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Date : 20220411

Dossier : IMM‑5841‑20

Référence : 2022 CF 516

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 11 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

MOHAMMED FAYSAL RAHMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Rahman, a demandé l’asile au Canada parce qu’il craignait d’être persécuté ou de voir sa vie menacée au Bangladesh par un groupe d’extrémistes islamistes fondamentalistes. Cependant, il avait déjà sollicité l’asile aux États‑Unis et ne pouvait donc pas présenter une demande d’asile au Canada. En conséquence, il a déposé une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].

[2] Dans la présente demande, M. Rahman sollicite l’annulation de la décision défavorable rendue le 26 mars 2020 par un agent principal d’immigration à l’issue d’un ERAR. L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution, à un risque de torture, ou à une menace à sa vie ou au risque des traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Les faits et événements à l’origine de la présente demande

[4] Le demandeur est un citoyen du Bangladesh. Il est âgé d’environ 23 ans. Il a été élevé à Dhaka et il appartient à une famille musulmane décrite comme étant « plutôt laïque, progressiste et ayant des opinions libérales ». Son père est un éminent homme d’affaires. Le demandeur est un disc‑jockey [DJ] qui était connu localement et qui se produisait lors de mariages et de rassemblements sociaux lorsqu’il vivait au Bangladesh.

[5] M. Rahman a affirmé qu’alors qu’il était en huitième année, il a participé à une pièce de théâtre qui avait été montée à son école et qui portait sur la guerre de libération du Bangladesh, et que cette participation lui a valu d’être pris pour cible par l’Islami Chhatra Shibir [ICS], la branche étudiante d’un parti politique islamiste illégal qui a commis des crimes de guerre lors de ce conflit. Un membre de l’ICS l’a sommé de rejoindre les rangs du parti et de cesser ses activités progressistes, sous peine de se faire tuer. Un camarade de classe du demandeur a obtenu son numéro de téléphone et a entrepris de le menacer et de le harceler au téléphone. Les menaces et le harcèlement étaient motivés par le travail de disc‑jockey exercé par le demandeur ainsi que sa participation à des pièces de théâtre. Il a changé d’école, mais a continué d’être menacé et harcelé.

[6] Le 20 octobre 2014, le demandeur a reçu un appel anonyme au cours duquel il a été menacé et s’est vu intimer l’ordre de cesser ses activités de DJ. Son père a alors décidé qu’il allait signaler l’incident à la police le lendemain. Cependant, le soir même, après que le demandeur eut donné une prestation comme DJ lors d’un mariage, sa voiture a été rattrapée par deux motocyclettes et forcée de s’arrêter. Les motocyclistes ont ensuite vandalisé la voiture, en ont extirpé le demandeur, puis l’ont battu.

[7] La police s’est rendue sur les lieux de cet incident, mais les agresseurs ont réussi à s’enfuir et n’ont pas été interpellés. Le demandeur a fait un bref séjour à l’hôpital.

[8] Le demandeur n’a pas porté plainte à la police au sujet de cette agression. Son père a décidé de ne pas demander à la police de donner suite à l’incident, de peur de s’attirer les foudres de l’ICS. Il a plutôt choisi d’envoyer le demandeur aux États‑Unis, afin de le mettre à l’abri du danger. Ce dernier, qui avait alors 16 ans, est arrivé aux États‑Unis le 28 octobre 2014. Il a poursuivi ses études secondaires dans ce pays et, vers décembre 2016, lorsqu’il a atteint l’âge de la majorité, il a déposé une demande d’asile.

[9] Alors que M. Rahman se trouvait aux États‑Unis, sa famille a commencé à recevoir des menaces de la part de l’ICS.

[10] Le 10 novembre 2014, le père de M. Rahman a porté plainte à la police parce qu’il recevait constamment des menaces téléphoniques provenant de l’ICS et qu’il craignait que cette organisation ne porte un préjudice à sa famille.

[11] L’ICS s’en est pris au père de M. Rahman le 8 mars 2015, puis à nouveau le 15 août 2019. Dans les deux cas, le père a refusé de révéler l’adresse de M. Rahman à l’ICS et a été menacé ou agressé. Les deux fois, une plainte a été déposée à la police. Cependant, la police n’a été d’aucune aide.

