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Date : 20220407


Dossier : IMM-3889-20

Référence : 2022 CF 500

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2022

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

TAIYE JIMOH-ATOLAGBE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Taiye Jimoh-Atolagbe sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté son appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle elle n’avait pas établi de façon crédible les éléments essentiels de sa demande de protection fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Mme Jimoh-Atolagbe, citoyenne du Nigéria, craint d’être persécutée en raison de son orientation sexuelle en tant que femme bisexuelle. La SAR a conclu que la SPR a rejeté à juste titre la demande de Mme Jimoh-Atolagbe au motif qu’elle n’a pas établi de façon crédible les éléments essentiels de sa demande ni sa crainte subjective.

[3] Mme Jimoh-Atolagbe soutient que la SAR s’est concentrée sur les différences entre l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) original et celui de son formulaire modifié, qui étaient accessoires aux aspects essentiels de sa demande, et qu’elle n’a pas tenu compte de ses explications raisonnables, ou, du moins, qu’elle n’a pas fourni de justification adéquate pour rejeter ses explications. En outre, la SAR n’aurait pas dûment tenu compte de la preuve relative à un problème de santé qui aurait eu une incidence sur son témoignage. Enfin, elle affirme qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure qu’elle n’avait pas de crainte subjective parce qu’elle n’a pas demandé la protection alors qu’elle se trouvait aux États-Unis munie d’un visa d’étudiant. Le fait que la demanderesse ait tardé à présenter une demande d’asile n’est pas déterminant relativement à la question de la crainte subjective, et l’explication qu’elle avait fournie était raisonnable.

[4] Pour les motifs exposés ci-après, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Les conclusions de la SAR en matière de crédibilité ne sont pas déraisonnables et la SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que le comportement de Mme Jimoh-Atolagbe était incompatible avec la crainte subjective d’être persécutée ou de subir un préjudice.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[5] La seule question qui se pose dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAR est déraisonnable, compte tenu des erreurs alléguées mentionnées ci-dessus.

[6] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que Mme Jimoh-Atolagbe n’a pas établi de manière crédible les éléments essentiels de sa demande?

[7] Mme Jimoh-Atolagbe soutient que la SAR s’est fondée de manière déraisonnable sur les incohérences entre son formulaire FDA original et son formulaire FDA modifié pour appuyer la majeure partie des conclusions défavorables qu’elle a tirées en matière de crédibilité. Ces incohérences portaient notamment sur les divergences dans la façon dont elle décrivait son orientation sexuelle (en tant que lesbienne ou femme bisexuelle) et dans la manière dont elle décrivait les problèmes que vivait son père au Nigéria (plus précisément, si les problèmes de son père étaient dus à l’orientation sexuelle de sa fille). Bien que le formulaire FDA modifié comprenait des détails qui ne figuraient pas dans le formulaire FDA original, comme le fait qu’elle aurait eu une relation avec un garçon à l’école, Mme Jimoh-Atolagbe soutient que les modifications n’ont pas changé fondamentalement sa demande : McKenzie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 555 [McKenzie]. Essentiellement, sa demande a toujours été fondée sur une crainte d’être persécutée en raison de son orientation sexuelle.

[8] Mme Jimoh-Atolagbe soutient qu’elle a fourni une explication raisonnable pour la modification de son formulaire FDA : le premier formulaire FDA était un document d’une page qu’elle avait rempli alors qu’elle était pressée par le temps, et son avocat de l’époque, qu’elle n’avait rencontré qu’une seule fois, avait rempli le formulaire à l’ordinateur pendant qu’elle parlait, l’avait imprimé puis le lui avait remis pour qu’elle le signe, ce qu’elle avait fait sans trop faire attention. Elle affirme également qu’il y avait une importante barrière linguistique. Mme Jimoh-Atolagbe souligne qu’elle a présenté le formulaire FDA modifié sans délai, soit sept jours plus tard, par l’intermédiaire d’un nouvel avocat. Les Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, autorisent la modification d’un formulaire FDA, et la demanderesse ne devrait pas être pénalisée pour l’avoir fait.

[9] Selon Mme Jimoh-Atolagbe, la SAR avait l’obligation de tenir compte de ses explications. Or, la SAR en a plutôt fait abstraction ou les a rejetées sans justification adéquate. En raison des erreurs commises dans le formulaire FDA original, qui découlaient d’une mauvaise communication avec son avocat à l’époque, la SAR aurait dû considérer le formulaire FDA modifié de façon indépendante.

