

[6] Lorsqu’il avait demandé l’asile, le demandeur avait déclaré, dans son Formulaire de renseignements personnels [FRP], qu’il avait voyagé directement du Soudan au Canada en juin 2003, qu’il n’était pas passé par les États-Unis pour entrer au Canada et qu’il n’avait pas demandé l’asile dans un autre pays. Le FRP mentionnait le nom et la date de naissance du demandeur, sans préciser le fait qu’il était connu sous un autre nom.

[7] En juin 2011, le département de la Sécurité intérieure des États‑Unis avait effectué une analyse des empreintes digitales d’un individu qui, en octobre 2013, serait déclaré coupable de complot en vue de commettre une fraude de documents d’immigration, de fabrication de passeport ainsi que de fausses déclarations. Cet individu, qui avait déclaré avoir un nom et une date de naissance différents de ceux de demandeur, était entré aux États-Unis en août 2000, et y avait obtenu l’asile en mai 2001. Les empreintes digitales de cet individu [le réfugié des États-Unis] correspondaient à celles du demandeur.

[8] L’alinéa 101(1)d) de la LIPR prévoit qu’une demande d’asile au Canada est irrecevable si la personne qui la présente a été reconnue comme ayant la qualité de réfugiée dans un autre pays :

Irrecevabilité

101 (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

[…]

d) reconnaissance de la qualité de réfugié par un pays vers lequel il peut être renvoyé […]

Ineligibility

101 (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if:

[…]

(d) the claimant has been recognized as a Convention refugee by a country other than Canada and can be sent or returned to that country…

[9] Le 3 décembre 2013, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une demande à la SPR en vue d’annuler, au titre de l’article 109 de la LIPR, la décision rendue en novembre 2003 concernant la demande d’asile. Le ministre a fait valoir que le demandeur et le réfugié des États-Unis étaient la même personne, et que le demandeur avait fait de fausses déclarations qui avaient eu une incidence directe sur la décision de la SPR d’accorder l’asile.

[10] L’article 109 de la LIPR prévoit ce qui suit :

Demande d’annulation

109 (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

[…]

Effet de la décision

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle.

Vacation of refugee protection

109 (1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

[…]

Allowance of application

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected and the decision that led to the conferral of refugee protection is nullified.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] La SPR a accueilli la demande du ministre après avoir conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur et le réfugié des États-Unis étaient la même personne, et que le demandeur s’était vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention grâce à de fausses déclarations.

[12] Lorsqu’elle a rejeté les arguments du demandeur, la SPR a soulevé de nombreuses préoccupations concernant son récit, et a conclu que les explications fournies n’étaient pas satisfaisantes. La SPR a noté que le réfugié des États-Unis et le demandeur, que celui-ci avait déclaré être des frères, avaient le même prénom. Elle a aussi noté que le réfugié des États-Unis était le seul, parmi les nombreux membres allégués de la fratrie du demandeur, à avoir un nom de famille différent, et qu’il n’était pas mentionné, sur le FRP ou le formulaire d’admission à titre de réfugié du demandeur, qu’il était le frère de celui-ci. La SPR a fait remarquer que le demandeur n’avait pas été appelé à témoigner, lorsqu’il était impliqué, dans le cadre de la procédure judiciaire de son frère allégué aux États-Unis, et qu’il possédait des documents d’identité concernant, à la fois, le réfugié des États-Unis et lui-même. La SPR a également souligné que le demandeur et le réfugié des États-Unis avaient nommé la même femme comme conjointe sur leurs demandes d’asile.

[13] La SPR a aussi relevé des problèmes quant aux documents fournis par le demandeur. Elle a jugé que l’un des passeports présentés avait été modifié, et que le lieu de naissance dans le passeport du demandeur était différent de celui dans sa demande de statut de réfugié. Il n’y avait pas non plus de visa dans le passeport du demandeur, et celui-ci n’a pas présenté sa carte de résident permanent du Canada.

[14] Après avoir examiné la preuve documentaire présentée par le demandeur à la suite de l’audience, la SPR a jugé qu’elle était insuffisante pour d’établir la présence du demandeur au Canada pendant une période où le réfugié des États-Unis aurait été détenu en sol américain. La SPR a conclu que les documents relatifs aux rendez-vous médicaux avaient été modifiés et contenaient des contradictions, ce qui a soulevé des doutes sur tous les éléments de preuve fournis par le demandeur pour établir sa présence au Canada à certains moments.

IV. La norme de contrôle

[15] Les parties conviennent que la décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié du demandeur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Bafakih c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 689 aux para 19-23).

[16] Une décision raisonnable est « transparente, intelligible et justifiée », et est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 15, 85).

