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Date : 20220412


Dossier : T-781-21

Référence : 2022 CF 523

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2022

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

FRANK SANTAGUIDA

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Le demandeur, M. Frank Santaguida, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 6 avril 2021 par laquelle il a été jugé inadmissible à la Prestation canadienne de la relance économique [la PCRE].

[2] La PCRE faisait partie d’un ensemble de mesures mises en place par le gouvernement du Canada en réponse à la pandémie de COVID‑19. Elle fournissait une aide financière aux salariés et aux travailleurs indépendants admissibles directement touchés par la crise de la COVID‑19. Pour recevoir la PCRE, les résidents du Canada admissibles pouvaient présenter une demande de prestations pour toute période de deux semaines comprises entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021. Ils pouvaient également présenter une demande de prestations rétroactivement pour toute période, jusqu’à soixante (60) jours après la fin de cette période. Pour être admissible, le demandeur devait notamment avoir gagné au moins 5 000 $ en 2019 ou en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande de PCRE.

[3] L’Agence du revenu du Canada [l’ARC] était chargée d’administrer la PCRE au nom du ministre de l’Emploi et du Développement social. Dans le cadre de ses fonctions, l’ARC pouvait valider certaines demandes de PCRE.

[4] En décembre 2020, le demandeur a présenté une demande de PCRE pour les treize (13) périodes de deux semaines comprises entre le 27 septembre 2020 et le 27 mars 2021. L’ARC a décidé de valider la demande et a eu plusieurs discussions avec le demandeur au sujet de l’exigence de justifier son revenu. Le demandeur a affirmé avoir travaillé dans un café, qui avait depuis fermé ses portes. Il a soutenu que le propriétaire l’avait payé au moyen de Certapay et qu’il n’était plus joignable, car il avait disparu.

[5] Le 15 janvier 2021, l’ARC a rendu une première décision et a conclu que le demandeur n’était pas admissible à la PCRE, puisqu’il ne répondait pas aux critères suivants :

[traduction]

Vous n’avez pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) provenant de revenus d’emploi ou de revenus nets d’un travail indépendant en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de votre première demande.

[6] Dans sa lettre, l’ARC informait le demandeur que s’il n’approuvait pas la décision, il pouvait demander un deuxième examen, ce qu’il a fait le 25 janvier 2021.

[7] Durant une conversation téléphonique le 24 février 2021, l’agent chargé du deuxième examen [l’agent] a prié le demandeur de lui fournir d’autres documents pour démontrer qu’il répondait au critère d’admissibilité relatif aux revenus de 5 000 $.

[8] Le demandeur a transmis les documents suivants à l’ARC les 24 et 31 mars 2021 :

  • a) une copie de son permis de conduire;

  • b) des relevés de caisse d’épargne et de crédit pour septembre 2018 et janvier 2020;

  • c) un imprimé de ses activités bancaires auprès de la caisse d’épargne et de crédit entre le 9 janvier 2019 et le 27 décembre 2019;

  • d) un imprimé de ses activités bancaires auprès de sa banque entre le 19 février 2020 et le 3 avril 2020;

  • e) une évaluation personnelle de sa banque datée du 19 février 2021.

[9] Dans une lettre du 6 avril 2021, l’agent a souligné que, à la suite de la conversation du 24 février 2021 avec le demandeur, l’ARC n’avait pas reçu les documents demandés pour confirmer son admissibilité à la PCRE. L’agent a informé le demandeur qu’il ne répondait pas aux critères d’admissibilité à la PCRE et que s’il n’approuvait pas la décision, il pouvait présenter une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour dans les trente (30) jours suivant la date de la lettre.

[10] Le demandeur, qui n’est pas représenté par un avocat, soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale du fait que l’ARC l’a obligé à obtenir [traduction] « physiquement » un reçu pour le travail qu’il avait fait pendant les restrictions liées à la COVID‑19. Il soutient également que l’agent a conclu à tort qu’il n’était pas admissible parce qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $.

II. Analyse

[11] La décision de l’agent est assujettie à la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16‑17 [Vavilov]; Flock v Canada (Attorney General), 2022 FC 305 au para 15 [Flock]; Aryan v Canada (Attorney General), 2022 FC 139 au para 16 [Aryan]; Hayat v Canada (Attorney General), 2022 FC 131 au para 14).

[12] Lorsqu’elle se prononce sur le caractère raisonnable d’une décision, la Cour s’intéresse à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). « Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. » (Vavilov, au para 100)

[13] Dans son examen des questions d’équité procédurale, la Cour doit déterminer si la procédure était équitable dans l’ensemble des circonstances (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54‑56).

A. Aucun manquement à l’équité procédurale

[14] Le demandeur soutient que l’ARC lui a demandé d’obtenir « physiquement » un reçu pour le travail qu’il a effectué en 2019. Il affirme être une personne en situation de handicap très vulnérable et que son médecin lui a recommandé de rester à la maison. Il soutient que l’ARC n’a pas reconnu qu’il serait contre la loi et les règles du confinement durant la pandémie de l’obliger à sortir pour obtenir un reçu de travail. À son avis, l’ARC a démontré une insouciance téméraire à l’égard de sa sécurité et de sa vie.

