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Date : 20220420


Dossier : IMM-4327-21

Référence : 2022 CF 560

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

FAROOQI, MUHAMMAD USMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, Muhammad Usman Farooqi, est citoyen du Pakistan et du Royaume-Uni. Le 17 mai 2016, il a obtenu le statut de résident permanent au Canada. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire d’une décision en date du 20 mai 2021 [la décision] par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel qu’il avait interjeté à l’égard de la mesure d’interdiction de séjour prise contre lui pour avoir enfreint l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SAI a en outre conclu que les motifs d’ordre humanitaire qu’il avait invoqués n’étaient pas suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

[2] Le paragraphe 28(1) de la LIPR exige que le résident permanent se conforme à l’obligation de résidence applicable à chaque période quinquennale. Sur les 730 jours exigés par loi pendant la période pertinente, qui s’étend en l’occurrence du 17 mai 2016 au 17 mai 2021, le demandeur a accumulé environ 133 jours de présence au Canada, si bien qu’il lui manque 597 jours pour respecter son obligation de résidence.

[3] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable aux motifs que la SAI : a) a appliqué le mauvais critère dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant; b) a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve selon laquelle il serait dans l’intérêt supérieur de sa fille de grandir au Canada; c) a commis une erreur en concluant qu’il pouvait entretenir à distance des liens avec ses nièces et neveux; d) a tiré des conclusions erronées sur les raisons de son départ du Canada, qui ne tiennent pas la route à la lumière des éléments de preuve; e) a appliqué un critère inapproprié et n’a pas examiné la preuve relative aux difficultés que la perte de son statut de résident permanent du Canada causerait aux membres de sa famille.

[4] Le défendeur soutient que la SAI a jugé qu’il manquait énormément de jours au demandeur pour atteindre le nombre de jours de présence requis au Canada et qu’elle a raisonnablement conclu, après analyse de la preuve au dossier, que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales.

[5] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Norme de contrôle

[6] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable est une décision qui « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[7] Il incombe au demandeur, la partie qui conteste la décision, d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100. Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances « ne [sont pas] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[8] Le demandeur ne nie pas qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence. La question à trancher est de savoir si l’examen fait par la SAI des motifs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur était raisonnable.

[9] De façon générale, les considérations d’ordre humanitaire sont des faits établis par la preuve, de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs justifient la prise d’une mesure spéciale aux fins des dispositions de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13 et 21 [Kanthasamy]).

[10] Pour déterminer s’il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales, la SAI, en plus d’analyser l’intérêt supérieur des enfants, peut prendre en considération divers facteurs. La SAI a fondé sa décision sur les facteurs bien établis par la Cour dans les décisions qu’elle a rendues à l’issue d’appels interjetés par des résidents permanents qui n’avaient pas respecté l’obligation de résidence (Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292 [Ambat]; Samad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 30 [Samad]). Les facteurs énumérés dans la décision Ambat sont les suivants :

i) l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

ii) les raisons du départ et du séjour à l’étranger;

iii) le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;

iv) les liens familiaux avec le Canada;

v) la question de savoir si l’appelant a tenté de revenir au Canada à la première occasion;

vi) les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si l’appelant est renvoyé du Canada ou si on lui refuse l’entrée dans ce pays;

vii) les difficultés que vivrait l’appelant s’il est renvoyé du Canada ou s’il se voit refuser l’admission au pays;

viii) l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[11] La liste des facteurs ci-dessus n’est pas exhaustive et le poids accordé à chacun d’eux variera selon les circonstances particulières de chaque affaire. Dans sa décision, la SAI a examiné et évalué les facteurs qui s’appliquent à la situation du demandeur. Je souligne que, suivant la jurisprudence de la Cour, l’appréciation de chacun de ces facteurs est laissée à la discrétion de la SAI et que, par conséquent, la Cour ne devrait pas modifier le poids qui leur a été accordé (Bermudez Anampa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 20 au para 24).