[12] Après cette dernière agression, la famille de M. Rahman a quitté Dhaka pour s’installer à Chittagong afin de se mettre en sécurité. La famille n’a pas signalé la situation à la police de Chittagong.

[13] Trois ans après avoir sollicité l’asile aux États‑Unis, M. Rahman a commencé à s’inquiéter vivement du fait que sa demande n’avait pas été tranchée. Craignant de rester aux États‑Unis sans bénéficier de quelque protection que ce soit, il est entré au Canada le 3 septembre 2019 afin d’y demander l’asile.

[14] En raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États‑Unis, M. Rahman ne pouvait pas demander l’asile au Canada et a donc déposé une demande d’ERAR. Il a été convoqué à une entrevue le 3 février 2020.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[15] Dans une lettre datée du 26 mars 2020, qui comportait des motifs communiqués le même jour, l’agent a rejeté la demande d’ERAR présentée par le demandeur. L’agent a formulé un certain nombre de conclusions. L’une des questions essentielles concernait la protection offerte par l’État.

[16] L’agent a estimé que le risque principal auquel était confronté le demandeur provenait de l’ICS.

[17] L’agent a examiné la preuve présentée par le demandeur au sujet de la pièce de théâtre qui avait été montée à son école. Il a conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer que la pièce de théâtre avait effectivement été présentée, au motif que le demandeur même n’a pas été en mesure de fournir des informations sur la pièce et qu’aucune preuve supplémentaire n’a été produite.

[18] L’agent a conclu que le demandeur avait été agressé le 20 octobre 2014, mais il a également jugé que le témoignage de M. Rahman concernant ses camarades de classe — prétendument membres de l’ICS — était contradictoire et peu plausible.

[19] M. Rahman a déclaré que sa famille avait déposé en tout trois plaintes auprès de la police au sujet des menaces téléphoniques proférées contre lui et contre son père. L’agent a souligné que, selon M. Rahman, les policiers n’avaient jamais donné suite à ces incidents parce qu’ils craignaient eux‑mêmes l’ICS. Le demandeur a dit qu’il ne savait pas si son père avait tenté de faire transmettre son dossier à un échelon supérieur après avoir déposé une plainte auprès de la police. L’agent a jugé cette explication déraisonnable; il a déclaré qu’il s’agissait [traduction] « d’un événement déterminant dans la vie du demandeur, et que ce dernier était en mesure de fournir des informations détaillées et des copies des trois plaintes faites à la police. Si son père avait tenté de faire transmettre ces plaintes à un palier supérieur, le demandeur l’aurait su ». L’agent a conclu que ni le demandeur ni sa famille n’avaient cherché à obtenir réparation en faisant appel à la police autrement qu’en déposant des plaintes.

[20] En ce qui concerne la protection de l’État, l’agent a cité l’arrêt Ward dans lequel la Cour suprême a déclaré qu’ « il faut démontrer une confirmation claire et convaincante de l’incapacité de l’État à protéger »: Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la p. 724. En l’espèce, l’agent a conclu qu’on ne saurait présumer qu’une absence de protection de l’État à l’échelle locale signifie que l’État n’offre aucune protection où que ce soit sur son territoire. Au contraire [traduction] « ces expériences locales doivent être généralisées et doivent démontrer de façon claire et convaincante que l’État ne peut ou ne veut pas assurer cette protection ». Comme le demandeur n’avait présenté une preuve de la présence d’une protection locale que dans la ville de Dhaka, l’agent a examiné la preuve relative à la situation dans le pays pour évaluer la possibilité d’obtenir une protection de l’État.

[21] L’agent a fait référence à la preuve relative aux conditions dans le pays présentée par le demandeur. L’agent a souligné que l’article le plus récent qui avait été fourni datait de 2016 et que, d’après ses propres recherches sur les conditions dans le pays, [traduction] « la situation en matière de sécurité a[vait] changé depuis lors ». L’agent a cité deux articles de journaux parus en 2018 relatant l’arrestation de membres de l’ICS, ainsi qu’un passage d’un rapport préparé en 2016 par le ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni. Ce rapport indiquait que la police et le système de justice pénale [traduction] « étaient opérationnels » et que la police était [traduction] « présente dans tout le pays et [elle] intervenait bel et bien en cas d’activité criminelle ». L’agent s’est brièvement référé à un rapport du Département d’État des États‑Unis intitulé [traduction] « Rapport 2018 sur les droits de la personne au Bangladesh ».

