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Date : 20220419


Dossier : IMM‑4731‑20

Référence : 2022 CF 548

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 avril 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ANANDARAJ RAMACHANDRAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. Il a demandé l’asile au Canada parce qu’il serait soupçonné d’aider les mouvements de la diaspora qui s’opposent au gouvernement et les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET). La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile pour des motifs liés à la crédibilité.

[2] Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. La SAR a rejeté l’appel dans une décision datée du 26 août 2020. La SAR a convenu avec la SPR que le demandeur n’avait pas établi au moyen d’éléments de preuve crédibles qu’il avait une crainte fondée d’être persécuté au Sri Lanka. Par conséquent, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[3] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Il soutient que la décision est déraisonnable parce que la SAR a commis plusieurs erreurs lorsqu’elle a conclu que sa demande d’asile n’était pas crédible. Bien que je ne sois pas d’avis que la SAR a commis toutes les erreurs alléguées par le demandeur, je conviens que trois des principales conclusions de la SAR concernant le manque de crédibilité du demandeur sont fondamentalement viciées, ce qui remet en question le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. Par conséquent, la demande doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision.

II. LE CONTEXTE

[4] Le demandeur est né à Colombo en août 1970. Il est marié et père de trois filles. Entre octobre 1999 et avril 2017, il a travaillé comme agent de sécurité au haut‑commissariat du Royaume‑Uni à Colombo. Lorsqu’il a quitté cet emploi, il est devenu chef de quart de la sécurité.

[5] Le demandeur affirme que les autorités sri‑lankaises le soupçonnent de soutenir le mouvement antigouvernemental de la diaspora et d’aider les membres des TLET à obtenir des visas britanniques.

[6] Selon le demandeur, il a reçu le 1er novembre 2011 un appel sur son téléphone portable d’une personne lui demandant de l’aider à obtenir un visa britannique. Le demandeur a répondu qu’il n’avait rien à voir avec cela et a dirigé son interlocuteur vers le site Web du haut‑commissariat. Quelques minutes plus tard, le demandeur a reçu un autre appel, mais d’un numéro différent. Lorsqu’il a répondu, il a cru que son interlocuteur était le même que lors de l’appel précédent. Cette fois, son interlocuteur s’est présenté comme un agent de la Terrorist Investigation Division (division des enquêtes sur le terrorisme) (la TID) et a demandé au demandeur de se présenter aux bureaux de la division à Colombo deux jours plus tard.

[7] Lorsqu’il s’est présenté aux bureaux de la TID comme on le lui avait demandé, le demandeur a été confronté à l’allégation selon laquelle il soutenait les TLET et les mouvements antigouvernementaux de la diaspora. Il a été interrogé principalement à propos de Gajendran Sorubakaanthan, un ami qui vit au Royaume‑Uni et qui, selon la police, est associé aux TLET dans ce pays. Le demandeur a nié les accusations et a maintenu qu’il n’avait aucun lien avec les TLET. La police a fini par le libérer sans condition, ce qui a amené le demandeur à penser que l’affaire était close. Le demandeur affirme avoir appris environ six mois plus tard que l’enquête avait été lancée après que sa gestionnaire au haut‑commissariat a transmis à la police un tuyau qu’elle avait reçu selon lequel il était lié aux TLET.

[8] Le demandeur affirme avoir de nouveau été interrogé par la police sur les mêmes sujets en décembre 2016. Cette fois encore, la police s’intéressait particulièrement à M. Sorubakaanthan. Le demandeur a confirmé que M. Sorubakaanthan et lui étaient des amis proches, mais il a continué à nier tout lien avec les TLET. Comme la fois précédente, le demandeur a finalement été autorisé à partir. Il a cependant été appréhendé par des inconnus alors qu’il quittait le poste de police, puis il a été détenu pendant plusieurs heures, agressé et une fois de plus interrogé sur ses liens avec M. Sorubakaanthan et les TLET. Dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur a déclaré que, lorsqu’il a finalement été libéré, il est [traduction] « rentré chez lui effrayé et complètement traumatisé » et [traduction] « n’est pas allé travailler pendant une semaine ».

