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Date : 20220406


Dossier : IMM-3401-21

Référence : 2022 CF 485

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

THANEESWARAN KRISHNAPILLAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard de la décision défavorable rendue le 27 mai 2020 par un agent d’immigration principal [l’agent] à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR]. Cette décision n’a toutefois été remise au demandeur que le 5 mai 2021 [la décision].

II. Faits

[2] Le demandeur est un homme tamoul de 52 ans, originaire du nord du Sri Lanka. Il est marié et a deux fils et une fille. L’un des fils a demandé l’asile en 2019 et est réfugié au Canada. Les deux autres enfants et sa femme vivent à Jaffna, au Sri Lanka.

[3] Le demandeur est arrivé au Canada en décembre 2010 et a présenté une demande d’asile peu de temps après. Le demandeur fait valoir qu’il a été forcé de travailler pour les Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET] et que le gouvernement l’a ensuite arrêté en raison de son lien présumé avec les TLET. Il a déclaré avoir été arrêté plusieurs fois et battu par les autorités.

[4] Toutefois, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que l’histoire du demandeur était fictive et qu’il n’était pas ciblé par le gouvernement ou la police au Sri Lanka. En outre, le gouvernement sri-lankais avait revendiqué la victoire contre les TLET en 2009, et la SPR a estimé que le demandeur ne serait pas en danger s’il était renvoyé dans son pays. Sa demande a été rejetée en mars 2013.

[5] À cette époque, de nombreux pays, dont le Canada, se sont réjouis de constater que la paix semblait revenue au Sri Lanka après une guerre civile brutale. Cependant, la paix a été rompue et les fonctionnaires canadiens ont déterminé que le gouvernement sri-lankais se livrait à une « épuration ethnique douce » visant les Tamouls du Nord : voir Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244. La situation au Sri Lanka était, et continue d’être, changeante et il n’était pas sûr de se fonder sur des documents qui n’étaient plus à jour sur la situation au pays. Cela faisait partie des motifs pour lesquels la demande de contrôle judiciaire a été accueillie dans la présente affaire et dans d’autres. Dans ces affaires, les tribunaux ont souligné l’importance que l’ERAR soit effectué en temps opportun – dans le cadre duquel l’agent évalue les conditions du pays peu de temps avant qu’un demandeur débouté risque d’être renvoyé du Canada. L’ERAR représente la dernière possibilité d’évaluer les risques, sous réserve du pouvoir discrétionnaire limité de l’agent de renvoi de l’Agence des services frontaliers du Canada.

[6] En l’espèce, le demandeur a présenté une demande d’asile fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui a été rejetée en février 2015. Il a déposé une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en mai 2018, qui a été rejetée en mai 2021. La demande de contrôle judiciaire du demandeur visant sa deuxième demande d’asile fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée en novembre 2021.

[7] Le demandeur a présenté une demande d’ERAR en juillet 2019, qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire. L’agent chargé de l’ERAR a rejeté la demande d’ERAR du demandeur dans ses motifs datés du 27 mai 2020.

[8] Pour une raison que j’ignore, la décision de l’agent chargé de l’ERAR n’a été communiquée au demandeur que le 5 mai 2021.

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[9] Dans sa demande d’ERAR, le demandeur a fait valoir que l’agent devait tenir compte des nouveaux éléments de preuve déposés depuis la décision de la SPR de 2013. Il s’agissait de nombreux articles décrivant l’évolution des conditions au Sri Lanka. De manière générale, les nouveaux rapports sur la situation du pays déposés par le demandeur indiquent une détérioration des conditions pour les personnes ayant son profil, à savoir un homme tamoul du nord du Sri Lanka qui revient chez lui en tant que demandeur d’asile débouté après avoir voulu obtenir le statut de réfugié au Canada.

