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Date : 20220421


Dossier : IMM‑1944‑21

Référence : 2022 CF 583

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

HERODE DOUDOUTE

HERONNE MIMAH DOUDOUTE (MINEURE)

CORALIE YARAH DOUDOUTE (MINEURE)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Herode Doudoute (le demandeur principal) et ses deux enfants mineures, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 26 février 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) confirmait la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), selon laquelle les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2] Les demandeurs craignent d’être victimes de persécution en Haïti, sous forme de violence liée aux gangs. La SAR a rejeté leur appel, parce qu’elle a conclu qu’ils n’étaient pas crédibles et qu’ils n’étaient pas visés par un risque différent de celui auquel est exposée la majeure partie de la population en Haïti.

[3] Les demandeurs soutiennent que la décision de la SAR est déraisonnable au motif que cette dernière n’aurait pas apprécié adéquatement la preuve et qu’elle n’aurait ni tenu compte du fait que l’agent de persécution est un acteur non étatique ni examiné leur demande aux termes de l’article 97 de la Loi.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Les faits

A. Les demandeurs

[5] Le demandeur principal est un citoyen d’Haïti âgé de 38 ans. Ses deux filles (les demanderesses mineures), âgées de 7 et de 4 ans, sont des citoyennes des États‑Unis. L’épouse du demandeur principal et mère des demanderesses mineures, Doodlyne Samedi (Mme Samedi), est citoyenne d’Haïti.

[6] Le demandeur principal craint que lui et sa famille soient pris pour cibles par des criminels en Haïti puisqu’il est perçu comme riche. Il craint notamment qu’ils soient victimes d’extorsion ou d’enlèvements et que leurs vies soient menacées.

[7] Le demandeur principal prétend que le 6 mars 2018, des individus masqués non identifiés ont fait feu sur son véhicule alors que lui et Mme Samedi se rendaient au travail. En outre, le 11 juillet 2018, la résidence des demandeurs à Port‑au‑Prince a été attaquée par un groupe d’individus armés non identifiés qui ont forcé la grille d’entrée et cassé les fenêtres de la maison, tué deux chiens de garde, volé des biens et menacé de tuer et de violer la famille du demandeur principal.

[8] À la suite de l’attaque sur leur domicile, les demandeurs se sont rendus au Canada le 12 juillet 2018. Ils n’ont pas demandé l’asile à ce moment‑là. Peu après, le demandeur principal est retourné en Haïti pour son travail. Le demandeur principal indique qu’à son retour en Haïti, son employeur, la Croix‑Rouge française (la CRF), l’a muté dans une autre région d’Haïti, soit en Artibonite, pour des raisons de sécurité. En Artibonite, le demandeur principal dit avoir été menacé par des bandits armés afin qu’il leur donne l’argent de la banque qu’il portait et qui devait servir à payer les salaires des employés de la CRF.

[9] Craignant pour sa sécurité, le demandeur principal a quitté son emploi et est retourné au Canada le 6 septembre 2018. Le 8 septembre 2018, les demandeurs ont présenté leur demande d’asile. La demande d’asile de Mme Samedi a été jointe à celle des demandeurs.

B. La décision de la SPR

[10] Dans une décision datée du 24 février 2020, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni la qualité de personnes à protéger suivant l’article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi. Toutefois, elle a reconnu à Mme Samedi la qualité de réfugiée au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi. La SPR a tiré les conclusions suivantes :

  • Le demandeur principal a miné sa crédibilité en ne demandant pas l’asile dès son arrivée au Canada en juillet 2018. Son retour en Haïti jusqu’en septembre 2018 a lui aussi sapé sa crédibilité en ce qui concerne la gravité des attaques et sa crainte de persécution.

  • Bien que la situation qui règne en Haïti indique une augmentation de la criminalité et de la violence des gangs, le demandeur principal n’a pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu à la Convention et n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles montrant qu’il est personnellement exposé à un risque en Haïti.

  • Le demandeur principal était le représentant désigné des demanderesses mineures et n’a pas formulé d’allégations contre les États‑Unis en leur nom. Il n’a pas été établi qu’il existait une possibilité sérieuse que les demanderesses mineures soient persécutées ou soient exposées à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans l’éventualité de leur retour aux États‑Unis.