[15] L’argument du demandeur est sans fondement.

[16] Le rapport faisant suite au deuxième examen [le rapport], qui fait partie des motifs de la décision de l’agent (Aryan, au para 22), n’appuie pas l’argument du demandeur selon lequel il était tenu d’obtenir « physiquement » un reçu de travail.

[17] Le rapport démontre que, tout au long du processus, le demandeur a eu plusieurs conversations avec l’ARC concernant la nécessité de justifier son revenu déclaré. Au cours d’une conversation téléphonique avec le demandeur le 24 février 2021, l’agent l’a informé que les relevés bancaires qu’il avait fournis ne constituaient pas une preuve de son revenu. Bien qu’ils faisaient état de multiples transactions au moyen de Certipay, ces relevés ne démontraient pas d’où provenait l’argent. L’agent a prié le demandeur de fournir des relevés de paye, un relevé d’emploi ou des feuillets T4 pour démontrer qu’il répondait au critère d’admissibilité relatif aux revenus de 5 000 $. Lorsque le demandeur a affirmé que le café où il avait travaillé avait fermé ses portes, l’agent lui a suggéré de communiquer avec Service Canada pour l’aider à obtenir un relevé d’emploi auprès de son employeur.

[18] Durant cette même conversation, le demandeur s’est également enquis au sujet du virement électronique qu’il avait reçu pour les travaux effectués chez un client. Il a indiqué qu’il occupait des emplois occasionnels. L’agent a informé le demandeur que l’ARC avait besoin de documents démontrant qu’il exploitait une entreprise active et lui a demandé de lui transmettre une facture pour les travaux effectués, sur laquelle figurerait le nom du client, ses coordonnées, les travaux effectués, ainsi que le salaire reçu.

[19] Dans une autre conversation qui a eu lieu le 10 mars 2021, l’agent a informé le demandeur que s’il avait déclaré ses revenus auprès de son organisme d’aide sociale, il pouvait communiquer avec lui pour obtenir une lettre justifiant ses revenus.

[20] Il ressort clairement du rapport que le demandeur était au courant du type de documents justificatifs dont il avait besoin pour étayer ses revenus et qu’il a eu l’occasion de présenter sa preuve.

[21] À l’audience, le demandeur a affirmé qu’il n’était pas en mesure de fournir une facture pour les travaux de rénovation effectués, car il ne pouvait pas sortir de chez lui pour rencontrer la personne pour qui il avait travaillé. Selon moi, il ne s’agit pas d’une excuse raisonnable puisque c’est le demandeur lui‑même qui aurait rédigé la facture. Je fais également remarquer que le demandeur n’a pas démontré qu’il ne pouvait communiquer avec son client par courriel, par téléphone ou par courrier pour obtenir les reçus des paiements effectués.

[22] Je comprends que la situation liée à la COVID‑19 a rendu les choses plus difficiles pour le demandeur. Toutefois, la preuve au dossier n’est tout simplement pas suffisante pour me convaincre que le demandeur ne pouvait obtenir les documents demandés sans se mettre en danger ou enfreindre les règles de confinement.

[23] À l’audience, le demandeur a également fait valoir que la transition de la Prestation canadienne d’urgence [la PCU] à la PCRE était censée se faire en douceur et qu’il est injuste qu’il ait eu droit à la PCU, mais pas à la PCRE. Bien que je sois sensible à l’argument du demandeur, je ne dispose pas des critères d’admissibilité à la PCU. Toutefois, je fais observer que notre Cour a examiné cet argument dans la décision Flock. La Cour a fait remarquer que deux (2) lois différentes ont mis en œuvre la PCU et la PCRE et que les critères d’admissibilité n’étaient pas les mêmes (Flock, au para 3).

[24] L’obligation d’équité procédurale exige qu’une personne visée par une décision ait la possibilité de connaître la preuve et les arguments à réfuter et de présenter entièrement et équitablement sa position (Vavilov, au para 127). Il incombe au demandeur de démontrer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Après examen du dossier et des observations du demandeur, je ne suis pas convaincue qu’il y a eu violation de son droit à l’équité procédurale.

B. Décision raisonnable

[25] Le demandeur fait valoir qu’il était déraisonnable que l’agent rejette sa demande parce qu’il ne pouvait pas transmettre un reçu de travail.

[26] Conformément à l’article 6 de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2, le demandeur était tenu de fournir tout renseignement exigé par l’ARC relativement à la demande.