[10] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment démontré qu’il serait perçu comme ayant un lien avec les TLET par le gouvernement sri-lankais. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve démontrant qu’il pourrait être perçu comme un sympathisant des TLET, ni d’informations indiquant qu’il pourrait intéresser les autorités sri-lankaises, comme un mandat, un rapport de police ou des lettres du gouvernement. L’agent a souligné que le demandeur a cinq frères et sœurs au Sri Lanka, mais qu’il n’a pas indiqué si son affiliation perçue aux TLET leur avait posé problème. De plus, son affiliation perçue avec les TLET était le fondement de sa demande d’asile, mais elle a été jugée non crédible. Par conséquent, l’agent d’ERAR a conclu que le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisants de son affiliation perçue avec les TLET au Sri Lanka.

[11] L’agent a également tenu compte d’un article d’Amnistie Internationale qui lui a été communiqué par le demandeur et qui indique que le gouvernement sri-lankais est davantage susceptible d’associer facilement les demandeurs d’asile déboutés à des partisans des TLET. L’agent a reconnu que diverses sources indiquent que certains rapatriés de pays occidentaux ont fait l’objet de mauvais traitements, mais il a estimé que la preuve montre qu’il s’agit de personnes ayant des liens connus avec les TLET, qui se livraient au trafic de personnes ou qui avaient un casier judiciaire. L’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur serait raisonnablement perçu comme ayant un tel profil.

[12] Cela dit, l’agent d’ERAR a accepté que les rapports du demandeur indiquaient [traduction] « une détérioration des conditions pour les personnes ayant » le profil du demandeur.

[13] Toutefois, l’agent a cité un rapport de 2020 du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni pour souligner que, selon la preuve documentaire [traduction] « la plus récente », les demandeurs d’asile déboutés d’origine tamoule ne sont généralement pas en danger au Sri Lanka. De plus, l’agent a constaté que le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni de 2020 était plus récent que l’article d’Amnistie Internationale invoqué par le demandeur – plus récent de seulement deux ans, et non de cinq ans contrairement à ce que l’agent a indiqué. L’agent a estimé que les éléments de preuve ne lui permettaient pas de conclure que le demandeur serait en danger en raison de son statut de demandeur d’asile débouté par le Canada, car les conditions au Sri Lanka ont changé depuis la publication de l’article d’Amnistie Internationale en 2017.

IV. Questions en litige

[14] Selon le demandeur, les questions en litige sont les suivantes :

  1. En appliquant la définition :

  1. l’agent a utilisé le mauvais critère suivant l’article 96 de la LIPR pour évaluer si la crainte de persécution du demandeur est fondée;

  2. l’agent a appliqué la définition figurant à l’article 96 de la Loi; la décision contestée était‑elle fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent?

  1. En se fondant sur les éléments de preuve :

  1. l’agent s’est appuyé de manière sélective sur des éléments de preuve documentaires;

  2. l’agent n’a pas évalué la demande sur la foi des éléments de preuve actuels.

[15] En tout respect, j’estime que la seule question est de savoir si la décision est raisonnable.

V. Norme de contrôle

[16] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], de la Cour suprême du Canada, les juges majoritaires, par la voix du juge Rowe, expliquent ce qui est requis pour qu’une décision soit jugée raisonnable et ce qui est attendu d’une cour de révision qui procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[17] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada précise qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique ». La Cour suprême donne la directive selon laquelle la cour de révision doit en arriver à une décision en fonction du dossier dont elle dispose :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par. 48.

[Non souligné dans l’original.]

[18] En outre, l’arrêt Vavilov exige de la cour de révision qu’elle évalue si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

A. L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère juridique suivant l’article 96?

[19] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en appliquant une norme de probabilité qui n’est pas le bon critère dans le cadre de l’article 96 de la LIPR. L’agent a énoncé le critère correctement à certains endroits, mais il a énoncé le mauvais à d’autres. Par conséquent, le demandeur soutient que l’agent n’a pas compris le critère, voir Naredo c Canada (Emploi et Immigration), [1981] ACF no 1130 [les juges Heald et Urie; le juge MacKay, dissident] au para 3 [Naredo].

