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Date : 20220419


Dossier : IMM-2895-20

Référence : 2022 CF 549

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 avril 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

KAMLA ARJUN RIJHWANI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision d’un agent principal d’immigration (l’agent), qui a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse (la décision), laquelle était fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

I. Contexte

[2] La demanderesse est une citoyenne indienne âgée de 83 ans. En 2008, elle a obtenu la résidence permanente aux États-Unis par l’intermédiaire de son fils Arun, un citoyen américain. Son autre fils, Rajan, est un citoyen canadien. La demanderesse vit avec Rajan et dépend de lui pour subvenir à toutes ses dépenses, y compris la nourriture, les soins médicaux, le logement et le transport.

[3] Le 1er juin 2018 ou vers cette date, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, invoquant son établissement au Canada et les difficultés qu’elle éprouverait si elle devait quitter le Canada, compte tenu notamment du fait que son fils Arun, qui l’a parrainée pour obtenir sa résidence permanente aux États-Unis, ne veut plus rien savoir d’elle.

[4] Le 5 juin 2018, l’agent a rejeté la demande. Dans la décision, l’agent a pris acte du souhait de la demanderesse de rester au Canada, de l’arrangement initial qu’elle a conclu avec ses deux fils pour partager son temps entre eux au Canada et aux États-Unis et, plus récemment, du refus d’Arun de la soutenir concernant sa résidence permanente aux États-Unis.

[5] L’agent a examiné la preuve relative au soutien apporté à la demanderesse par son fils Rajan, et a constaté que des dispositions adéquates ont été prises au Canada pour prendre soin d’elle. L’agent a également pris note de la preuve de son intégration sociale au Canada, y compris les lettres de soutien et les témoignages quant à sa bonne conduite provenant de plusieurs connaissances avec lesquelles elle joue au bridge dans les clubs du centre-ville de Toronto.

[6] L’agent a conclu la décision comme suit, avant de rejeter la demande :

[traduction]Bien que je constate que la demanderesse a des liens familiaux au Canada, je vois également que ces liens existent aux États-Unis, où elle possède un statut légal. Je peux comprendre le désir de la demanderesse de rester au Canada, mais je ne suis pas convaincu que la séparation d’avec son fils au Canada romprait les liens qui ont été établis. La demanderesse est entrée au Canada depuis les États-Unis pour lui rendre visite à de nombreuses reprises. Par conséquent, je ne pense pas que la séparation physique de la demanderesse et de son fils au Canada entraînerait des difficultés justifiant une mesure exceptionnelle découlant d’une demande de cette nature.

II. Analyse

[7] Les parties conviennent qu’en cas de contrôle judiciaire d’une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Cela est conforme à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], qui a établi un cadre d’analyse révisé qui ne fournit aucune raison de s’écarter de la norme de la décision raisonnable suivie antérieurement dans les contrôles de décisions pour motifs d’ordre humanitaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]; Subar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 340 au para 10).

[8] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur à deux égards. Premièrement, elle affirme que l’agent a commis une erreur dans son appréciation des faits, en ne tenant pas compte de sa dépendance totale à l’égard de son fils Rajan au Canada et de la preuve concernant la rupture de sa relation avec son fils américain. Deuxièmement, la demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte des facteurs d’ordre humanitaire en l’espèce et ne les a pas correctement évalués, se concentrant plutôt sur les difficultés du retour ou l’absence de celles-ci, et ne tenant pas compte des autres éléments de preuve fournis, tels que l’établissement, que l’agent a simplement « énumérés » sans analyse ni explication quant à leurs répercussions ou leur poids dans la décision.

[9] Le défendeur réfute ces deux arguments, et affirme que la Cour doit considérer la demande dans son ensemble, plutôt que de se lancer dans une chasse au trésor à la recherche d’une erreur (Vavilov, au para 102), y compris concernant les deux questions soulevées par la demanderesse. Le défendeur admet que les motifs étaient brefs, mais il fait remarquer que les arguments juridiques et les éléments de preuve à l’appui l’étaient également. Il soutient que, compte tenu du peu d’éléments de preuve fournis, l’agent a raisonnablement conclu que le dossier présenté ne justifiait pas l’exercice exceptionnel du pouvoir discrétionnaire d’accorder la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire à partir du Canada.

[10] Je suis d’accord avec la demanderesse qu’en raison des deux erreurs importantes commises par l’agent en moins d’une page de motifs, la position du défendeur selon laquelle une décision raisonnable a été prise ne peut être soutenue. Cela ne veut pas dire que les motifs doivent être longs. Au contraire, la concision présente de nombreux avantages. Cependant, la brièveté ne peut excuser l’insuffisance. L’agent doit toujours évoquer, même si ce n’est que brièvement, les facteurs soulevés et expliquer pourquoi ils ne justifient pas une dispense au titre de l’article 25. S’il ne le fait pas, les motifs seront insuffisants et, par conséquent, déraisonnables.

