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Date : 20220406


Dossier : IMM-1934-20

Référence : 2022 CF 489

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2022

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

BRANDON EUGENE

(DYNASTY NEVADA) SHEPHARD

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse est une femme transgenre afro‑américaine et une citoyenne des États‑Unis. Elle a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire depuis le Canada.

[2] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 2 mars 2020 par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté sa demande. Elle soutient que la décision de l’agent est déraisonnable, que les conclusions ne tiennent pas compte de la preuve et que le raisonnement sous‑tendant la décision est inadéquat. Le défendeur fait valoir qu’après avoir examiné la preuve et les circonstances, y compris l’accès à un soutien médical et familial aux États‑Unis, l’agent a raisonnablement rejeté la demande.

[3] Pour les motifs exposés ci-après, la demande est accueillie.

II. Contexte

[4] La demanderesse est entrée au Canada pour la dernière fois le 16 décembre 2016 et a présenté une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire en février 2018. Elle a déclaré avoir été victime de discrimination et d’agressions verbales et physiques dans plusieurs milieux de travail de diverses villes des États‑Unis. Elle a également affirmé être déménagée un certain nombre de fois aux États‑Unis dans le but de fuir les agressions. La demanderesse a décrit quelques situations où elle s’est fait intimider et agresser sexuellement, où elle a été la cible d’insultes de la part de ses collègues de travail et de clients, où elle a reçu une menace de mort et où elle a dû faire appel à la police afin qu’elle la protège contre des préjudices corporels.

[5] La demanderesse a présenté des éléments de preuve démontrant qu’elle est activement traitée pour des troubles mentaux découlant des expériences qu’elle a vécues aux États‑Unis et elle a fait valoir que l’obliger à retourner aux États‑Unis nuirait à sa santé mentale.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] Lorsqu’il a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a tenu compte des trois motifs avancés par la demanderesse : son établissement, sa santé mentale et les conditions défavorables dans le pays pour les personnes de la même race, de la même orientation sexuelle et de la même identité de genre qu’elle.

[7] L’agent a conclu que la demanderesse n’avait résidé au Canada que pendant trois ans et que la principale raison pour laquelle elle est restée pendant tout ce temps est qu’elle a prolongé indûment son statut de visiteur. Il a noté que la demanderesse était sans emploi, qu’elle recevait des prestations d’invalidité et qu’elle avait présenté peu d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle avait tenté d’obtenir l’autorisation de travailler au Canada. L’agent a reconnu que la demanderesse avait un fiancé canadien et a accordé un certain poids à ce facteur, mais il a noté que la demanderesse n’avait pas expliqué pourquoi son fiancé ne serait pas en mesure de la parrainer. Il a également noté que les parents de la demanderesse aux États‑Unis lui offraient un soutien et qu’elle entretenait une relation étroite avec eux. Il a aussi reconnu que la demanderesse avait fait du bénévolat auprès de différentes organisations au Canada. Dans l’ensemble, l’agent a conclu que la demanderesse n’est pas bien établie au Canada.

[8] Lorsqu’il a examiné la santé mentale de la demanderesse, l’agent a noté qu’elle suit un traitement et a reconnu son allégation selon laquelle ses problèmes de santé mentale découlaient des agressions, de la discrimination et du harcèlement qu’elle avait vécus aux États‑Unis ainsi que des agressions vécues au Canada. Il a reconnu que la demanderesse pourrait être bouleversée par un retour aux États‑Unis, mais il a conclu qu’elle n’avait pas établi qu’elle ne pourrait pas avoir accès à des soins de santé mentale dans son pays d’origine. L’agent a encore une fois noté que sa famille et son fiancé la soutenaient et que rien n’indiquait qu’ils ne lui fourniraient pas le soutien émotionnel et l’aide nécessaires.

[9] Enfin, l’agent a tenu compte de la preuve relative aux conditions défavorables dans le pays. Cette preuve était composée des expériences personnelles de la demanderesse et de rapports et d’articles de recherche sur la violence et la discrimination dont les personnes transgenres sont victimes aux États‑Unis. L’agent a reconnu que les conditions défavorables pourraient avoir une incidence négative sur la demanderesse si elle retournait aux États‑Unis et a accordé un certain poids à ce facteur, mais il a conclu qu’il ne s’agissait que d’un seul facteur parmi tous les facteurs à prendre en considération.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[10] La demanderesse soulève une seule question : la décision de l’agent était‑elle raisonnable?