[9] M. Sorubakaanthan se rendait fréquemment au Sri Lanka, et le demandeur et lui se rencontraient lorsqu’il s’y trouvait. Le demandeur rendait également visite à M. Sorubakaanthan au Royaume‑Uni. Le demandeur a parlé à M. Sorubakaanthan de l’interrogatoire de novembre 2011, mais pas de celui de décembre 2016. Ni M. Sorubakaanthan ni le demandeur n’avaient rencontré de difficultés lors de leurs déplacements à destination ou en provenance du Sri Lanka.

[10] Le demandeur allègue qu’il a de nouveau été interrogé par la police à propos des mêmes faits le 17 avril 2017. Il a continué à nier toutes les allégations. Le demandeur n’a pas non plus parlé de cet incident à M. Sorubakaanthan.

[11] Le demandeur a quitté le Sri Lanka et s’est rendu aux États‑Unis deux jours plus tard. Son épouse et ses filles sont restées au Sri Lanka.

[12] Le demandeur est entré aux États‑Unis au moyen d’un visa de visiteur qu’il avait obtenu en juillet 2015. Il avait obtenu ce visa parce qu’il comptait rendre visite à une amie malade. Il a séjourné à New York pendant deux semaines chez des proches de son amie. Sur les conseils de son amie et d’autres personnes qu’il a rencontrées à New York, le demandeur n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis. Il a plutôt décidé de tenter de se rendre au Canada et d’y présenter une demande d’asile.

[13] Le 3 mai 2017, le demandeur a traversé la frontière entre le Canada et les États‑Unis de façon irrégulière au chemin Roxham, près de Saint‑Bernard‑de‑Lacolle, au Québec, et a immédiatement présenté une demande d’asile.

[14] La demande d’asile du demandeur a été entendue par la SPR les 18 avril et 31 mai 2019. Sa demande a été rejetée dans une décision datée du 10 juillet 2019. La SPR a conclu que [traduction] « les éléments de preuve présentés dans la demande d’asile [n’étaient] ni dignes de foi ni crédibles et que, selon la prépondérance des probabilités, les incidents décrits par le demandeur ne [s’étaient] jamais produits ». Par conséquent, elle n’a pas cru [traduction] « les allégations présentées par le demandeur dans sa demande d’asile ».

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[15] Lors de son appel devant la SAR, le demandeur n’a pas cherché à déposer de nouveaux éléments de preuve et n’a donc pas demandé d’audience. Il a soutenu que la SPR avait commis plusieurs erreurs lorsqu’elle a conclu que sa demande d’asile manquait de crédibilité. Le demandeur a également fait valoir que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a omis d’évaluer sa demande d’asile sur place fondée sur son profil résiduel.

[16] La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de rejeter la demande d’asile parce que le demandeur n’était pas crédible. Elle a également jugé que la SPR avait commis une erreur lorsqu’elle a omis d’examiner la demande d’asile sur place. Elle a cependant aussi rejeté cet aspect de la demande d’asile en fonction de sa propre analyse.

[17] En résumé, la SAR a tiré les principales conclusions suivantes :

  • Le fait que le demandeur n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis démontrait l’absence d’une crainte subjective et « a mis en cause la crédibilité de ses allégations voulant qu’il soit exposé à un risque au Sri Lanka ».

  • Il n’était pas crédible que le demandeur ait pu conserver son emploi au haut‑commissariat si « de l’information ou des préoccupations » sur ses liens avec les TLET avaient existé.

  • L’explication donnée par le demandeur pour ne pas avoir informé le haut‑commissariat des événements de novembre 2011 n’était pas crédible.

  • Le fait que le demandeur et M. Sorubakaanthan aient pu entrer au Sri Lanka et en sortir sans incident est incompatible avec l’allégation selon laquelle ils étaient soupçonnés de soutenir les TLET.

  • Le fait que le demandeur n’ait pas parlé à M. Sorubakaanthan des interrogatoires qu’il a subis en 2016 et en 2017 donne à penser que ces interrogatoires n’ont jamais eu lieu.

  • Le fait que le demandeur n’ait pas quitté le Sri Lanka avant avril 2017 alors qu’il disposait d’un visa pour les États‑Unis depuis juillet 2015 est « un autre facteur » qui mine sa crédibilité.

