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Date : 20220325


Dossier : IMM-1627-20

Référence : 2022 CF 414

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2022

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

CARMEN MARIE ANGE LUTONDO LABANA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] La demanderesse, Carmen Marie Ange Lutondo Labana, est citoyenne de la République démocratique du Congo [RDC]. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 10 février 2020 par la Section d’appel des réfugiés [SAR]. Dans cette décision, la SAR rejette son appel et confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle elle n’a ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger, conformément aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] La demanderesse allègue avoir manifesté le 20 janvier 2015 contre l’adoption d’une loi électorale qui devait retarder les élections de 2016 dans son pays. Elle affirme avoir été arrêtée, menottée, tabassée et torturée par les forces policières, et que certains de ses amis sont portés disparus. Elle croit que ces derniers ont été tués.

[3] Le 23 avril 2015, elle quitte la RDC pour le Canada munie d’un visa de visiteur. Elle y reste quatre (4) mois, avant de retourner en RDC le 3 septembre 2015 pour y poursuivre ses études. Le 10 septembre 2015, l’Agence nationale de renseignements [ANR] se présente à sa résidence au campus de l’université et lui pose des questions sur la manifestation de janvier 2015. Elle reçoit des menaces de mort. Avec l’aide de ses parents et d’un général, elle quitte de nouveau la RDC pour le Canada le 29 septembre 2015. Elle dépose sa demande d’asile au début de novembre 2015.

[4] En janvier 2016, la SPR rejette une première fois sa demande d’asile. La demanderesse en appel de cette décision. La SAR lui donne raison en janvier 2017 et retourne le dossier devant la SPR pour une nouvelle audience.

[5] Le 19 février 2018, la SPR rejette la demande d’asile pour des motifs de crédibilité. Elle juge que le comportement de la demanderesse ne correspond pas à celui d’une personne qui a une crainte bien fondée de persécution. De plus, la SPR doute de l’authenticité des documents soumis en preuve pour appuyer la demande d’asile et ne leur accorde qu’un faible poids puisqu’ils ne sont pas en mesure de corroborer les allégations principales de la demanderesse.

[6] La demanderesse porte cette deuxième décision en appel devant la SAR. Celle-ci conclut que la SPR n’a pas erré dans l’évaluation de la crédibilité de la demanderesse. Elle estime d’abord que les incohérences et contradictions entre le témoignage de la demanderesse et la peur alléguée minent sa crédibilité. La SAR doute ensuite de l’authenticité de la preuve documentaire qui ne corrobore pas de façon significative le récit de la demanderesse. Enfin, elle conclut que les actions de la demanderesse démontrent qu’elle n’éprouve que très peu de crainte subjective.

[7] Bien que formulé autrement dans son mémoire, la demanderesse reproche essentiellement à la SAR d’avoir rendu une décision qui ne repose pas sur la preuve au dossier. Elle fait valoir que l’analyse de sa crédibilité et des éléments de preuve est déraisonnable.

II. Analyse

[8] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour est du même avis.

[9] Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit se demander si la décision possède les « caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99 [Vavilov]). De plus, il « incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para 100).

[10] Après avoir examiné le dossier et avoir considéré les observations des parties, la Cour n’est pas persuadée qu’il y a matière à intervention en l’espèce.

[11] Premièrement, la Cour ne peut souscrire à l’argument de la demanderesse que les motifs de la SAR sont vagues et non structurés parce qu’ils ne précisent pas à quels moments la demanderesse a témoigné par des phrases types, telles que « je pense » et « je ne sais pas précisément ». En faisant référence à ces phrases types, après avoir écouté l’enregistrement de l’audience devant la SPR, la SAR donne son impression générale du témoignage de la demanderesse et indique qu’elle le considère parfois détaché. La SAR n’avait pas l’obligation d’indiquer à quels endroits dans son témoignage la demanderesse avait utilisé les expressions en question. De plus, ce n’est pas parce que la SPR donne des instructions à un témoin sur la façon de répondre lorsque ce dernier ne connait pas la réponse à la question, que cela excuse un témoignage vague. Même si la SAR n’a pas vu la demanderesse témoigner, elle a une vaste expérience dans l’évaluation de témoignages devant la SPR. Elle pouvait donc raisonnablement juger que le témoignage de la demanderesse était parfois détaché.