[11] En l’espèce, l’agent a fait une importante erreur de compréhension des faits lorsqu’il a conclu que la demanderesse avait des liens familiaux aux États-Unis, où elle détient un statut, sans concilier cette conclusion avec sa reconnaissance antérieure du fait qu’elle et son fils américain Arun avaient perdu le contact, ou avec la précarité de sa situation et de ses perspectives d’avenir aux États-Unis. S’il n’est pas expliqué, le raisonnement de l’agent est incohérent, et la Cour ne peut constater qu’une analyse rationnelle a été effectuée pour aboutir au résultat.

[12] D’une part, l’agent semble reconnaître et accepter la rupture de la relation, en soulignant que : [traduction] « [à] la consternation de la demanderesse, Arun a refusé d’avoir quoi que ce soit d’autre à faire avec elle ». D’autre part, l’agent a omis, deux paragraphes plus loin, de mentionner ce fait, avant de conclure que les liens familiaux [traduction] « existent aux États-Unis, où elle possède un statut légal ».

[13] Cette dernière déclaration constitue un élément central du rejet, mais l’agent ne concilie nulle part dans la décision cette remarque avec la reconnaissance antérieure qu’Arun ne veut rien avoir à faire avec la demanderesse. L’agent ne traite pas, et ne semble pas tenir compte, de la question de savoir comment la demanderesse, veuve et âgée de 82 ans, se débrouillerait seule aux États-Unis, et encore moins à l’autre bout du continent (Arun, avec qui elle vivait deux mois par an, vit dans l’État de Washington, tandis que Rajan, le fils canadien, vit dans le centre-ville de Toronto).

[14] Je souscris donc à l’argument de la demanderesse selon lequel, au vu du dossier présenté à la Cour, aussi mince soit-il, il y a eu une incompréhension apparente et importante des faits par l’agent, ce qui a rendu la décision déraisonnable.

[15] En ce qui concerne la deuxième question soulevée par la demanderesse, l’agent tient compte de la preuve concernant l’établissement de la demanderesse au Canada en soulignant que [traduction] « la demanderesse a également démontré qu’elle s’est intégrée socialement pendant le temps qu’elle a passé au Canada. Elle a fourni des lettres témoignant de sa bonne conduite de la part de connaissances avec lesquelles elle joue au bridge ».

[16] Toutefois, l’agent n’évalue nulle part les répercussions de ces diverses lettres provenant de membres de la communauté et de clubs différents ni ne précise l’importance accordée au facteur de l’établissement. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il ne suffit pas à la Cour de déterminer si la conclusion d’un décideur est justifiée, en l’occurrence en supposant ce que l’agent aurait pu penser ou ce qu’il aurait pu vouloir dire. Au contraire, la décision doit être justifiée, transparente et intelligible.

[17] Il est particulièrement important, lorsque peu de facteurs sont invoqués, comme en l’espèce, les difficultés et l’établissement, que l’agent traite clairement du raisonnement suivi pour chacun d’eux. La Cour doit être en mesure de discerner une explication raisonnée quant à la décision (Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 aux para 6-11), de sorte qu’elle puisse relier les points, plutôt que de deviner ce que l’agent a pu penser (Vavilov au para 97 citant le juge Rennie dans l’affaire Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431 au para 11).

[18] Je ne suis pas d’accord avec la caractérisation du défendeur comme quoi il s’agit d’une chasse au trésor à la recherche d’erreurs. Il ne s’agit pas d’imperfections mineures dans un large tableau. Au contraire, les imperfections donnent une image incomplète de la manière dont les faits et les facteurs les plus importants ont été évalués, ce qui se traduit par une décision incontestablement erronée. Je suis incapable de discerner sur quel fondement l’agent a conclu que la demanderesse avait des liens familiaux aux États-Unis, ou comment l’établissement a été analysé. L’avocate du défendeur, en dépit de ses compétences convaincantes en matière de plaidoyer, ne m’a pas convaincu que la décision peut résister à un contrôle malgré ses imperfections.

III. Conclusion

[19] Il est manifeste que l’agent a commis une erreur dans l’appréciation du facteur clé du soutien familial aux États-Unis et dans l’évaluation de l’autre facteur, à savoir l’établissement. Ainsi que la majorité l’a conclu dans l’arrêt Kanthasamy, « [c]e qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (au para 25). La décision faisant l’objet du contrôle ne répond pas à ce critère et sera donc renvoyée pour nouvelle décision.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2895-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, L.L. B., traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2895-20

 

INTITULÉ :

KAMLA ARJUN RIJHWANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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