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Date : 20220407


Dossier : IMM-5611-17

Référence : 2022 CF 505

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

TENZIN NYINJEY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, M. Tenzin Nyinjey, est d’origine tibétaine et est né dans la République de l’Inde en 1977. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 2 novembre 2017 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] à titre de réfugié de la République populaire de Chine.

[2] Le demandeur craint que l’Inde l’expulse vers la Chine, où il serait persécuté en raison de ses activités de journaliste et d’activiste militant pour un Tibet libre. La question déterminante devant la SPR était celle de l’identité nationale du demandeur en tant que citoyen indien. La SPR a conclu que le demandeur, qui est né en Inde, avait droit à la citoyenneté indienne, y compris à l’ensemble des avantages et privilèges qui vont de pair avec celle‑ci. La SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’un obstacle important l’empêchait d’exercer son droit de citoyenneté ou qu’il a déployé des efforts raisonnables pour surmonter les obstacles perçus ou réels à l’exercice de ce droit.

[3] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable au motif que la SPR a commis des erreurs a) en n’appliquant pas une décision antérieure rendue par la SPR concernant la nationalité de son frère ou en n’établissant pas de distinction entre les deux frères à l’aide de motifs clairs et convaincants; b) en rejetant la question des obstacles qu’il a rencontrés pour tenter d’obtenir sa citoyenneté; 3) en ne tenant pas compte de la preuve au dossier concernant les contraintes d’ordre pratique auxquelles font face les Tibétains nés en Inde de façon générale lorsqu’ils présentent une demande de passeport indien.

[4] Le défendeur soutient que la SPR a raisonnablement conclu a) que le demandeur est citoyen indien de naissance et peut retourner en Inde où il ne court aucun risque et b) qu’il n’a pas démontré l’existence d’obstacles importants à l’exercice de son droit à la citoyenneté indienne. Le défendeur fait également valoir que rien n’indique que le demandeur a tenté de démontrer devant la SPR que son frère et lui se trouvent dans une situation identique et que leurs cas étaient marqués par les mêmes faits et les mêmes droits.

II. Question en litige et norme de contrôle

[5] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Je suis d’accord. L’unique question en litige est celle de savoir si la décision était raisonnable.

[6] Lors du contrôle judiciaire, la Cour doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

[7] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12‑13). Ainsi, il y a lieu de faire preuve de retenue, en particulier à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne devrait pas modifier les conclusions de fait. Ce n’est pas le rôle de la Cour chargée du contrôle judiciaire d’apprécier à nouveau ou de réévaluer la preuve examinée par le décideur (Vavilov, au para 125).

III. Analyse

[8] Le demandeur soulève trois arguments. Dans un premier temps, il soutient que la SPR a commis une erreur a) en n’appliquant pas la décision par laquelle la SPR a conclu que son frère était un réfugié au sens de la Convention ou b) en n’expliquant pas pourquoi le cas du demandeur a été traité différemment. Le demandeur se fonde sur la décision Losel c Canada (Citoyenneté et Immigration), IMM-7989-14, 9 octobre 2015 [Losel] pour affirmer qu’« il n’est pas raisonnable pour la SPR d’arriver à des conclusions différentes en ce qui concerne la nationalité d’un frère et d’une sœur dont la situation est identique et dont les cas sont marqués des mêmes faits et des mêmes lois ». Dans la décision Losel, le juge Brown a conclu que « la SPR doit obtempérer à la décision rendue antérieurement par un tribunal différemment constitué concernant la nationalité de la sœur du demandeur dont la situation est identique à moins que la SPR soit en mesure d’établir de manière convaincante qu’il y a une différence entre les deux affaires ». Dans l’affaire Losel, il avait été conclu qu’un des membres de la fratrie était un ressortissant indien et l’autre, un ressortissant chinois. Le frère et la sœur étaient d’origines tibétaines, mais ils sont nés en Inde.

[9] En l’espèce, le frère du demandeur s’est vu accorder le statut de réfugié en 2009. La demande du demandeur a été rejetée en 2017. Le demandeur reconnaît qu’il existe un intervalle de huit (8) ans entre les deux décisions, mais soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR de réserver un traitement différent à deux frères se trouvant dans une situation identique sans présenter de justification. Selon le demandeur, agir ainsi n’est pas conforme à l’exigence énoncée dans l’arrêt Vavilov selon laquelle toute décision doit être justifiée (au para 86).

[10] L’argument du défendeur a deux volets. Premièrement, il soutient que rien n’indique que le demandeur a présenté à la SPR une copie de la décision rendue dans le dossier de son frère, qu’il s’est fondé sur la décision Losel, ou qu’il a tenté d’établir que lui et son frère se trouvaient dans une situation identique et que leurs cas étaient marqués par les mêmes faits et les mêmes droits.