[20] Le défendeur fait valoir que l’agent a appliqué le bon critère concernant le risque prospectif de persécution ou de préjudice personnel après avoir évalué le profil du demandeur eu égard à la preuve récente sur la situation au pays. L’avocat affirme qu’en appliquant ces critères, l’agent a raisonnablement conclu que le profil du demandeur ne donnait lieu ni à une crainte fondée de persécution ni à un risque personnel, puisque ce dernier n’a pas de liens réels avec le TLET ni de casier judiciaire. Le défendeur soutient que notre Cour a énoncé une mise en garde contre le fait de « s’attarder à des questions sémantiques sans tenir compte de l’intégralité de la décision et du contexte auquel ces mots renvoient » dans le contexte du critère à appliquer aux demandes d’asile (Halder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 922 [le juge Favel] aux para 48-49, citant Thiyagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 48 [le juge LeBlanc, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale] au para 25; Nageem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 867 [le juge Rennie, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale] au para 27; Mutangadura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 298 [le juge Phelan] au para 9).

[21] J’estime que sur la base des contraintes juridiques, le critère juridique et le critère applicable pour démontrer une crainte justifiée de persécution au titre de l’article 96 de la LIPR est la « possibilité sérieuse » ou la « possibilité raisonnable », c’est-à-dire plus qu’une simple possibilité. Ce critère est distinct de la norme de preuve applicable aux conclusions de fait, qui est la « prépondérance des probabilités », voir Gebremedhin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 497 [la juge McVeigh] au para 28. Voir également Jeyaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1244 [le juge Russell] au para 45.

[22] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur, qui affirme qu’il s’agit d’une question de sémantique. La question est cruciale et déterminante : il s’agit du critère auquel le demandeur doit satisfaire au titre de l’article 96 de la LIPR. L’agent a appliqué un seuil de risque à la fois correct et incorrect, comme le montre ce qui suit :

  • - p. 4 de la décision : [TRADUCTION] « L’article 96 de la LIPR exige que le demandeur démontre qu’il serait exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution [...] » Commentaire de la Cour : il s’agit du bon critère;

  • - p. 10 de la décision : [TRADUCTION] « Le demandeur n’a pas démontré de manière satisfaisante qu’il sera perçu comme ayant un lien avec les TLET par le gouvernement sri‑lankais. Il n’a présenté aucun élément de preuve montrant qu’il pourrait être perçu comme un sympathisant des TLET [...] Ou qu’il peut présenter un intérêt pour le gouvernement ». Commentaire de la Cour : le même paragraphe contient le critère approprié et un seuil de risque erroné; « peut » est correct, « sera » ne l’est pas;

  • - p. 10 de la décision : [TRADUCTION] « Par conséquent, j’estime que le demandeur n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure qu’il est perçu comme lié aux TLET au Sri Lanka. » Commentaire de la Cour : Ce n’est pas le bon critère;

  • - p. 11 de la décision : [TRADUCTION] « Je conclus que le demandeur ne serait pas en danger au Sri Lanka en raison de son statut de demandeur d’asile de retour du Canada ». Commentaire de la Cour : Ce n’est pas le bon critère;

  • - p. 12 de la décision : [TRADUCTION] « Je dispose de peu d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur serait en danger en raison de son statut de demandeur d’asile débouté [...] » Commentaire de la Cour : Ce n’est pas le bon critère;

  • - p. 12 de la décision : [TRADUCTION] « J’estime que le demandeur n’a pas démontré de manière satisfaisante qu’il est en danger au Sri Lanka. » Commentaire de la Cour : Ce n’est pas le bon critère.

[23] Comme nous l’avons indiqué, le critère permettant d’établir une crainte justifiée de persécution dans le contexte de la définition d’un réfugié au sens de la Convention a été formulé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 au paragraphe 5, comme la question de savoir si le demandeur « [craint] avec raison » d’être persécuté ou s’il y a une « possibilité raisonnable » qu’il soit persécuté s’il retourne dans son pays d’origine. La formulation retenue de nos jours est qu’il doit exister « plus qu’une simple possibilité » de persécution. Cela signifie qu’il doit y avoir plus qu’une possibilité minime, mais pas nécessairement une possibilité supérieure à 50 %.

[24] Je reconnais que l’agent a énoncé les bons critères pour les articles 96 et 97 dans les paragraphes d’introduction et de conclusion de la décision. Toutefois, l’agent a énoncé le mauvais critère à de nombreuses reprises entre les deux.