[22] En ce qui concerne les éléments de preuve relatifs au demandeur, l’agent a conclu ce qui suit :

  • Le demandeur était tenu de faire des efforts délibérés pour trouver une solution à ses inquiétudes en sollicitant la protection de l’État. Bien que le demandeur ait déposé trois plaintes à la police, il semble qu’il n’a pas cherché à en assurer le suivi ni entrepris de démarches réfléchies pour tenter de faire avancer son dossier en s’adressant aux autorités locales. En outre, son père n’a pas fait appel à la police de Chittagong pour tenter d’obtenir réparation.

  • La preuve documentaire a montré que la protection policière au Bangladesh est certes imparfaite, mais que [traduction] « l’État exerce un contrôle effectif sur les services de police et les forces armées, et il y a des preuves démontrant que [l’État] peut utiliser et utilise bel et bien ces services pour retrouver et persécuter [sic : poursuivre] les membres de l’ICS, à la fois après que des incidents soient survenus et de manière préventive ». L’agent a conclu qu’il existait une [traduction] « abondance d’informations » qui contredisaient l’argument du demandeur selon lequel l’ICS était en mesure de se livrer à des actes de violence en toute impunité dans l’ensemble du pays.

  • Il incombait au demandeur de présenter une preuve claire et convaincante de l’absence de protection de l’État au Bangladesh. Le demandeur n’a pas produit de preuve suffisante pour s’acquitter de ce fardeau.

  • Depuis 2016, le Bangladesh a intensifié ses interventions policières contre l’ICS. L’État a procédé à des arrestations massives et a tenté de fragiliser l’organisation.

  • Ni le demandeur ni son père n’ont entrepris de s’adresser à des instances supérieures pour obtenir réparation après avoir déposé des plaintes auprès de la police, et le père ne s’est pas efforcé de communiquer avec la police dans la nouvelle ville où il s’est installé. Il incombait au demandeur de prouver qu’il avait épuisé toutes les voies de recours ou qu’il aurait été déraisonnable de le faire.

  • Compte tenu des mesures prises par le Bangladesh à l’égard de l’ICS au cours des dernières années et au vu de l’ensemble de la preuve, l’agent a conclu qu’il n’existait pas de preuve claire et convaincante permettant de conclure à l’absence de protection de l’État.

[23] L’agent a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR, ni celle de personne à protéger aux termes de l’article 97.

III. La norme de contrôle

[24] La norme de contrôle qui s’applique à la décision de l’agent est celle du caractère raisonnable, telle que décrite dans l’arrêt Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CSC 65. Le contrôle fondé sur le caractère raisonnable consiste en une analyse faisant appel à la déférence, mais rigoureuse, et consistant à vérifier si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12‑13 et 15.

[25] Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ de l’analyse : Vavilov, au para 84. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91‑96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28‑33.

[26] L’examen de la Cour doit porter à la fois sur le raisonnement suivi et l’issue de la décision : Vavilov, aux para 83 et 86. Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, aux para 24‑35.

IV. Analyse

[27] Devant la Cour, le demandeur a fait valoir les arguments suivants pour contester le caractère raisonnable de l’analyse de la protection offerte par l’État qui a été effectuée par l’agent :

  • a) l’agent a commis une erreur en concluant que le Bangladesh ne se situait pas au bas du classement des pays démocratiques;

  • b) l’agent s’est concentré à tort sur l’existence d’une protection fournie par l’État et sur la volonté de l’État d’offrir sa protection, plutôt que sur la capacité réelle du Bangladesh à le faire ; et

  • c) l’agent a commis une erreur en concluant que les efforts déployés par le demandeur en vue d’obtenir la protection de la police n’étaient pas suffisants pour réfuter la présomption de protection de l’État.