[11] Les parties font valoir que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable et je suis d’accord. Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible et qui permet à la cour de révision de suivre le raisonnement cohérent et logique du décideur et d’établir le mode d’analyse ayant mené de la preuve au résultat (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 86 et 102).

V. Analyse

[12] La demanderesse soutient que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en ne reconnaissant pas qu’il peut être justifié d’accorder une dispense pour considération d’ordre humanitaire en se fondant sur un seul facteur ou une seule considération. Elle fait également valoir que l’agent a commis une erreur dans son examen de la preuve relative aux conditions défavorables dans le pays et de celle relative à sa santé mentale.

[13] Pour avancer que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire, la demanderesse se fonde sur la déclaration de celui‑ci, selon lequel le facteur lié aux conditions défavorables dans le pays méritait un certain poids, mais il ne [traduction] « s’agissait que d’un seul des facteurs à prendre compte dans le cadre de cette demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ». L’argument de la demanderesse ne parvient pas à me convaincre. La phrase sur laquelle elle se fonde ne peut être lue séparément des autres.

[14] La demanderesse a fondé sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire sur trois motifs distincts. L’agent a examiné chacun d’eux, puis a procédé à l’examen de l’ensemble des circonstances. Lorsqu’elle est lue dans son intégralité, la décision ne laisse pas entendre que l’agent estimait à tort qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne pouvait être accordée si un seul des facteurs méritait d’être pris en compte. Elle montre plutôt qu’après avoir examiné chaque facteur d’ordre humanitaire et après les avoir tous évalués par rapport à l’ensemble des circonstances, l’agent n’était pas convaincu qu’il était justifié d’accorder une dispense.

[15] Je ne suis pas non plus convaincu que l’examen de la preuve relative aux conditions dans le pays effectué par l’agent était déraisonnable. Cependant, je suis d’avis que son traitement de la preuve relative à la santé mentale de la demanderesse rend effectivement la décision déraisonnable.

[16] Lorsqu’il a examiné la santé mentale de la demanderesse, l’agent a mal compris et semble avoir mal interprété la preuve liée aux répercussions d’un retour aux États‑Unis sur la santé mentale de la demanderesse. Ce faisant, il n’a pas tenu compte de l’effet qu’un retour aurait sur la demanderesse.

[17] La preuve médicale, que l’agent ne conteste pas, comprend une lettre du directeur du département de psychiatrie à l’hôpital St. Michael. La lettre mentionne que la demanderesse présente un trouble dépressif majeur, détaille les médicaments qui lui ont été prescrits et indique qu’il y a eu une amélioration modérée et que la demanderesse a respecté son traitement. Le directeur termine en affirmant [traduction] « [q]ue d’après [s]on impression clinique, si elle retourne dans son pays, cela pourrait mettre en péril les progrès réalisés quant à son bien‑être mental, et [qu’il] appuie pleinement sa demande ».

[18] À la lumière de cet élément de preuve, l’agent décrit un retour aux États‑Unis comme étant possiblement [traduction] « bouleversant ». Il ajoute que la preuve ne permet pas d’établir qu’aucun service de santé ne serait accessible ni que la famille de la demanderesse ne lui fournirait pas le soutien émotionnel et l’aide nécessaires.

[19] Le fait de décrire le retour de la demanderesse comme étant possiblement [traduction] « bouleversant » minimise l’impression de l’expert clinique et mine la logique et le mode d’analyse qui sous‑tendent la conclusion de l’agent. Cette erreur est exacerbée par le fait que l’agent a mis l’accent sur l’accessibilité à un traitement et à un soutien aux États‑Unis, mais il n’a pas tenu compte de l’effet d’un retour dans ce pays sur la demanderesse. Cela va à l’encontre de l’enseignement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 48, selon lequel les répercussions négatives d’un renvoi sur la santé mentale du demandeur ayant présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sont un facteur pertinent à prendre en compte, peu importe la possibilité d’obtenir un traitement dans le pays d’origine du demandeur. La façon dont l’agent a traité ce facteur mine le caractère raisonnable de la décision.

VI. Conclusion

[20] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que l’intervention de la Cour est justifiée. La demande est accueillie.

[21] Les parties n’ont pas relevé de question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1934-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

En blanc

« Patrick Gleeson »

En blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1934-20

 

INTITULÉ :

BRANDON EUGENE (DYNASTY NEVADA) SHEPHARD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

Pour la demanderesse

 

James Todd

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office Professional Corp.

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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