[18] Étant donné que le demandeur ne conteste pas le rejet de la demande d’asile sur place, il n’est pas nécessaire d’en dire plus à ce sujet.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE

[19] S’agissant de la décision au fond rendue par la SAR (y compris des conclusions en matière de crédibilité), il est bien établi que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; voir aussi Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 4 au para 27. La Cour suprême du Canada a confirmé le caractère approprié de cette norme de contrôle dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. La norme de la décision raisonnable est désormais présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives, sous réserve d’exceptions précises qui ne peuvent être invoquées « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au para 10). Rien ne permet de s’écarter de cette présomption en l’espèce.

[20] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.). Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. Par ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; il s’agit d’un type rigoureux de contrôle : voir Vavilov, au para 13.

[21] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La Cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (ibid.).

V. ANALYSE

[22] Le demandeur conteste bon nombre des motifs qui ont poussé la SAR à juger que son récit n’était pas crédible, mais je n’ai besoin d’aborder que trois d’entre eux : 1) le fait que le demandeur n’a pas informé le haut‑commissariat à l’époque des événements de novembre 2011; 2) le fait que le demandeur a pu conserver son emploi au haut‑commissariat malgré le fait qu’il était soupçonné d’être lié aux TLET; et 3) le fait que le demandeur n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis. À mon avis, l’évaluation des éléments de preuve par la SAR à chacun de ces trois égards est déraisonnable.

1) Le fait de ne pas avoir informé le haut‑commissariat des événements de novembre 2011

[23] Selon le demandeur, il a été confronté pour la première fois à l’allégation selon laquelle il aidait les TLET lorsqu’il a été interrogé par des agents du TID le 3 novembre 2011. Il avait été convoqué à cet entretien peu après avoir reçu l’appel téléphonique d’une personne lui demandant de l’aider à obtenir un visa britannique. La SAR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du récit du demandeur du fait qu’il n’avait pas parlé de cet incident à son employeur, le haut‑commissariat du Royaume‑Uni. La SAR a conclu que le demandeur aurait informé le haut‑commissariat à l’époque si les événements qu’il décrit s’étaient bel et bien produits. Étant donné qu’il ne l’a pas fait, son récit des événements de novembre 2011 n’est pas crédible.

[24] À mon avis, cette conclusion est déraisonnable parce que le SAR n’a pas raisonnablement établi la prémisse principale de son argument, à savoir que le demandeur aurait parlé de l’incident à son employeur à l’époque si cet incident s’était bel et bien produit.

[25] La SAR a conclu que le demandeur « aurait été parfaitement conscient de la nécessité d’informer le [haut‑commissariat] de tout événement inhabituel concernant son travail à l’ambassade » et que « les questions relatives au visa britannique sont clairement des questions liées au travail ». La SAR a jugé qu’« il n’[était] pas crédible » que le demandeur n’ait pas informé son employeur qu’il avait été approché au sujet d’un visa britannique.