[17] Les parties n’ont pas abordé la norme de contrôle à appliquer quant à la question de l’équité. Lorsqu’elle examine les questions d’équité, une cour de révision doit se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). Bien qu’aucune norme de contrôle ne soit effectivement appliquée, cette révision est [traduction] « particulièrement bien reflété[e] dans la norme de la décision correcte » (CCP, au para 54). L’équité procédurale est « intrinsèquement souple et tributaire du contexte », et les exigences applicables sont déterminées eu égard à l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée (Vavilov, aux para 77, 127).

V. Analyse

A. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale

[18] Le demandeur affirme que la SPR a manqué à l’équité procédurale lorsqu’elle a conclu que les documents médicaux présentés après l’audience étaient contradictoires et avaient été modifiés, sans lui avoir fait part de ces préoccupations et donné l’occasion d’y répondre. Je ne suis pas de cet avis, et ce, pour deux raisons.

[19] Premièrement, les préoccupations de la SPR concernant l’authenticité des documents médicaux découlaient d’incohérences quant à des dates qui étaient facilement repérables en examinant les documents. Puisqu’il avait produit les documents, le demandeur aurait pu aborder ces incohérences au moment où il les avait présentés.

[20] Deuxièmement, dans une réponse écrite traitant en partie des documents médicaux présentés par le demandeur après l’audience, le défendeur a relevé les incohérences que ceux-ci comportaient. Le défendeur a ensuite déclaré que [traduction] « ces formulaires [étaient] certainement de faux documents présentés pour induire en erreur le commissaire ». Le demandeur a reçu ces observations, et a en fait présenté une réplique. Celle‑ci ne se prononçait pas sur les préoccupations soulevées par le défendeur quant à l’authenticité; toutefois, le demandeur a clairement été informé des préoccupations concernant les documents médicaux, et a eu l’occasion d’y répondre. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

B. La décision était raisonnable

[21] Le demandeur soutient que le traitement par la SPR de la preuve par affidavit et des lettres corroborant sa position selon laquelle le réfugié des États-Unis et lui n’étaient pas la même personne, en plus d’autres aspects de son récit, était déraisonnable. Le demandeur affirme que la SPR n’a pas suffisamment répondu à ces éléments de preuve et expliqué pourquoi ils n’étaient pas convaincants. En outre, il soutient que la SPR n’a pas expliqué ses conclusions selon lesquelles les documents médicaux étaient contradictoires et avaient été modifiés. Le demandeur s’appuie sur la décision Guney c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1134 [Guney], pour faire valoir que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle est partie d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité, unique et distincte, pour tirer une conclusion défavorable globale.

[22] Le défendeur fait valoir, et j’en conviens, que les arguments du demandeur relatifs à l’examen et à l’appréciation par la SPR de la preuve ne sont rien d’autre qu’une demande à la Cour de réexaminer et de soupeser à nouveau la preuve. La SPR a pris acte des éléments de preuve contradictoires et les a examinés. Ce faisant, elle a expliqué pourquoi elle a privilégié la preuve du défendeur. Compte tenu de la nature accablante de la preuve démontrant que le demandeur et le réfugié des États-Unis étaient la même personne, la SPR n’était pas tenue d’examiner chaque élément de preuve présenté par le demandeur. La décision de la SPR était justifiée, transparente et intelligible.

[23] Il n’y a pas non plus de fondement à l’argument selon lequel la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable globale quant à la crédibilité, après avoir jugé que les documents médicaux avaient été modifiés.

[24] Dans la décision Guney, le juge Russell Zinn a conclu que la SPR avait commis une erreur en tirant une inférence défavorable globale à partir d’une conclusion selon laquelle un élément de l’ensemble d’un récit avait été inventé, alors que cela n’avait que peu ou pas d’incidence sur le reste de la demande. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[25] Dans la présente affaire, le demandeur avait présenté des documents visant à établir sa présence au Canada pendant une certaine période. La SPR a jugé que certains documents présentés à cette fin avaient été modifiés, puis a conclu que [traduction] « cela jett[ait] un doute sur l’ensemble de la preuve fournie par le [demandeur] pour démontrer qu’il résidait au Canada » [non souligné dans l’original]. La conclusion défavorable de la SPR se limitait à la question de la résidence ou de la présence au Canada.

[26] Le demandeur n’a pas démontré d’erreur justifiant l’intervention de la Cour.

VI. Conclusion

[27] La décision de la SPR est raisonnable, et la demande sera rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1455-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

en blanc

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1455-20

 

INTITULÉ :

YOUNIS ABDELKARIM BADRI ALIAS YOUNIS BADRI ALIAS YOUNIS ELSAYEDRI ALIAS YOUNIS EL SAYEDRI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 5 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Omolola Fasina

 

Pour le demandeur

 

Monmi Goswami

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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