  • Mme Samedi est une témoin crédible et elle s’est montrée crédible lorsqu’elle a déclaré qu’elle craignait d’être victime d’une persécution fondée sur le sexe en Haïti, notamment de violence sexuelle et de viol. La preuve objective indique que les victimes de violence sexuelle se heurtent à d’importants obstacles lorsqu’elles cherchent à obtenir justice ou un soutien juridique en Haïti, et que l’État n’offre aucune protection efficace sur le plan opérationnel aux femmes qui subissent une persécution fondée sur le sexe.

[11] La SPR a rejeté les demandes des demandeurs, mais a accueilli celle de Mme Samedi au motif que celle‑ci avait établi un lien avec l’appartenance à un groupe social particulier (soit celui des personnes exposées à une persécution fondée sur le sexe) et qu’il existe plus qu’une simple possibilité qu’elle soit exposée à une persécution fondée sur le sexe en Haïti.

[12] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. En appel, ils ont soumis dix (10) nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la Loi et demandé une audience au titre du paragraphe 110(6) de la Loi.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[13] Par une décision datée du 26 février 2021, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[14] Au cours de l’examen des nouveaux éléments de preuve, la SAR a rejeté trois lettres dactylographiées au motif qu’elles n’étaient pas crédibles à première vue. Elle a admis sept documents qui ont été publiés après la décision de la SPR et qui renfermaient des éléments de preuve pertinents concernant la situation qui régnait dans le pays visé. La SAR a conclu que, comme les nouveaux éléments admissibles ne soulèvent pas une question se rapportant à la crédibilité, ils ne répondent pas aux critères établis au paragraphe 110(6) de la Loi, et elle a donc rejeté la demande d’audience.

[15] La SAR a conclu que le demandeur principal n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles selon lesquels est personnellement exposé à un risque s’il retourne en Haïti et qu’il n’avait pas établi qu’il était exposé à un risque prospectif en Haïti.

[16] Comme les demandeurs n’ont pas présenté d’observations à propos de la conclusion de la SPR voulant qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse que les demanderesses mineures soient persécutées ou exposées à un risque aux États‑Unis, la SAR n’a trouvé aucun motif pour modifier la conclusion de la SPR.

[17] La SAR est également parvenue à la conclusion selon laquelle la SPR a eu raison de conclure que le demandeur principal n’avait pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu à la Convention et que sa demande d’asile devait être rejetée au titre de l’article 96 de la Loi. Comme la SPR n’avait pas fait renvoi à l’explication donnée par le demandeur principal concernant son retour en Haïti, la SAR a examiné la preuve qui devait corroborer l’explication offerte par le demandeur principal au sujet de son retour en juillet 2018 et a conclu qu’elle était incohérente et contradictoire et, par conséquent, qu’elle entachait sa crédibilité.

[18] Qui plus est, ayant conclu que la SPR n’avait pas effectué une analyse complète du risque prospectif auquel est exposé le demandeur principal, la SAR a appliqué le critère à deux volets lié à l’analyse relative à l’article 97. Concernant le premier volet du critère – la caractérisation de la nature du risque – la SAR a conclu que le demandeur principal n’a pas établi qu’il était personnellement ciblé lors des incidents de mars et de juillet 2018 et elle a relevé qu’il ne pouvait identifier aucun des agresseurs ayant pris part à ces incidents. La SAR a conclu que le risque auquel est exposé le demandeur principal est celui d’être victime d’une agression criminelle aléatoire perpétrée par des individus non identifiés et que ce risque va perdurer en Haïti.

[19] Pour ce qui est du deuxième volet du critère, la SAR a comparé le risque auquel est exposé le demandeur principal avec celui qui pèse sur un groupe similaire en Haïti et a conclu que la preuve donne à penser que tous les Haïtiens risquent d’être pris pour cibles par des bandits ou des gangs. Elle a conclu que le demandeur principal n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que sa situation personnelle l’expose à un risque différent de celui auquel la majeure partie de la population haïtienne est exposée.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[20] La seule question à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

[21] Les deux parties soutiennent que la norme de contrôle applicable à l’évaluation de la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable, et je suis de leur avis (Adelani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 23 aux para 13‑15; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 10, 16‑17).