[26] D’après moi, ce que la SAR a voulu dire, ce n’est pas que, contrairement à ce qu’il a affirmé, le demandeur a informé le haut‑commissariat de ce qui s’était passé, mais plutôt que son affirmation selon laquelle il a été approché pour obtenir un visa britannique pour quelqu’un le 1er novembre 2011 n’est pas crédible parce qu’il n’en a pas parlé au haut‑commissariat. Le problème avec l’analyse de la SAR, c’est qu’elle n’aborde jamais le témoignage au cours duquel le demandeur a affirmé qu’il ne croyait pas qu’il s’agissait d’une véritable tentative pour obtenir un visa. Le demandeur a déclaré qu’il ne croyait pas que la demande de visa pour le Royaume‑Uni était authentique, mais qu’il s’agissait plutôt d’une ruse de la police. Dans sa décision, la SAR n’explique pas comment quelque chose que le demandeur n’a jamais considéré comme une véritable tentative pour obtenir un visa britannique peut être « clairement [une] [question] [liée] au travail ». Cette lacune cruciale dans l’analyse fait que la conclusion défavorable relative à la crédibilité manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[27] Sur une question connexe, la SAR a également rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il n’avait pas parlé des événements de novembre 2011 au haut‑commissariat à l’époque parce qu’il craignait de perdre son emploi s’il révélait que la police l’avait interrogé sur ses liens avec les TLET. La SAR a estimé que cette explication était démentie par le fait que le demandeur a invoqué les événements lorsqu’il a été interrogé par un cadre supérieur du haut‑commissariat en janvier 2016. À mon avis, la conclusion de la SAR selon laquelle le comportement du demandeur était incohérent n’est pas raisonnable. La SAR a passé sous silence le fait que, selon le récit du demandeur, il savait en janvier 2016 que la police avait mené une enquête en novembre 2011 parce que sa gestionnaire au haut‑commissariat avait transmis aux forces policières un tuyau sur ses liens avec les TLET, alors qu’il ne connaissait pas ce fait en novembre 2011. La SAR aurait dû se demander si le demandeur aurait pu raisonnablement savoir que le risque auquel il se serait exposé s’il avait parlé des événements en novembre 2011 plutôt qu’en janvier 2016 aurait été très différent avant de tirer une conclusion défavorable sur sa crédibilité du fait qu’il a parlé des événements en janvier 2016, mais pas en novembre 2011. Le fait qu’elle ne l’ait pas fait remet en doute le caractère raisonnable de son analyse.

2) Le fait que le demandeur ait pu conserver son emploi au haut‑commissariat

[28] La SAR a estimé que, si le haut‑commissariat avait bel et bien eu des préoccupations concernant les activités du demandeur, il était improbable qu’il « ne soit pas intervenu d’une manière ou d’une autre après avoir reçu cette information ». En effet, il aurait probablement mis fin à l’emploi du demandeur s’il le soupçonnait d’être lié aux TLET. La SAR semble avoir estimé que le haut‑commissariat ne peut pas soupçonner le demandeur de quoi que ce soit puisque ce dernier n’a pas perdu son emploi, ce qui nuit à la crédibilité de son récit.

[29] À mon avis, il était déraisonnable pour la SAR de tirer une conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur sur ce fondement. Selon le propre récit du demandeur, sa gestionnaire a alerté la police après avoir reçu une information selon laquelle il aidait les TLET. Comme il n’en est rien ressorti à l’époque, le demandeur a pensé que l’affaire était close. Étant donné qu’il n’y a aucune raison de croire que quiconque au haut‑commissariat ait pu penser autrement, il n’est pas surprenant que le demandeur ait pu conserver son emploi. Il n’était pas raisonnable pour la SAR de déduire que cela était incompatible avec la véracité du récit du demandeur.

[30] En outre, et plus important encore, quoi qu’ont pu penser les employés du haut‑commissariat, cela n’a aucune valeur probante en ce qui concerne l’allégation principale du demandeur selon laquelle les autorités sri‑lankaises ont continué à le soupçonner de soutenir les TLET. La SAR a estimé que l’allégation du demandeur selon laquelle il était exposé à un risque parce que les autorités sri‑lankaises le soupçonnaient de soutenir les LTTE n’était pas crédible, car le haut‑commissariat ne devait pas avoir d’autres soupçons à son sujet. Eu égard aux éléments de preuve dont elle disposait, il était raisonnable pour la SAR de conclure que le haut‑commissariat ne devait pas avoir de préoccupations à l’égard du demandeur (à l’exception de ce qui avait conduit à son interrogatoire en novembre 2011). Cependant, il n’y a aucune raison de penser que ce que le haut‑commissariat pensait du demandeur reflétait ce que les autorités sri‑lankaises pensaient. Il n’existe aucune analyse rationnelle entre la prémisse (le haut‑commissariat ne soupçonnait pas le demandeur de soutenir les TLET) et la conclusion (les autorités sri‑lankaises ne le soupçonnaient pas de soutenir les TLET). Bref, la SAR a abusivement confondu le haut‑commissariat et les autorités sri‑lankaises dans son analyse. Par conséquent, sa conclusion selon laquelle le récit du demandeur n’était pas crédible parce que le haut‑commissariat ne le soupçonnait pas d’avoir commis des actes répréhensibles est déraisonnable.