[10] Selon Mme Jimoh-Atolagbe, la SAR s’est concentrée sur des questions accessoires pour miner sa crédibilité. La SAR se serait appuyée sur de prétendues incohérences dans les détails concernant une relation de courte durée qu’elle aurait entretenue avec un garçon lorsqu’elle avait 15 ans, alors qu’il n’y avait pas de véritable écart dans son témoignage. La SAR a également mis l’accent sur des divergences mineures entre son témoignage et celui de sa partenaire intime (au sujet des films qu’elles ont regardés ensemble), ce qui ne suffisait pas à réfuter la présomption de véracité de leur témoignage sous serment. De plus, la SAR n’a pas mentionné les parties cohérentes de leurs témoignages sur des points plus importants de leur relation, comme, entre autres, le moment où elles se sont rencontrées et celui où leur relation est devenue intime.

[11] Je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité. La SAR a le droit de tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité en se fondant sur les incohérences, les contradictions ou les omissions dans la preuve qui ne sont pas raisonnablement expliquées, y compris les incohérences entre un formulaire FDA original et un formulaire FDA modifié : Zeferino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 FC 456 aux para 31-32; Hoyos Soto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 FC 127 au para 29; Avrelus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 FC 357 au para 15. En l’espèce, il serait inexact de qualifier le formulaire FDA modifié de version détaillée d’un formulaire FDA plus succinct qui a été présenté ainsi en raison de contraintes de temps. Dans son formulaire FDA modifié, Mme Jimoh-Atolagbe a changé son récit de façon fondamentale, et son cas se distingue de celui de l’affaire McKenzie (au paragraphe 34), où les modifications n’ont pas changé le récit.

[12] La SAR a souligné des différences importantes entre les deux exposés circonstanciés des formulaires FDA relativement aux problèmes auxquels le père de Mme Jimoh-Atolagbe a été confronté. Ces différences concernaient non seulement l’origine des problèmes du père de la demanderesse (seul le formulaire FDA modifié attribuait ses problèmes à la divulgation publique de l’orientation sexuelle de sa fille), mais également la chronologie des événements. La SAR a pris en considération l’explication de Mme Jimoh-Atolagbe, qui attribuait la responsabilité de ces différences à son premier avocat, et a rejeté l’argument avancé par cette dernière selon lequel les différences étaient explicatives. La SAR a plutôt conclu que Mme Jimoh-Atolagbe avait changé son récit et que les modifications n’étaient pas mineures ni accessoires, car elles étaient liées à des événements qui ont mené à la divulgation publique de son orientation sexuelle.

[13] Je ne suis pas d’accord avec Mme Jimoh-Atolagbe lorsqu’elle affirme que la SAR a rejeté ses explications sans motif. Les incohérences ont été portées à l’attention de Mme Jimoh-Atolagbe afin qu’elle puisse fournir des explications. La SAR a expressément fait référence à ses explications et ne les a pas acceptées. Bien que, dans son témoignage à l’audience devant la SPR, Mme Jimoh-Atolagbe ait évoqué une barrière linguistique entre elle et son premier avocat, la SPR a rejeté cette explication au motif que Mme Jimoh-Atolagbe lit et comprend l’anglais et que, lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas corrigé son formulaire FDA original s’il comportait une erreur, elle a répondu qu’elle l’avait signé sans trop faire attention. Dans la présente instance, Mme Jimoh-Atolagbe soutient que les difficultés linguistiques peuvent être décelées dans la transcription, mais elle ne donne pas d’exemples précis.

[14] De plus, la SAR ne s’est pas fondée uniquement sur les contradictions entre le formulaire FDA original et le formulaire FDA modifié. La SAR a exposé un certain nombre d’incohérences dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA modifié et dans le témoignage.

[15] Mme Jimoh-Atolagbe affirme qu’il n’y a pas eu de véritable écart dans son témoignage concernant la relation de courte durée qu’elle a entretenue avec un garçon lorsqu’elle avait 15 ans. Elle fait valoir que le fait que cette relation ait été de courte durée vient corroborer le fait qu’elle n’est pas attirée par les garçons. Toutefois, cet argument n’apporte que confusion. Mme Jimoh-Atolagbe a témoigné devant la SPR qu’elle est bisexuelle, ce qui, selon elle, signifie qu’elle a [traduction] « [...] une liaison avec un homme et une liaison avec une femme ». Elle a expliqué au cours de son témoignage qu’elle a toujours dit être bisexuelle et qu’elle ne s’est jamais définie autrement.