[22] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle est néanmoins rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[23] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne modifie pas les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

A. La famille en tant que groupe social

[24] Les demandeurs soutiennent que la SAR a omis d’analyser la preuve de la persécution de la famille en tant que groupe social, étant donné que la demande d’asile de l’épouse du demandeur principal a été accueillie en raison du risque de persécution fondée sur le sexe. Pour étayer cet argument, les demandeurs invoquent la théorie de la « persécution indirecte » qui est examinée dans Bhatti c Canada (Secrétaire d’État), 1994 CarswellNat 173, [1994] A.C.F. no 1346 (Bhatti). Les demandeurs font valoir que, suivant la théorie de la persécution indirecte, les membres de la famille des personnes persécutées peuvent eux‑mêmes être victimes de persécution; la théorie en question permet d’octroyer le statut de réfugié à ceux qui par ailleurs ne seraient pas en mesure de prouver individuellement une crainte fondée de persécution. Ainsi, les demandeurs affirment que, puisque la SAR a accueilli la demande d’asile de Mme Samedi, elle était tenue d’examiner si les demandeurs avaient eux aussi droit à une protection vu leur appartenance à la famille.

[25] Le défendeur fait observer qu’à aucun moment de l’instance les demandeurs n’ont produit un élément de preuve ou un argument selon lequel la famille craignait d’être persécutée en Haïti en tant que groupe social sur la base du risque de persécution fondée sur le sexe auquel est exposée Mme Samedi. Le défendeur ajoute que le concept de persécution indirecte, tel qu’il est décrit dans Bhatti, a été rejeté directement par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Pour‑Shariati c Canada (Emploi et Immigration), 1997 CanLII 16113 (CF) (Pour‑Shariati). Je suis d’accord. Comme l’a mentionné clairement la Cour d’appel fédérale dans Pour‑Shariati, il doit y avoir un lien personnel entre le demandeur d’asile et la persécution alléguée pour l’un des motifs prévus dans la Convention :

Le concept de persécution indirecte reconnu dans l’affaire Bhatti comme principe de notre droit en matière de réfugiés est par conséquent rejeté. Selon le raisonnement du juge Nadon, dans Casetellanos c. Canada (Solliciteur général) (1994), 1994 CanLII 3546 (CF), 89 F.T.R. 1, à la page 11, « comme la persécution indirecte ne peut être assimilée à de la persécution selon la définition de réfugié au sens de la Convention, toute demande à laquelle elle sert de fondement devrait être rejetée ». La Cour est d’avis que le concept de persécution indirecte va directement à l’encontre de la décision qu’elle a prise dans Rizkallah c. Canada, A‑606‑90, le 6 mai 1992, et dans laquelle elle a statué qu’il devait y avoir un lien personnel entre le demandeur et la persécution alléguée pour l’un des motifs prévus dans la Convention. L’un de ces motifs est bien entendu « l’appartenance à un groupe social particulier », un motif qui permet de tenir compte de la situation familiale dans un cas approprié […]

B. Les demandeurs se sont réclamés de nouveau de la protection de Haïti

[26] L’alinéa 108(1)a) de la Loi traite de la situation où un demandeur d’asile se réclame de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité ainsi que de la perte de l’asile :

Rejet

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

Rejection

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

[27] Les demandeurs soutiennent que la SAR a omis d’examiner de manière significative la notion selon laquelle les demandeurs se seraient réclamés de nouveau de la protection de leur pays de nationalité lorsqu’elle s’est penchée sur le retour du demandeur principal en Haïti et a conclu que ce dernier n’y est pas personnellement exposé à un risque. Les demandeurs font valoir que le demandeur principal n’a pas pu se réclamer de nouveau de la protection de l’État d’Haïti au sens de l’alinéa 108(1)a) de la Loi puisqu’il en a toujours été dépourvu. En outre, les demandeurs affirment que la SAR a négligé de prendre en compte le fait que les agents de persécution sont des acteurs non étatiques.

[28] Le défendeur répond que la décision de la SAR ne reposait pas sur ce concept au sens de l’alinéa 108(1)a) de la Loi et que, de ce fait, la SAR n’avait pas besoin d’en tenir compte. Il maintient également que, devant la SAR, les demandeurs n’ont pas fait valoir que les agents de persécution étaient des acteurs non étatiques. Ainsi, on ne peut pas reprocher à la SAR de ne pas avoir tenu compte d’un argument qui n’a pas été avancé en appel.