3) Le défaut de demander l’asile aux États‑Unis

[31] Selon le demandeur, il a quitté le Sri Lanka pour se rendre aux États‑Unis en avril 2017 pour [traduction] « échapper à ce problème et se retrouver entre bonnes mains ». Une fois aux États‑Unis, il a expliqué sa situation à son amie et à d’autres personnes rencontrées sur place et leur a demandé ce qu’il devait faire. On lui a répondu qu’il n’était pas conseillé d’essayer d’y rester compte tenu du climat politique à l’époque (Donald Trump avait récemment été élu président). Il n’a pas cherché à obtenir l’avis d’un professionnel. Malgré le fait qu’il était légalement autorisé à rester aux États‑Unis pendant trois mois, il a pris des dispositions pour se rendre au Canada afin d’y demander l’asile. Le demandeur a séjourné aux États‑Unis pendant un peu plus de deux semaines.

[32] La SAR a estimé que le défaut du demandeur de demander l’asile aux États‑Unis minait la crédibilité de sa demande. Son raisonnement était le suivant :

L’appelant dit qu’il n’a pas présenté une demande d’asile aux États‑Unis, car il craignait sincèrement que sa demande ne soit pas tranchée en toute équité, mais je ne suis pas convaincue par l’argument présenté en l’espèce, étant donné que ce n’est pas un avocat ou un consultant en immigration qui l’avait informé des politiques anti‑immigration, mais plutôt des amis qui, pense‑t‑il, en avaient entendu parler aux nouvelles. Une fois de plus, l’appelant est instruit, et il n’y a pas de raison adéquate pour laquelle il n’aurait pas tenté d’obtenir des conseils juridiques aux États‑Unis. Pour ces motifs, j’estime que la SPR a conclu à juste titre que le défaut de l’appelant de demander l’asile aux États‑Unis, en l’absence d’une explication raisonnable à cet égard, a mis en cause la crédibilité de ses allégations voulant qu’il soit exposé à un risque au Sri Lanka.

[33] À mon avis, l’évaluation faite par la SAR des actions du demandeur est déraisonnable.

[34] Il est bien établi que le fait de tarder à demander l’asile est un facteur qu’un décideur peut prendre en compte pour évaluer la crédibilité du demandeur qui affirme craindre d’être persécuté. Comme je l’ai déjà expliqué dans d’autres affaires, la question essentielle est de savoir si le comportement du demandeur était compatible avec la crainte de persécution qu’il invoque. Lorsqu’un demandeur d’asile ne demande pas l’asile à la première occasion, le décideur doit, lorsqu’il soupèse l’importance de ce retard, se demander pourquoi le demandeur d’asile a agi ainsi. D’un côté, une explication satisfaisante de la raison pour laquelle le demandeur a tardé à demander l’asile peut amener le décideur à conclure que le retard n’est pas incompatible avec la crainte de persécution alléguée. D’un autre côté, en l’absence d’une explication satisfaisante du retard, il est loisible au décideur de juger que, quoi que dise maintenant le demandeur d’asile, il ne craint pas réellement la persécution et que c’est la véritable raison pour laquelle il n’a pas demandé l’asile plus tôt. La question de savoir si l’autre explication donnée pour expliquer le retard est satisfaisante ou non dépend des circonstances de l’affaire, et notamment des caractéristiques et des circonstances propres au demandeur d’asile et de sa compréhension du processus de l’immigration et de la protection des réfugiés. Lorsqu’il évalue la crédibilité de l’explication qui est maintenant offerte, il est loisible au décideur de chercher à savoir si le demandeur a agi raisonnablement à la lumière des faits qu’il affirme être véridiques. S’il ne l’a pas fait, cela peut remettre en question la crédibilité du récit relatif à son état d’esprit à l’époque des faits. Voir Zeah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 711 au para 61, et les décisions qui y sont citées.