[12] Deuxièmement, la Cour estime raisonnable la conclusion tirée par la SAR sur l’absence de connaissance de la demanderesse quant à l’emploi de sa mère. La demanderesse a été très spécifique sur le travail de son père, mais pas pour celui de sa mère. La SAR pouvait raisonnablement juger qu’une personne de l’âge de la demanderesse puisse fournir un peu plus de détail sur le travail de sa mère. La demanderesse demande essentiellement à la Cour de réévaluer sa preuve.

[13] Troisièmement, la SAR pouvait raisonnablement conclure que la portion du récit de la demanderesse portant sur les circonstances de l’interrogatoire de l’ANR à sa résidence n’était pas crédible en raison des incohérences dans son récit. La demanderesse allègue qu’il est bien établi que les étudiants des milieux universitaires sont solidaires et qu’il n’y a donc rien d’invraisemblable à ce que ses colocataires huent l’agente de l’ANR en raison de questions ridicules. La SAR juge cette affirmation paradoxale puisque la demanderesse allègue avoir été menacée de mort et avoir eu peur pour sa vie durant ce même interrogatoire. Elle ajoute que la façon selon laquelle la demanderesse a témoigné sur ce point est « alambiquée », étant donné que l’ANR est reconnue comme étant une force policière féroce et brutale n’hésitant pas à utiliser tous les moyens pour atteindre ses objectifs. Même si les événements ont pu se dérouler comme le suggère la demanderesse, la Cour peut comprendre le raisonnement de la SAR sur ce point et le juge raisonnable. La Cour estime que l’argument de la demanderesse équivaut encore une fois à lui demander de réévaluer la preuve sur ce point.

[14] Quatrièmement, la Cour ne peut souscrire aux arguments de la demanderesse portant sur l’évaluation de sa preuve documentaire. En ce qui a trait aux photos soumises en preuve de l’arrestation de la demanderesse durant la manifestation de janvier 2015, la SAR a raisonnablement noté la difficulté à en interpréter le contenu et à identifier les individus sur les photos. Elles ne sont pas datées et elles ne démontrent pas que la demanderesse a été arrêtée et maltraitée durant la manifestation. Rien n’explique les circonstances des photos, sauf le témoignage de la demanderesse.

[15] Quoiqu’il est exact de soutenir que le témoignage de la demanderesse sous serment est présumé vrai selon le principe établi par la Cour d’appel fédérale dans Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), la présomption n’est pas absolue. S’il existe une raison valable de douter du témoignage d’un demandeur d’asile, le tribunal peut déroger à la présomption de véracité. En l’espèce, la SAR a jugé les allégations de la demanderesse non crédibles en raison des omissions, incohérences et invraisemblances découlant de son témoignage sur des éléments centraux de son récit et ses préoccupations sont clairement énoncées dans sa décision.

[16] Pour ce qui est des lettres de l’organisme Avocats des droits de l’Homme [ADH], il est vrai que la SAR commet une erreur lorsqu’elle mentionne que l’une des lettres n’est pas signée. Toutefois, il ne s’agit pas d’une erreur suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100), puisqu’il est également vrai que le format des deux (2) lettres est différent. De plus, l’une d’entre elles n’est pas datée et l’autre fait référence à des « enquêtes [qui] ont effectivement déterminé et confirmé que [les] allégations [de la demanderesse] sont véridiques », sans fournir de détails additionnels. Même si les lettres réfèrent à la manifestation de janvier 2015, elles n’offrent aucune précision concernant les événements allégués et ne décrivent aucune démarche encourue. Il appert également, selon la décision de la SPR, que l’organisme ADH ne serait pas mentionné dans le Cartable national de documentation de la RDC. La SAR pouvait donc raisonnablement douter de l’authenticité des lettres de cet organisme.

[17] Quant aux autres documents de la demanderesse, il est bien établi que la SAR est présumée avoir considéré et pris en compte l’ensemble de la preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL)). Elle n’est pas non plus tenue de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif de son raisonnement ayant mené à sa conclusion finale (Vavilov au para 91; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). En l’espèce, les conclusions tirées par la SAR trouvent appui dans la preuve présentée devant elle.