[29] Je souscris à la réponse du défendeur. Dans sa décision, la SAR ne conclut pas que le demandeur principal s’est prévalu de la protection d’Haïti. Plutôt, elle a conclu que le retour du demandeur principal en Haïti a nui à sa crédibilité en ce qui concerne la question de savoir si les attaques le visaient personnellement et quant à la mesure dans laquelle celui‑ci prenait les attaques au sérieux. De fait, la SAR a indiqué être d’accord avec les demandeurs pour dire que la SPR avait été déraisonnable en ne faisant pas référence à l’explication qu’a offerte le demandeur principal à propos de son retour en Haïti. Dans son analyse, la SAR n’a pas manqué d’examiner explicitement les éléments de preuve liés au retour du demandeur principal en Haïti et elle a conclu que ceux‑ci étaient incohérents et contradictoires, ce qui avait une incidence défavorable sur la crédibilité du demandeur principal.

C. L’analyse fondée sur l’article 97 de la Loi

[30] Les demandeurs soutiennent que la décision de la SAR est déraisonnable, parce que cette dernière aurait omis d’évaluer leur demande d’asile fondée sur l’article 97 de la Loi (Bouaouni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211 au para 41). Les demandeurs maintiennent qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour établir qu’il existe plus qu’une simple possibilité que le demandeur principal soit exposé à une menace à sa vie s’il retournait en Haïti, suivant l’article 97 de la Loi. Le demandeur principal explique qu’après s’être assuré que son épouse et ses enfants étaient en sécurité au Canada, il est retourné en Haïti pour juger s’il serait sécuritaire de vivre et de travailler ailleurs dans le pays. Il a continué de travailler pour la CRF et a été muté dans un autre département en Artibonite pour des raisons de sécurité. Là, il aurait été victime de menaces de la part de bandits dans l’exercice de ses fonctions. À la suite de ce dernier incident, le demandeur principal est revenu au Canada, et sa famille a demandé l’asile.

[31] Le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas été à même de s’acquitter de leur fardeau, à savoir d’établir que la SAR a commis des erreurs susceptibles de révision en appel en confirmant la décision de la SPR. Il soutient que la SAR a mené une analyse complète du risque prospectif en fonction de la preuve documentaire produite par les demandeurs et qu’elle a appliqué le critère à deux volets prévu à l’article 97 de la Loi. Ainsi, dans sa décision, la SAR a traité des questions qu’ont soulevées les demandeurs au sujet de la décision de la SPR et y a répondu.

[32] En outre, le défendeur affirme que la SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de révision en concluant que la preuve qui devait corroborer l’explication donnée par le demandeur principal à propos de son retour en Haïti en juillet 2018 était incohérente et contradictoire et qu’elle minait sa crédibilité. Le défendeur soutient également que, au vu de la preuve, la SAR a conclu de façon raisonnable que le demandeur principal n’avait pas établi qu’il était personnellement exposé à un risque advenant son retour en Haïti ou que sa situation personnelle l’exposerait à un risque prospectif qui était différent de celui auquel doit faire face la majeure partie de la population haïtienne.

[33] Je suis d’accord avec le défendeur. Ayant conclu que la SPR avait omis d’analyser la demande des demandeurs au titre de l’article 97 de la Loi, la SAR a appliqué le critère à deux volets énoncé par la Cour dans Komaromi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1168 pour analyser le risque prospectif auquel serait exposé le demandeur principal en Haïti. Je suis également d’accord avec le défendeur lorsqu’il dit que la SAR a conclu de façon raisonnable que les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles montrant qu’ils sont personnellement exposés à un risque en Haïti.

[34] Au cours de son examen des éléments de preuve qui devaient corroborer l’explication donnée par le demandeur principal à propos de son retour en Haïti en juillet 2018, la SAR a relevé ce qui suit :

[29] J’ai examiné la transcription de l’audience de la SPR et j’ai remarqué que ni l’appelant principal ni son épouse n’ont témoigné au sujet des raisons pour lesquelles l’appelant principal est retourné en Haïti; toutefois, leur conseil a présenté des observations détaillées. Le formulaire FDA [Fondement de la demande d’asile] de l’appelant principal dit ce qui suit : [TRADUCTION] « Je suis retourné chez moi, pensant que je pourrais travailler à un autre endroit, mais ça n’a pas fonctionné. J’ai continué d’avoir des attaques de différentes personnes. » La déclaration de son épouse fait que l’argument des appelants mentionné plus haut est presque textuel.