[28] Le demandeur a invoqué la preuve relative à la situation dans le pays qu’il avait jointe à sa demande d’ERAR pour étayer l’argument selon lequel le Bangladesh se situait [traduction] « au plus bas du classement des démocraties », ce qui, selon lui, allégeait le fardeau dont il devait s’acquitter pour réfuter la présomption de protection de l’État. Plus précisément, le demandeur a fait valoir que les élections tenues récemment n’avaient été ni libres ni équitables, que les forces de sécurité commettaient des abus en toute impunité, que le gouvernement prenait rarement des mesures pour enquêter sur ces abus et poursuivre leurs auteurs, et que les actes de violence perpétrés par les ailes étudiantes et jeunesse des partis politiques étaient une réalité notoire. Le demandeur a affirmé que le système judiciaire du Bangladesh manquait d’indépendance et qu’il était en proie à la corruption et à l’ingérence politique. De plus, selon le demandeur, bien que le système de justice pénale fût opérationnel au Bangladesh, la capacité d’action de la police était compromise par une pénurie de ressources essentielles, par l’inefficacité et la corruption, et, malgré les mesures prises pour améliorer l’efficacité des forces policières et de leurs services, il subsistait une culture de la corruption, et les forces de l’ordre commettaient de graves abus en toute impunité. Le demandeur a fait référence à la décision Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 646.

[29] Le demandeur a fait valoir que les éléments essentiels de la protection de l’État consistaient en la qualité et la réelle efficacité opérationnelle des institutions démocratiques présentes dans un État (y compris le pouvoir judiciaire et la police), et non en la simple existence de ces institutions ou en leur volonté d’offrir une protection. (citant Gilvaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598, au para 39; Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79, [2007] 4 RCF 385, au para 13). Le demandeur a soutenu que la décision de l’agent était dépourvue de justification et de transparence parce que l’agent n’avait tenu compte ni de la qualité ni de l’efficacité opérationnelle des institutions, qu’il avait fait abstraction de la preuve objective sur les conditions dans le pays et qu’il n’avait pas justifié ses conclusions contraires à cette preuve.

[30] Le demandeur a également affirmé que lui‑même et sa famille avaient déployé des efforts suffisants pour obtenir la protection de l’État, notamment en portant plainte auprès de la police.

[31] Le défendeur a exprimé son désaccord. Il a fait valoir que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer que le Bangladesh ne pouvait ni ne voulait lui offrir de protection. Le défendeur a souligné que l’agent avait conclu que le Bangladesh était une démocratie et non un État en déroute.

[32] Selon le défendeur, le critère qu’il convient d’appliquer pour évaluer la protection de l’État est celui du caractère suffisant, et non celui de l’efficacité, et, pour réfuter la présomption, la preuve produite doit être probante, pertinente, fiable et convaincante afin que l’agent soit convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante (citant Ward et Flores Carrillo c Canada, 2008 CAF 94, [2008] 4 RCF 636, et d’autres décisions). Le défendeur a fait valoir que l’agent avait appliqué le critère approprié, mais que le demandeur n’avait pas présenté de preuve claire et convaincante qui lui aurait permis d’établir qu’il ne pourrait pas bénéficier de la protection de l’État. En outre, selon le défendeur, l’agent a raisonnablement apprécié la preuve relative à la situation dans le pays produite par le demandeur.

A. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse du rang qu’occupe le Bangladesh dans le classement des démocraties?

[33] La première position adoptée par le demandeur consistait à soutenir que l’agent avait commis une erreur dans son appréciation du rang qu’occupait le Bangladesh dans le classement des pays démocratiques et qu’il aurait dû conclure que ce pays se situait au bas du classement. Le demandeur soutenait que, si cette position était fondée, soit la présomption en faveur de la protection de l’État énoncée dans l’arrêt Ward ne s’appliquait pas, soit les éléments de preuve réfutaient bel et bien cette présomption.

[34] Les arguments du demandeur visaient à convaincre la Cour de parvenir à sa propre conclusion indépendante sur la question de savoir si, compte tenu de la preuve, le Bangladesh est effectivement une démocratie et, dans l’affirmative, où il se situe dans le classement des pays allant du moins au plus démocratique. Je suis d’avis que cette approche ne cadre pas avec le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire. La Cour ne procède pas à sa propre appréciation des éléments de preuve, ne tire pas ses propres conclusions et ne compare pas ensuite son point de vue à celui de l’agent. Il incombe plutôt au demandeur de démontrer que, dans sa décision, l’agent n’a pas respecté les contraintes juridiques ayant une incidence sur celle‑ci ou qu’il n’a pas respecté les contraintes factuelles auxquelles il était assujetti parce qu’il a fondamentalement mal compris ou omis de tenir compte d’éléments de preuve importants : voir Vavilov, aux paras 125‑126; Canada (Attorney General) v Best Buy Canada Ltd, 2021 FCA 161, aux para 122‑123; Loi sur les Cours fédérales LRC 1985, c F‑7, alinéas 18.1(4)c) et d).