[25] Cette incohérence donne lieu à une décision déraisonnable susceptible de contrôle. Je le souligne parce que, pour paraphraser la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Naredo au paragraphe 2, l’agent a commis une erreur à l’égard des contraintes juridiques en exigeant que le demandeur prouve qu’il est ou serait sujet à la persécution, alors que la définition prévue par la loi exige seulement « qu’il établisse qu’il [craint] avec raison d’être persécut[é] ». Le critère imposé par l’agent d’ERAR est un critère plus élevé et plus rigoureux que celui imposé par la Loi. Dans ces circonstances, il m’est impossible de déterminer avec certitude quel critère a finalement conduit à la décision de l’agent en l’espèce, et je ne peux non plus affirmer que l’agent serait arrivé au même résultat s’il avait appliqué le critère approprié à la situation factuelle du demandeur.

B. L’agent a-t-il raisonnablement appliqué l’analyse fondée sur l’article 96?

[26] En ce qui concerne l’application déraisonnable de l’analyse fondée sur l’article 96 par l’agent, le demandeur se réfère à la décision Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 [Fodor] du juge McHaffie :

[19] La Cour d’appel fédérale reconnaît depuis longtemps qu’une personne qui demande l’asile à titre de réfugié au sens de la Convention a) n’a pas besoin de démontrer qu’elle a été persécutée personnellement dans le passé; b) peut démontrer qu’elle craint d’être persécutée au moyen d’éléments de preuve sur le traitement réservé aux personnes se trouvant dans une situation similaire à la sienne dans son pays de nationalité; et c) n’a pas besoin de démontrer qu’elle s’expose à un risque plus grand par rapport aux autres personnes dans son pays ou aux autres membres de son groupe : Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250, 1990 CanLII 7978 (CAF), aux para 17-19. Ces principes ont été confirmés dans d’autres affaires, par exemple Pacificador c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1462, aux paragraphes 73-75; Somasundaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1166, aux paragraphes 20-23, et Bozik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 920 [Bozik I], aux paragraphes 3-7.

[27] À cet égard, la manière dont l’agent a appliqué l’analyse de l’article 96 me préoccupe; j’ai ajouté mes commentaires à la suite des conclusions suivantes de l’agent :

  1. [traduction] Aucun élément de preuve ne me permet de conclure que le gouvernement s’intéresse au demandeur. Commentaire de la Cour : Cette question touche personnellement le demandeur; or, l’agent a peut-être oublié que les demandeurs peuvent établir le bien-fondé de leur demande en démontrant qu’ils font partie d’un groupe à risque, de sorte que leur profil doit également être pris en compte. Cela a également été le cas pour les demandes d’asile de Tamouls (Y.S. c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2014 CF 324 [le juge Russell] aux para 64‑65). Plus particulièrement, les personnes demandant l’asile ne sont pas tenues de démontrer qu’elles présentent personnellement le niveau de risque requis si leur profil correspond à celui d’un groupe qui satisfait au critère, voir Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244 au para 12, et voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 53;

  2. [traduction] L’affiliation perçue du demandeur aux TLET ne posait aucun problème à ses cinq frères et sœurs au Sri Lanka. Commentaire de la Cour : Ce profil ne correspond pas à celui mis de l’avant et établi par le demandeur, qui était celui d’un homme tamoul du Nord revenant en tant que demandeur d’asile débouté. Par conséquent, cette conclusion ne tient pas compte de la question soumise à l’agent d’ERAR comme l’exige le paragraphe 128 de l’arrêt Vavilov;

  3. [traduction] La crainte de persécution du demandeur n’est pas justifiée parce que la SPR n’a pas cru son récit de mauvais traitements antérieurs lorsqu’elle a examiné sa demande en 2013. Commentaire de la Cour : Je ne suis pas persuadé de la pertinence de cette observation, car le demandeur n’invoque plus son profil de partisan des TLET. Le profil dont il se réclame est celui d’un homme tamoul du nord du Sri Lanka qui revient du Canada en tant que demandeur d’asile débouté. C’est ce profil que l’agent doit prendre en compte, conformément à l’arrêt Vavilov, dans le cadre du nouvel examen qui sera ordonné.