[30] Les éléments de preuve présentés par l’employeur de l’appelant principal sont mitigés. Une lettre datée de janvier 2020, qui n’a pas été rédigée sur du papier à en‑tête de la Croix‑Rouge française, mentionne une mutation à Artibonite, mais ne précise aucune date et ne mentionne pas que l’appelant principal est retracé et menacé dans Artibonite. Une autre lettre, sur papier à en‑tête de la Croix‑Rouge française datée d’août 2018, ne fait aucune référence à une mutation et la carte d’identité de l’appelant principal, valide jusqu’au 31 décembre 2018, indique qu’il travaille à partir de Port‑au‑Prince. Je remarque également que le formulaire d’immigration de l’appelant principal, qu’il a signé le 26 septembre 2018, indique qu’il a travaillé à Port‑au‑Prince de février 2017 à septembre 2018.

[35] Je conclus qu’il était raisonnable de la part de la SAR de juger que la déclaration de Mme Samedi et celle du conseil des demandeurs n’expliquaient pas adéquatement la raison pour laquelle le demandeur principal avait décidé de retourner en Haïti. En outre, à la lecture de la transcription de l’audience de la SPR, on constate que ni la SAR, ni le conseil des demandeurs n’a demandé au demandeur principal pourquoi il est retourné en Haïti en juillet 2018.

[36] Qui plus est, je ne peux conclure que la SAR a fait fi de la preuve produite par l’employeur du demandeur principal. Comme l’a souligné à juste titre l’avocate du défendeur au cours de l’audience, les deux lettres de la CRF n’indiquent pas que le demandeur principal s’est heurté à des problèmes au cours de son travail en Artibonite, pas plus qu’elles démontrent invariablement que celui‑ci a effectivement travaillé à cet endroit.

[37] La lettre de janvier 2020 sert d’attestation de la démission du demandeur principal de son poste au sein de la CRF pour des raisons de sécurité. Elle indique que le demandeur principal a été victime d’une attaque le 6 mars 2018 et d’une autre attaque à son domicile familial le 11 juillet 2018. En outre, on peut y lire qu’en raison de ces incidents, la CRF a estimé nécessaire de muter le demandeur principal à son service en Artibonite. Toutefois, la lettre ne mentionne pas si une attaque ou un incident est survenu en Artibonite et ne renferme aucune information sur le moment où le demandeur principal a été muté en Artibonite. La lettre du 8 août 2018 a été rédigée peu après le retour du demandeur principal en Haïti et indique que ce dernier travaille pour la CRF depuis septembre 2013, mais ne fait nullement état de la mutation à Artibonite. De plus, le formulaire Fondement de la demande d’asile même du demandeur mentionne que ce dernier a travaillé pour la CRF à Port‑au‑Prince de février 2017 à septembre 2018. Par conséquent, je juge qu’il était raisonnable de la part de la SAR de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité vu ces incohérences.

[38] Par surcroît, je conclus que la SAR n’a pas commis une erreur en parvenant à la conclusion selon laquelle les demandeurs ne sont pas exposés à un risque prospectif en Haïti en raison de la perception selon laquelle ils seraient riches. Haïti est un pays dangereux où la violence est omniprésente. La SAR a examiné la preuve objective portant sur la situation qui règne dans le pays et a souligné que la violence touche une grande partie de la population et semble être aveugle; les riches comme les pauvres en sont victimes. Elle a également passé en revue les facteurs qui contribuent au risque accru auquel sont exposés les rapatriés en Haïti et elle a conclu que le demandeur principal n’appartient pas à l’une des catégories de risque établies. Ainsi, je conclus qu’il était raisonnable de la part de la SAR de juger que les attaques qu’ont vécues les demandeurs découlaient de la criminalité qui est malheureusement répandue en Haïti et à laquelle est exposée la majeure partie de la population haïtienne. Dans l’ensemble, je conclus que la décision de la SAR témoigne d’une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, aux para 102‑104).

V. Conclusion

[39] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1944‑21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1944‑21

 

INTITULÉ :

HERODE DOUDOUTE, HERONNE MIMAH DOUDOUTE (MINEURE) ET CORALIE YARAH DOUDOUTE (MINEURE) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Birjinder Mangat

 

pour les demandeurs

 

Me Camille Audain

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mangat Law Office

Avocats

Calgary (Alberta)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

pour le défendeur

 

 

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