[35] En l’espèce, l’agent a pris acte de l’arrêt Ward rendu par la Cour suprême et en a cité les passages portant sur la protection de l’État et sur le fardeau de la preuve qui incombe au demandeur. L’agent a ensuite cherché à savoir si les éléments de preuve réfutaient la présomption de protection de l’État. Le demandeur n’a pas réussi à démontrer qu’à ces égards, l’agent avait commis une erreur de droit.

[36] Le demandeur a fait valoir devant l’agent que la présomption de protection de l’État ne devrait en aucun cas s’appliquer au Bangladesh. L’agent a expressément exprimé son désaccord et en a expliqué les raisons. Les observations que le demandeur a présentées à la Cour ne me convainquent pas que l’agent a fondamentalement mal interprété la preuve relative à la situation dans le pays, qu’il a omis de tenir compte d’éléments de preuve importants contenus dans le dossier ou qu’il est parvenu à une conclusion qu’il ne lui était pas loisible de tirer compte tenu du dossier. Les observations du demandeur visent à obtenir une nouvelle pondération de la preuve relative à la situation dans le pays afin qu’une conclusion différente soit tirée, ce que la Cour n’est pas autorisée à faire.

[37] Le premier argument avancé par le demandeur ne saurait être retenu.

B. L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant de prendre en compte l’efficacité opérationnelle de la protection?

[38] En deuxième lieu, le demandeur avançait que l’agent avait commis une erreur en mettant l’accent sur l’existence de mécanismes de protection établis par l’État et sur la volonté de l’État d’offrir une protection, sans prendre en considération la capacité de l’État à assurer une protection véritablement efficace. La position du demandeur consistait à soutenir que l’agent avait omis de tenir compte de la qualité des institutions au Bangladesh et qu’il avait fait abstraction d’éléments de preuve. Le défendeur a fait valoir qu’en droit, le critère applicable était celui du caractère suffisant de la protection de l’État, et non celui de son efficacité.

[39] Les décisions de la Cour établissent que le caractère suffisant de la protection offerte par l’État doit être évalué sur la base de l’efficacité « opérationnelle » de la protection, et non pas uniquement sur la base des efforts déployés par l’État : voir Giraldo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1052, au para 14 (et les décisions qui y sont citées); Moya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315, [2016] 4 RCF 113, aux para 73, 78 et 80. Les efforts consentis par l’État sont pertinents, mais ne sont ni déterminants ni suffisants. Tout effort de l’État doit s’être effectivement traduit par une protection adéquate de l’État sur le plan opérationnel : voir Moya et les décisions citées par la juge Kane au paragraphe 73, de même que l’analyse effectuée par la Cour et les décisions citées dans Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 477, au para 26. Toutefois, le fait que les résultats sur le plan opérationnel ne sont pas toujours concluants ne permet pas de réfuter la présomption de protection de l’État : Giraldo, au para 14. Par exemple, la Cour a statué que des lacunes isolées dans le travail de la police ne prouvent pas que la protection de l’État est insuffisante : A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237, au para 19; Mekhashishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 65, aux para 29‑30. (Dans ces deux décisions, la Cour a jugé que le fait que des policiers ont pris certaines mesures dans un cas particulier ne prouve pas que la protection de l’État est suffisante.)

[40] Dans l’arrêt Flores Carrillo, le juge Létourneau a décrit la qualité de la preuve qu’un demandeur d’asile doit produire pour réfuter la présomption de protection de l’État :

[30] […] Non seulement la preuve doit être digne de foi et avoir une valeur probante, mais il faut aussi que cette valeur probante se révèle suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. La preuve aura une valeur probante suffisante si elle convainc le juge des faits de l’insuffisance de la protection accordée par l’État considéré. Autrement dit, le demandeur d’asile qui veut réfuter la présomption de la protection de l’État doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante.

[Non souligné dans l’original.]