[28] Je suis également préoccupé par le caractère opportun de l’ERAR et par la considération d’éléments de preuve autres que les conditions actuelles du pays. L’agent a reconnu que la situation au Sri Lanka se détériorait pour les Tamouls du Nord qui reviennent au pays. La décision est du ressort de l’agent, mais j’estime que des éléments de preuve considérables à cet effet ont été fournis à l’agent par le demandeur en février 2020, six mois après avoir présenté sa demande d’ERAR. L’agent a daté sa décision du 27 mai 2020. Cependant, la décision a été communiquée près d’un an plus tard. Pendant cette période, comme on pourrait le conclure des observations du demandeur devant notre Cour, il semble que les conditions se soient détériorées davantage pour les personnes dans la situation du demandeur. Je ne prendrais normalement pas en compte de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire, mais ceux‑ci n’ont pas été contestés et ont comblé le vide laissé par le retard inexpliqué d’un an dans la communication de la décision. Dans la mesure où cela est raisonnablement possible, un ERAR doit être fondé sur des éléments de preuve à jour sur la situation du pays.

[29] D’après les informations déposées en l’espèce et devant l’agent d’ERAR, il me semble que la situation au Sri Lanka est de nouveau changeante, ce qui souligne la nécessité d’un ERAR opportun et à jour. Je note plus particulièrement qu’il y a un nouveau premier ministre, M. Mahinda Rajapaksa, et un nouveau président, le frère du premier ministre, M. Gotabaya Rajapaksa, élu et nommé en 2019.

[30] Je ne suis pas convaincu que le demandeur a bénéficié d’un ERAR à jour en temps opportun, suivant ce que le juge Favel a exprimé dans la décision Navaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 247 :

[27] L’argument du demandeur selon lequel l’agent a tiré une conclusion déraisonnable concernant les conditions du pays est convaincant. Chaque cas doit être décidé en fonction de ses propres faits. Notre Cour a conclu que le Sri Lanka est un pays où les conditions sont en train de changer continuellement (Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244 selon le juge Brown, au paragraphe 13).

[28] Lorsqu’un décideur manque de prendre en considération des éléments de preuve récents sur les conditions du pays et fonde sa conclusion quant au risque sur de la documentation désuète quant à la situation dans le pays, cette décision est déraisonnable (Rasalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 718 selon le juge Diner, aux paragraphes 19 et 20). Certes, il n’est pas nécessaire d’expliquer chaque aspect des éléments de preuve quant à la condition du pays, mais il faut l’examiner entièrement.

[29] À première vue, l’agent s’en est remis à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés que les conditions du pays étaient en train de s’améliorer, au lieu d’examiner [traduction] « l’importante trousse de documents qui comprenait des articles sur Internet et des articles de presse ainsi que des publications qui traitent de divers sujets tels que la torture, le viol, la disparition, les violations des droits de la personne, l’impureté, la détention, les rapatriés, la situation du pays, etc. ». En résumé, l’agent était saisi d’éléments de preuve plus récents qui illustraient que les conditions ne s’amélioraient pas. À mon avis, c’est une des raisons pour lesquelles la décision relative à l’ERAR est déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

VII. Conclusion

[31] Tout compte fait, j’ai conclu que la décision doit être annulée parce qu’elle n’est pas conforme aux contraintes de la loi et de la jurisprudence, comme je l’ai expliqué précédemment, et qu’elle est donc déraisonnable. Les parties sont libres de déposer de nouveaux éléments de preuve lors du nouvel examen ordonné dans cette affaire. Il y a d’autres questions importantes en l’espèce, mais je refuse de les examiner parce que la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

VIII. Question à certifier

[32] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3401-21

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, que l’affaire est renvoyée à un décideur différent pour nouvelle décision, que de nouveaux éléments de preuve peuvent être déposés lors de la nouvelle audience, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3401-21

 

INTITULÉ :

THANEESWARAN KRISHNAPILLAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 6 AVRIL 2022

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

POUR LE DEMANDEUR

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Professional Corporation

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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