[18] Cinquièmement, la Cour estime qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que le comportement de la demanderesse était difficilement compatible avec celui d’une personne qui dit craindre pour sa vie. La SAR est d’avis qu’une personne qui allègue avoir subi de la torture et de mauvais traitements de toutes sortes et qui a l’occasion de quitter son pays devrait à la première occasion réclamer la protection d’un pays sécuritaire. Elle souligne que l’incident marquant a eu lieu en janvier 2015, mais que la demanderesse n’a pas quitté avant le mois d’avril de la même année. Une fois au Canada, la demanderesse ne se renseigne pas auprès des autorités canadiennes et ne s’adresse pas à ses parents pour savoir si la situation dans son pays est sécuritaire avant d’y retourner pour poursuivre ses études. Malgré les menaces reçues de l’ANR à son retour, la demanderesse attend plus d’un mois avant de revendiquer la protection du Canada. La SAR conclut que les contradictions dans le témoignage de la demanderesse minent sa crédibilité. Contrairement à ce que prétend la demanderesse, il était loisible à la SAR de considérer l’ensemble des délais compte tenu de la gravité des événements vécus par la demanderesse en janvier 2015.

[19] Même si le défaut de demander l’asile ne constitue pas en soi un élément déterminant, il est bien établi que le défaut de le revendiquer en temps utile peut constituer un facteur important dans l’appréciation de la crédibilité d’un demandeur d’asile (Zeah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 711 au para 61; Kayode c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 495 au para 29; Dawoud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1110 au para 41). En l’espèce, il était loisible pour la SAR, comme la SPR, de juger insatisfaisantes les explications fournies par la demanderesse, compte tenu de ses allégations de détention, de torture et de mauvais traitements. Les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe ne sont d’aucun secours pour la demanderesse.

[20] Enfin, la Cour considère que la SAR n’était pas tenue de considérer la preuve documentaire objective portant sur la situation en RDC, ni de procéder à une analyse séparée des risques allégués en vertu de l'article 97 de la LIPR après avoir conclu que la demanderesse n’était pas crédible. La SAR a tiré des conclusions claires sur la crédibilité de la demanderesse et sa crainte subjective. Elle n’avait pas l’obligation de procéder à une analyse de la crainte objective après une telle conclusion. De plus, la conclusion défavorable de la SAR quant à la crédibilité de la demanderesse fondée sur l’article 96 de la LIPR a éliminé la nécessité de procéder à une analyse selon le paragraphe 97(1) (Hoyos Soto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 127 au para 23; Mailvakanam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1422 aux para 41-42; Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 410 au para 20).

[21] Bref, les arguments soulevés par la demanderesse doivent donc tous être rejetés. La SAR a évalué les conclusions de crédibilité tirées par la SPR et, après avoir fait une analyse indépendante de tous les éléments de preuve, incluant l’enregistrement de l’audience devant la SPR, elle a conclu que les allégations de la demanderesse n’étaient pas crédibles.

[22] Il importe de rappeler que les conclusions relatives à la crédibilité d’un demandeur d’asile et à l’évaluation de la preuve commandent un degré élevé de retenue de la part de cette Cour. Bien que la demanderesse ne soit pas d’accord avec les conclusions de la SAR et celles de la SPR, il ne revient pas à cette Cour de réévaluer et de soupeser la preuve de nouveau pour en arriver à une conclusion qui lui serait favorable (Vavilov au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

[23] Pour conclure, la Cour estime que, lorsque les motifs de la SAR sont interprétés de manière globale et contextuelle, ils possèdent les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov aux para 97, 99).

[24] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-1627-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée; et

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1627-20

INTITULÉ :

CARMEN MARIE ANGE LUTONDO LABANA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER DÉCEMBRE 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2022

COMPARUTIONS :

François Kasenda Kabemba

Pour LA DEMANDERESSE

Nathan Joyal

Pour LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet François K. Law Office

Ottawa (Ontario)

Pour LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour LE DÉFENDEUR

 

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