[35] En l’espèce, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur n’avait pas agi de manière cohérente avec la crainte qu’il prétendait avoir lorsqu’il a quitté le Sri Lanka en avril 2017. En très peu de temps, et alors qu’il avait encore un statut légal aux États‑Unis, le demandeur a pris des dispositions pour se rendre à un endroit où il pensait avoir plus de chances de voir sa demande d’asile accueillie. Ses actions étaient compatibles avec ses convictions selon lesquelles sa demande d’asile avait plus de chances d’être accueillie au Canada qu’aux États‑Unis, ce qui explique pourquoi il n’a pas cherché à obtenir l’asile aux États‑Unis pendant son bref séjour dans ce pays. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la question de savoir ces convictions étaient raisonnables est sans importance.

[36] En outre, en cherchant à savoir s’il était raisonnable pour le demandeur de croire qu’une demande d’asile aux États‑Unis n’avait aucune chance d’aboutir, la SAR a introduit un élément objectif dans ce qui devrait fondamentalement être un critère subjectif. Ce faisant, elle a omis de répondre à la question clé : le demandeur a‑t‑il agi de manière cohérente avec sa crainte alléguée et avec ses convictions quant à ses possibilités de pouvoir rester aux États‑Unis? La SAR ne semble pas avoir douté de la crédibilité du récit du demandeur en ce qui concerne les possibilités qu’il croyait avoir de pouvoir rester aux États‑Unis. Sa seule préoccupation concernait le caractère raisonnable de ces convictions compte tenu des sources d’information sur lesquelles elles étaient fondées. Mais cela n’est pas pertinent. Les actions du demandeur étaient tout à fait cohérentes avec la crainte qu’il avait de devoir retourner au Sri Lanka et le fait qu’il croyait que les possibilités qu’il puisse rester aux États‑Unis étaient faibles. Il était déraisonnable pour la SAR de conclure autrement et, sur ce fondement, de tirer une conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur.

4) L’importance des failles relevées

[37] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a expliqué que, pour appliquer la norme de la décision raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’un mode d’analyse, dans les motifs avancés, pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (au para 102, citation et guillemets internes omis). Une décision sera déraisonnable si, entre autres, la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée (Vavilov, au para 103).

[38] La SAR a rejeté l’appel du demandeur et confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, car elle a convenu avec la SPR que le récit du demandeur n’était pas crédible. Les failles que j’ai relevées ci‑dessus concernent directement l’évaluation faite par la SAR de la question déterminante en l’espèce — la crédibilité du demandeur. À chacun de ces égards, la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’était pas crédible ne découle pas raisonnablement de l’analyse qu’elle a effectuée. Aucune de ces failles ne peut être considérée comme superficielle ou accessoire, ou encore comme une erreur mineure. Elles remettent en question le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble, surtout lorsqu’elles sont prises ensemble.

[39] Je ne suis pas d’accord avec l’affirmation du demandeur selon laquelle il était également déraisonnable pour la SAR de considérer que le fait que M. Sorubakaanthan et lui soient en mesure d’entrer au Sri Lanka et d’en sortir sans difficulté était incompatible avec son allégation selon laquelle ils étaient tous deux soupçonnés d’avoir des liens avec les TLET. Je ne suis pas non plus convaincu qu’il était déraisonnable (ou injuste) que la SAR conclue que le fait que le demandeur a tardé à quitter le Sri Lanka, non seulement après qu’il a de nouveau été interrogé par la police en décembre 2016, mais aussi après qu’il a été enlevé par des agresseurs inconnus et soumis à de graves violences, mine également la crédibilité de son récit. Néanmoins, il ne s’agit là que de quelques‑uns des facteurs sur lesquels la SAR s’est fondée pour rejeter la demande d’asile du demandeur pour des motifs de crédibilité. Même si la demande d’asile du demandeur soulève des difficultés, la SAR a commis des erreurs importantes dans son évaluation de la crédibilité du demandeur. L’affaire doit donc faire l’objet d’une nouvelle décision.

VI. CONCLUSION

[40] Pour les motifs exposés ci‑dessus, il y a lieu d’accueillir la demande de contrôle judiciaire. La décision de la SAR du 26 août 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

[41] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑4731‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés du 26 août 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4731‑20

 

INTITULÉ :

ANANDARAJ RAMACHANDRAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Michael Crane

Pour le demandeur

 

Hillary Adams

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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