Voir également le paragraphe 38.

[41] Dans la décision Moya, la juge Kane a conclu que la SAR avait longuement analysé la preuve documentaire faisant état de mesures de lutte contre la violence familiale sur les plans législatif et opérationnel : au para 78. L’analyse approfondie menée par la SAR a mis en évidence plusieurs mesures opérationnelles spécifiques pour les victimes de violence familiale : au para 80.

[42] À l’opposé, dans la décision Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 561, citée par le demandeur, le juge O’Keefe a conclu que l’agent n’avait fait aucune référence au caractère adéquat de la protection de l’État dans sa décision. En conséquence, on pouvait « difficilement déduire que l’agent a[vait] appliqué le bon critère pour juger de cette question » (au para 36). En outre, l’agent avait mis l’accent sur l’existence d’une loi, plutôt que sur la protection réelle et sur la question de savoir si la loi avait véritablement rehaussé la protection à un niveau adéquat : Joseph, aux para 35 et 37‑38.

[43] À mon avis, l’analyse faite par l’agent ne comportait pas d’erreur susceptible de contrôle. L’agent a jugé que les agressions commises par l’ICS qui avaient été signalées étaient regrettables, mais qu’elles ne témoignaient pas à elles seules d’une absence de protection de l’État, car on ne peut attendre de l’État qu’il empêche tous les crimes. Le demandeur a fourni à l’agent trois articles sur les conditions dans le pays et trois articles de presse datant de 2016 et décrivant des attaques menées par l’ICS. L’agent a constaté que les articles étaient obsolètes et que la situation en matière de sécurité avait changé depuis la parution des articles datant de 2016. L’agent a fait référence à trois articles ultérieurs, dont l’un remontait à 2018 et décrivait une « vaste opération ciblant de manière préventive » des membres de l’ICS, un autre datait de 2018 et faisait état d’« arrestations massives plus importantes » de membres de l’ICS, et un troisième montrait les efforts déployés par la police pour réprimer l’ICS.

[44] De plus, l’agent a conclu :

  • que les irrégularités électorales survenues au Bangladesh en 2018 ne permettaient pas à elles seules de réfuter la présomption de protection de l’État;

  • que, selon un rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni datant de 2016, la police et les systèmes de justice pénale étaient opérationnels, il existait des règles et des procédures juridiques établies et, malgré certaines faiblesses au sein des infrastructures, la police était présente dans tout le pays et intervenait bel et bien en cas d’activité criminelle;

  • qu’un rapport du Département d’État des États‑Unis datant de 2018 indiquait que les autorités civiles exerçaient un contrôle efficace sur les forces de sécurité;

  • que la preuve documentaire démontrait que la protection assurée par la police au Bangladesh était certes imparfaite, mais que l’État exerçait un contrôle effectif sur les services de police et les forces armées. Des éléments de preuve attestaient que ces services pouvaient être utilisés, et qu’ils étaient bel et bien utilisés, pour retrouver et traduire en justice les membres de l’ICS, tant après que des incidents se soient produits que de manière préventive;

  • qu’il n’était pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle l’ICS pouvait se livrer à des actes de violence en toute impunité dans l’ensemble du pays; et

  • que, depuis 2016, le Bangladesh avait intensifié ses actions policières contre l’ICS et avait procédé à des arrestations massives et tenté de fragiliser l’organisation.

[45] Certes, l’analyse de l’efficacité opérationnelle effectuée par l’agent en l’espèce n’était pas aussi solide ou approfondie que celle décrite par la juge Kane dans la décision Moya, mais les éléments de preuve versés au dossier de la présente affaire semblent également avoir été beaucoup moins exhaustifs que ceux dont disposait l’agent dans l’affaire Moya. En l’espèce, le demandeur n’a pas démontré que l’agent avait commis une erreur de droit ou qu’il avait omis de prendre en considération les éléments de preuve invoqués par le demandeur pour réfuter la présomption. Compte tenu des [traduction] « actions du Bangladesh à l’égard de l’ICS au cours des dernières années », l’agent a jugé que la preuve contraire présentée par le demandeur afin d’établir la protection de l’État n’existait pas, n’était pas [traduction] « claire et convaincante ». En d’autres termes, la preuve produite par le demandeur ne suffisait pas à réfuter la présomption de protection de l’État. Étant donné le fardeau décrit dans l’arrêt Flores Carrillo, les observations du demandeur ont échoué à me convaincre qu’il n’était pas loisible à l’agent de parvenir à cette conclusion au vu du dossier.