[11] Deuxièmement, l’Inde a reconnu la citoyenneté indienne aux personnes d’origine tibétaine dans un contexte juridique et factuel qui a évolué depuis 2009. Le défendeur fait référence à plusieurs décisions rendues entre 2010 et 2016 par lesquelles la Haute Cour de l’Inde a reconnu le droit à la citoyenneté indienne des Tibétains nés en Inde entre 1950 et 1987. Dans ses motifs, la SPR s’est fondée sur la décision Phuntsok Wangyal rendue le 22 septembre 2016 par la Haute Cour de Delhi pour affirmer que le demandeur est non seulement un citoyen indien, mais qu’il a également droit à l’ensemble des avantages et privilèges inhérents à la citoyenneté, y compris l’obtention d’un passeport.

[12] Je suis d’accord avec le défendeur sur ces deux points. Rien n’indique que la question des membres d’une même fratrie se trouvant dans une situation identique ou un argument s’y rapportant n’a été présenté à la SPR ou soulevé à l’audience devant cette dernière. Lorsque le demandeur s’est présenté au point d’entrée au Canada en 2013, il a bien affirmé avoir un frère et une sœur qui sont citoyens canadiens, et il a présenté leurs documents d’identité ainsi qu’une copie du formulaire de renseignements personnels présenté par son frère en 2008. À mon avis, cela ne veut pas dire qu’il a soulevé la question des membres d’une même fratrie se trouvant dans une situation identique devant la SPR. Je conclus que la SPR n’a pas commis d’erreur en n’examinant pas la demande d’asile accueillie du frère du demandeur dans ses motifs.

[13] Qui plus est, et en tout état de cause, je conclus que la décision Losel ne s’applique pas aux circonstances de l’espèce. On pourrait affirmer que la décision Losel s’applique dans le contexte de deux membres d’une même fratrie se trouvant dans une situation identique en apparence et dont les cas sont marqués par les mêmes faits et les mêmes droits. Mon collègue le juge Southcott a récemment traité de cet argument dans le contexte d’un demandeur d’origine tibétaine né en Inde ayant un frère dont la demande d’asile avait été accueillie en 2009 (Tsering c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1190). Le juge Southcott a conclu que les décisions de la Haute Cour de l’Inde « représentent un changement dans le contexte juridique (ou, peut‑être, le contexte factuel représenté par le droit étranger) dans le cadre duquel les deux demandes d’asile ont été tranchées » et que, par conséquent, le principe tel qu’il était appliqué dans la décision Losel ne s’appliquait pas (au para 22). Je conclus que c’est aussi le cas en l’espèce.

[14] Dans un deuxième temps, le demandeur soutient qu’il n’est pas en mesure d’exercer son droit à la citoyenneté indienne et que les efforts qu’il a déployés pour surmonter les obstacles opérationnels à cet exercice, par ailleurs raisonnables, ont été vains. Le défendeur soutient que la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas démontré que d’importants obstacles l’empêchaient d’exercer son droit à la citoyenneté et qu’il n’a pas déployé d’efforts raisonnables pour surmonter ces obstacles. Les parties conviennent que le critère applicable aux demandeurs qui invoquent un obstacle à l’exercice de leur droit à la citoyenneté est énoncé dans l’arrêt Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 [Tretsetsang] aux paragraphes 72 à 73 :

[72] Par conséquent, le demandeur qui invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné doit établir selon la prépondérance des probabilités :

a) qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b) qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État.

[73] Ce qui constitue des efforts raisonnables pour surmonter un obstacle important (établi par le demandeur) dans une situation donnée ne peut être déterminé qu’au cas par cas. Le demandeur ne sera pas tenu de faire des efforts pour surmonter ces obstacles s’il démontre qu’il serait déraisonnable d’exiger pareils efforts.

[15] En l’espèce, les documents de voyage indiens du demandeur ont expiré en 2016 et son certificat d’étranger enregistré a expiré en 2017. Une copie du certificat d’identité qui lui a été délivré par le gouvernement indien figurait dans le dossier, et une copie du livre vert, un document délivré aux Tibétains comme preuve de leurs origines tibétaines, a été présentée à la SPR. À l’audience devant la SPR, le demandeur s’est dit préoccupé par le fait que s’il retournait en Inde, il pourrait être emprisonné ou expulsé vers la Chine parce que sa documentation est expirée. À l’audience devant la SPR et dans la présente instance, le demandeur a fait valoir qu’il avait commencé à faire sa demande de citoyenneté en ligne, mais qu’il n’avait jamais rempli le formulaire en ligne puisqu’il n’a pas de certificat de naissance indien. Le demandeur a également signalé qu’il ne possède pas la documentation requise pour demander un passeport indien.