[27] Pour déterminer si un demandeur était admissible, les agents se servaient d’un document intitulé « Confirmation de l’admissibilité à la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), et à la Prestation canadienne de la relance économique pour proches aidants (PCREPA), et à la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE) » [les lignes directrices de l’ARC] pour les orienter. Il y était question des documents que devait présenter le demandeur pour démontrer qu’il avait gagné au moins 5 000 $. Comme preuve acceptable des revenus d’emploi, le demandeur pouvait fournir des bordereaux de paie récents, des lettres de vérification de l’emploi, un relevé d’emploi, des relevés bancaires comprenant le nom, l’adresse et le dépôt de la paie, ainsi que tout autre document qui permettait de justifier un revenu d’emploi de 5 000 $. Pour ce qui est des revenus d’un travail indépendant, les lignes directrices de l’ARC donnaient plusieurs exemples d’une preuve acceptable, dont des factures aux clients indiquant la date du service, le nom du client, le coût du service et le type de paiement reçu.

[28] Si le demandeur n’était pas en mesure de fournir l’un ou l’autre des documents proposés, l’agent devait lui demander s’il avait d’autres documents acceptables en sa possession. C’est exactement ce que l’agent a fait dans le cadre du deuxième examen. Il a examiné avec le demandeur les documents qui constitueraient une preuve acceptable pour lui permettre de bénéficier de la PCRE. Rien ne démontre que le demandeur a pris les autres moyens suggérés par l’agent et qu’il n’a pas été en mesure d’obtenir les documents demandés lorsqu’il a tenté de le faire.

[29] Je reconnais que les lignes directrices de l’ARC mentionnaient également que les agents devaient faire « preuve de jugement et [utiliser leur] expérience » pour décider si une preuve était nécessaire. Toutefois, en l’espèce, l’agent pouvait raisonnablement exiger une preuve de revenu. Les entrées dans le système de l’ARC démontrent que le demandeur bénéficiait de l’aide sociale et qu’il n’avait aucune autre source de revenu.

[30] De plus, il était raisonnable que l’agent ne se fonde pas sur la déclaration de revenus modifiée de 2019 que le demandeur avait déposée en mars 2021 afin d’y ajouter les montants qu’il avait prétendu avoir gagnés. Les entrées dans le système de l’ARC précisent que le demandeur n’avait aucun feuillet T4 ni aucun autre relevé pour confirmer son revenu déclaré. De plus, le système fiscal du Canada est un système d’autodéclaration. Il part du principe que le contribuable est capable de fournir tous les documents pertinents à l’appui de sa déclaration (Walker v Canada (Attorney General), 2022 FC 381 au para 37).

[31] Après examen du dossier, je suis convaincue que la décision de l’agent était raisonnable. L’agent a tenu compte de tous les renseignements pertinents, comme les inscriptions au bloc‑notes de l’ARC concernant les cotisations spéciales, le revenu antérieur et les déductions du demandeur pour les années d’imposition 2017, 2018 et 2019 tels qu’ils sont consignés dans le système informatique de l’ARC, ainsi que tous les documents fournis par le demandeur. L’agent pouvait raisonnablement conclure que les documents justificatifs du demandeur n’étaient tout simplement pas suffisants pour étayer sa demande. Le demandeur n’a soulevé aucun argument valide pour expliquer en quoi la décision de l’agent était déraisonnable, malgré qu’il lui incombait de le faire (Ayran, au para 45). Dans ses arguments, le demandeur n’exprime rien d’autre qu’un désaccord quant au poids accordé à ses documents justificatifs. Il n’appartient pas à la Cour de les examiner à nouveau pour arriver à une conclusion favorable au demandeur (Vavilov, au para 125, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

[32] Le demandeur joint trois (3) documents à son affidavit souscrit à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire : (1) un relevé bancaire de 2019, (2) la facture pour les travaux de rénovation, ainsi que (3) des documents au sujet des personnes qui sont susceptibles de présenter une forme grave ou des complications de la COVID‑19. Toutefois, l’agent ne disposait pas de ces documents au moment où il a rendu sa décision.

[33] Il est bien établi en droit que, dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire, la Cour est limitée au dossier de preuve dont disposait le décideur. La Cour d’appel fédérale a reconnu trois (3) exceptions non exhaustives à cette règle générale : (1) les nouveaux éléments de preuve contiennent des renseignements contextuels généraux, (2) les nouveaux éléments de preuve répondent à des questions d’équité procédurale ou (3) les nouveaux éléments de preuve font ressortir l’absence totale de preuve devant le décideur administratif (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19‑20).

[34] Puisqu’aucune de ces exceptions ne s’applique, les documents joints à l’affidavit du demandeur ne sont pas admissibles et la Cour n’en a pas tenu compte.

[35] Pour conclure, le demandeur ne m’a pas convaincue qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale ou que la décision rendue était déraisonnable.

[36] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas condamner le demandeur aux dépens.

[37] Comme l’ARC n’aurait pas dû être nommée défenderesse dans la demande de contrôle en l’espèce, l’intitulé est modifié afin de remplacer l’ARC par le procureur général du Canada à titre de défendeur (Aryan, aux para 13‑14).


JUGEMENT dans le dossier T-781-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. L’intitulé est modifié pour désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-781-21

INTITULÉ :

FRANK SANTAGUIDA c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 FÉVRIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2022

COMPARUTIONS :

Frank Santaguida

pour Le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Andrew Lawrence

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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