[46] Je conclus qu’aucune erreur susceptible de contrôle n’a été commise relativement à cette question.

C. L’agent a‑t‑il commis une erreur en ce qui concerne les efforts déployés par le demandeur en vue d’obtenir une protection policière

[47] Le demandeur a soutenu que l’agent avait commis une erreur en concluant que les efforts qu’il avait déployés pour obtenir une protection policière ne suffisaient pas à repousser la présomption de protection de l’État, citant Mahmood c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 328.

[48] Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans le raisonnement de l’agent. Dans la décision Mahmood, le juge Phelan a conclu que plusieurs motifs justifiaient l’annulation de la décision rendue par l’agent chargé de l’ERAR, notamment le fait que l’analyse de la protection de l’État effectuée par l’agent était axée sur les efforts déployés par le gouvernement en matière de protection, et non sur l’efficacité de ces efforts : Mahmood, au para 13. En l’espèce, l’agent a tenu pour établi que le père du demandeur avait déposé trois plaintes auprès de la police, mais il a également constaté que ni le demandeur ni son père n’avaient fait de suivi ou n’avaient fait appel à la police en vue d’obtenir réparation autrement après avoir déposé les plaintes. Lorsque la famille a été contrainte de déménager à Chittagong et a qu’elle a reçu des appels menaçants, elle n’a pas signalé les faits à la police.

[49] Il est possible que l’agent ait quelque peu surestimé le fardeau qui incombait au demandeur, lorsqu’il a déclaré que ce dernier devait [traduction] « [avoir épuisé] toutes les voies de recours » au Bangladesh à moins qu’il n’ait été déraisonnable de le faire, afin de démontrer que l’État était incapable de lui offrir une protection. L’exigence consistait à établir soit qu’il avait épuisé tous les moyens objectivement raisonnables pour obtenir la protection de l’État, soit qu’il était objectivement déraisonnable pour lui de le faire : Arango c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1016, au para 14, citant Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 aux para 46, 57. Toutefois, il a également été statué que plus l’État est démocratique, plus le demandeur doit chercher à épuiser les recours qui s’offrent à lui : Ademi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 366, au para 29, citant Hinzman, au para 46 et Kadenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1376 (CAF). Dans l’arrêt Hinzman, la Cour d’appel fédérale a considéré les États‑Unis comme une « démocratie bien établie », et les conclusions de l’agent en l’espèce laissent supposer que tel n’était pas le cas du Bangladesh. Il peut avoir été excessif, dans une certaine mesure, de déclarer qu’il incombait au demandeur [traduction] « d’épuiser toutes les voies de recours » au Bangladesh.

[50] Cette appréciation quelque peu exagérée du fardeau incombant au demandeur a‑t‑elle eu pour effet de rendre déraisonnable la décision globale de l’agent suivant les principes établis dans l’arrêt Vavilov? À mon avis, tel n’est pas le cas. Compte tenu du reste de l’analyse faite par l’agent quant à la suffisance et à la crédibilité de la preuve du demandeur et compte tenu du reste de l’analyse portant sur la protection de l’État, l’erreur ne revêtait pas une importance si fondamentale qu’elle viciait l’ensemble de la décision. L’agent n’a pas non plus imposé un fardeau déraisonnable sur le plan pratique — il a donné des exemples d’autres démarches simples et concrètes que le père du demandeur aurait pu entreprendre auprès de la police, notamment un simple suivi de l’une des trois plaintes qu’il avait déposées auprès de la police.

[51] Compte tenu du rôle de l’agent, qui consistait à vérifier si les éléments de preuve présentés par le demandeur permettaient de réfuter la présomption de protection de l’État, je conclus qu’il n’existe pas de motifs suffisants pour remettre en question le raisonnement général de l’agent sur la protection de l’État ou la décision dans son ensemble.

V. Conclusion

[52] En conséquence, la demande est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5841‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5841‑20

 

INTITULÉ :

MOHAMMED FAYSAL RAHMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 11 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

pour le demandeur

 

Margherita Braccio

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Margherita Braccio

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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