[16] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en accordant trop d’importance au certificat d’étranger enregistré et aux documents de voyage indiens. Je ne suis pas d’accord, car les motifs de la SPR répondaient aux observations présentées par le demandeur concernant sa crainte d’être expulsé en Chine parce que ses documents étaient expirés ou qu’il n’était pas en mesure de demander la citoyenneté indienne. La SPR a conclu que le demandeur a laissé sa documentation expirer et qu’il n’a déployé aucun effort auprès des autorités officielles (p. ex. s’adresser au consulat indien) quand il était aux États‑Unis ou au Canada pour remédier à la situation. Le défendeur souligne le raisonnement énoncé par le juge Rennie dans l’arrêt Tretsetsang, lequel s’applique en l’espèce :

[38] Bien que ce qu’il faut entendre par mesures raisonnables dépend grandement des faits, on peut observer que l’omission de demander un passeport, un titre de voyage ou d’autres documents constatant la nationalité constituera un facteur hautement pertinent, en particulier lorsque le pays de nationalité possède une ambassade ou un haut-commissariat au Canada. En effet, il serait étrange qu’un droit apparemment reconnu par la loi puisse aussi facilement être écarté par le seul fait de ne pas demander qu’il soit respecté.

[17] Je ne vois aucune erreur dans la conclusion de la SPR selon laquelle les actes du demandeur étaient déraisonnables, puisque c’est en raison de son inaction que sa documentation a expiré. La déclaration de la SPR à savoir que le demandeur était raisonnablement bien instruit se reflète dans le dossier. Il détient une maîtrise d’une université américaine, a été rédacteur de discours pour le sikyong (premier ministre) de l’Administration centrale tibétaine et a travaillé comme rédacteur en chef du Tibet Journal. La SPR a raisonnablement conclu qu’aucune circonstance au dossier n’empêchait le demandeur de communiquer avec le gouvernement indien afin d’obtenir les documents dont il a besoin pour retourner en Inde.

[18] Le demandeur fait valoir que sa tentative de présenter une demande en ligne démontre l’obstacle auquel il fait face parce qu’il n’a pas de certificat de naissance indien. Ce même argument a été soulevé dans la décision Tashi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1301 :

[39] Monsieur Tashi conteste la conclusion de la Commission; il soutient qu’il ne serait pas en mesure d’obtenir la citoyenneté indienne, car il n’a pas de certificat de naissance indien. Rien ne prouve que M. Tashi a déjà tenté d’obtenir un certificat de naissance; or, il avait un certificat d’enregistrement pour les Tibétains, soit une carte d’identité délivrée par le gouvernement et confirmant qu’il est né en Inde pendant la période pertinente. Outre le témoignage vague et anecdotique livré par M. Tashi, le dossier ne comportait aucun élément établissant qu’il n’arriverait pas à faire renouveler son certificat d’enregistrement s’il retournait en Inde, et personne n’a porté à ma connaissance des éléments de preuve révélant que le certificat d’enregistrement pour les Tibétains serait refusé pour faire reconnaître la citoyenneté indienne.

[19] Rien dans le dossier n’indique que, à la suite de la décision rendue par la Haute Cour en 2016, le demandeur serait incapable d’obtenir un certificat de naissance indien, ou que la SPR a fait abstraction d’une telle preuve. En fin de compte, la SPR a conclu que la tentative de présenter une demande en ligne était superflue, puisque le demandeur avait déjà la citoyenneté en vertu du paragraphe 3(1) de la loi de 2003 sur la citoyenneté (version modifiée) de l’Inde et de la décision de 2016 par laquelle la Haute Cour de Delhi a conclu que les Tibétains nés en Inde sont citoyens indiens s’ils satisfont aux exigences énoncées dans la Loi. Je ne vois aucune raison d’intervenir.

[20] Finalement, en ce qui concerne le troisième argument, le demandeur conteste le traitement réservé par la SPR à la preuve relative aux obstacles rencontrés par les Tibétains cherchant à obtenir un passeport indien et, en particulier, à plusieurs articles du Tibet Sun. Bien que le caractère raisonnable d’une décision puisse être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte (Vavilov, au para 126), ce n’est pas le cas dans la demande dont je suis saisie. La SPR a reconnu la documentation sur le pays présentée par l’avocat du demandeur et a souligné les incohérences qu’il y avait parfois quant à la question de la délivrance des passeports, mais est restée d’avis que le demandeur a la citoyenneté indienne. À moins de circonstances exceptionnelles, il n’appartient pas à la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire de réévaluer ou de soupeser à nouveau les éléments de preuve examinés par la SPR (Vavilov, au para 125). Par conséquent, je refuse d’intervenir.

IV. Conclusion

[21] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5611-17

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5611-17

INTITULÉ :

TENZIN NYINJEY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 AVRIL 2022

COMPARUTIONS :

Me Jack C. Martin

POUR LE DEMANDEUR

Me David Cranton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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