[16] Mme Jimoh-Atolagbe soutient également que la SAR a mis l’accent sur un élément ayant peu d’importance, à savoir les films qu’elle avait vus avec sa partenaire intime. Toutefois, la SAR a expliqué que les sorties au cinéma étaient censées être l’une des activités principales de Mme Jimoh-Atolagbe et de sa partenaire en tant que couple, et que ces sorties avaient eu lieu seulement quatre mois avant leur témoignage. Mme Jimoh-Atolagbe a témoigné qu’elle avait vu trois films au cinéma avec sa partenaire, alors que celle-ci a déclaré qu’elles en avaient vu dix. Lorsqu’on leur a demandé quels films elles avaient regardés, elles ont nommé des films différents. La SAR a souligné d’autres incohérences dans le témoignage concernant leur relation. La SAR a raisonnablement conclu que Mme Jimoh-Atolagbe et le témoin n’étaient pas crédibles quant à leur relation.

[17] Je ne partage pas l’avis de Mme Jimoh-Atolagbe selon lequel la SAR n’a pas dûment tenu compte de la preuve d’un problème de santé qui aurait eu une incidence sur son témoignage. La SAR a noté que le rapport du psychothérapeute ne portait que sur une seule séance d’admission et d’évaluation, qu’il n’était pas clair si le psychothérapeute était qualifié pour poser les diagnostics en question et qu’il n’y avait aucune preuve que Mme Jimoh-Atolagbe suivait la thérapie. La SAR a également souligné que Mme Jimoh-Atolagbe n’avait pas donné d’exemples précis montrant que son état physique ou mental avait eu une incidence sur son témoignage, et que l’examen de la transcription par la SAR n’avait permis de déceler aucun problème à cet égard. De même, dans le cadre de la présente demande, Mme Jimoh-Atolagbe ne précise pas en quoi la façon dont la SAR a abordé le soutien psychologique dont elle a bénéficié aurait eu une incidence sur ses conclusions.

[18] Les conclusions relatives à la crédibilité ont été décrites comme l’« essentiel de la compétence de la Commission » et requièrent un degré élevé de retenue judiciaire : Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 720 au para 12, citant Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 FC 1330 au para 30. La SAR s’est raisonnablement appuyée sur l’effet cumulatif d’incohérences multiples et importantes pour conclure que Mme Jimoh-Atolagbe n’a pas établi de façon crédible les éléments essentiels de sa demande. La SAR a justifié ses conclusions par des motifs transparents et intelligibles.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que Mme Jimoh-Atolagbe n’a pas démontré de crainte subjective de persécution?

[19] Mme Jimoh-Atolagbe soutient que la SAR a commis une erreur en concluant qu’elle ne craignait pas subjectivement d’être persécutée ou de subir un préjudice parce qu’elle n’a pas demandé l’asile pendant son séjour aux États-Unis. Mme Jimoh-Atolagbe a expliqué qu’elle n’avait pas présenté de demande aux États‑Unis parce qu’elle avait un statut d’étudiant valide et ne craignait donc pas d’être expulsée, qu’elle ne s’était pas réclamée à nouveau de la protection du gouvernement nigérian et qu’elle avait consulté un avocat qui lui avait déconseillé de demander l’asile. De plus, Mme Jimoh-Atolagbe soutient que la SAR n’a pas expliqué en quoi le fait qu’elle ait tardé à demander l’asile a miné sa crédibilité.

[20] Comme le souligne à juste titre le défendeur, la SAR a expliqué que Mme Jimoh-Atolagbe avait fourni des raisons incohérentes pour ne pas demander l’asile aux États-Unis, et qu’elle avait donné des renseignements contradictoires au sujet des conseils qu’elle avait reçus d’un avocat américain. Bien que la SAR s’est dite d’accord avec Mme Jimoh-Atolagbe pour dire que le retard à présenter une demande d’asile ou le défaut de présenter une demande d’asile dans un autre pays ne sont pas déterminants, le retard à présenter la demande d’asile en l’espèce justifiait une conclusion défavorable en matière de crédibilité. À mon avis, Mme Jimoh-Atolagbe n’a pas établi l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans les motifs de la SAR sur ce point. Mme Jimoh-Atolagbe a donné un certain nombre de raisons pour expliquer pourquoi elle n’a pas demandé l’asile aux États-Unis, mais la SPR et la SAR avaient toutes deux des réserves au sujet des incohérences dans la preuve et n’ont pas jugé ses explications satisfaisantes.

[21] Je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur en concluant que le comportement de Mme Jimoh-Atolagbe était incompatible avec celui d’une personne craignant d’être persécutée ou de subir un préjudice et que cela justifiait une conclusion défavorable quant à sa crédibilité.

IV. Conclusion

[22] Mme Jimoh-Atolagbe n’a pas établi que la décision de la SAR est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[23] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. À mon avis, l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3889-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3889-20

 

INTITULÉ :

TAIYE JIMOH-ATOLAGBE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Ugochukwu Udogu

 

Pour la demanderesse

 

Nicholas Dodokin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Ugo Udogu

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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