[12] En ce qui a trait, tout d’abord, à l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par la SAI, le demandeur allègue que celle‑ci a appliqué le mauvais critère et a plutôt apprécié l’intérêt supérieur des enfants sous l’angle du préjudice. Le demandeur soutient que la SAI aurait dû poser la question suivante : [traduction] « En quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant? » Il fait également valoir que la SAI a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve selon laquelle il serait dans l’intérêt supérieur de sa fille de grandir au Canada. Il dit que sa fille ne pourrait pas apprendre à parler couramment l’urdu et le punjabi et connaître la religion pratiquée par sa famille si elle grandissait à l’écart des nombreux membres de sa famille qui vivent au Canada.

[13] Le défendeur fait observer que la fille du demandeur n’a jamais vécu au Canada après qu’elle y soit née en février 2021, et que la SAI a raisonnablement conclu qu’il était dans son intérêt supérieur de vivre avec ses parents. Selon le défendeur, le demandeur vit au Royaume‑Uni depuis 2008 et il n’a fourni aucune preuve que sa fille ne pourrait pas y apprendre l’urdu et le punjabi et qu’il ne serait pas en mesure de lui enseigner la religion de sa famille.

[14] Je ne crois pas que la SAI a commis une erreur susceptible de contrôle. La SAI a jugé qu’il était dans l’intérêt supérieur de la fille du demandeur de vivre avec ses parents là où ils se trouvaient. Je ne suis pas convaincue que la SAI a apprécié l’intérêt supérieur de l’enfant sous l’angle des difficultés contrairement aux directives de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthansamy. Compte tenu du dossier présenté à la SAI, le fait que cette dernière ait mentionné le mot « préjudiciés » une fois dans son analyse de l’intérêt de la fille du demandeur, et qu’elle ait affirmé que le demandeur n’avait pas fait la preuve des « difficultés concrètes » causées à ses nièces et neveux, ne suffit pas à rendre la décision déraisonnable (Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 aux para 21-22). De plus, il ressort du libellé de la décision que la SAI a tenu compte des observations du demandeur selon lesquelles la perte de sa résidence permanente aurait un [TRADUCTION] « effet négatif sur [lui], [s]on enfant et [s]a relation avec les membres de [s]a famille qui vivent au Canada ».

[15] En outre, en ce qui concerne la capacité de la fille du demandeur à apprendre l’urdu et le punjabi ainsi que la religion du demandeur, je conclus que, compte tenu de la preuve au dossier, la décision était justifiée. La SAI a renvoyé à la déclaration du demandeur comme suit : « Il a invoqué le fait que sa fille ne pourrait apprendre sa langue maternelle (urdu/punjabi) et pratiquer la religion des siens si elle grandissait à l’écart de sa famille. Le tribunal ne trouve pas qu’il s’agit d’un élément déterminant qui à lui seul pourrait justifier que l’appel soit accueilli. » Mis à part la déclaration contenue dans les observations du demandeur à la SAI, selon laquelle sa fille ne pourrait acquérir ces compétences, il n’y a aucun autre élément de preuve à cet égard. Ainsi, contrairement à ce que le demandeur avance dans ses observations, j’estime que la décision tient compte du dossier présenté à la SAI.

[16] Il en est de même en ce qui concerne les nièces et neveux du demandeur. La SIA fait remarquer que le demandeur a maintenu des liens avec eux lorsqu’il vivait au Royaume-Uni. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’était pas déraisonnable pour la SAI de conclure que, étant donné que le demandeur a vécu à l’étranger et compte tenu de la preuve dont elle disposait, l’intérêt supérieur de ces enfants ne militait pas en faveur de la prise de mesures spéciales à l’égard du demandeur. Le demandeur a attiré l’attention de la Cour sur les lettres de soutien qui indiquent qu’il a aidé ses nièces et neveux à faire leurs devoirs et les a emmenés au McDonald. Il invoque la décision Chamas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1352 au para 41 [Chamas] à l’appui de la proposition selon laquelle les médias sociaux ne peuvent pas remplacer les soins et le soutien quotidiens.

[17] À mon avis, les faits de l’affaire Chamas diffèrent de ceux de l’espèce. Dans cette affaire, la grand-mère s’occupait des soins quotidiens de sa petite-fille de 3 ans, soins que la mère n’était pas capable de fournir en raison des lésions physiques qu’elle avait subies. La preuve au dossier donnait également des détails sur les soins et le soutien que la grand‑mère offrait quotidiennement à sa petite‑fille, ainsi que sur ses activités (para 41). Dans cette décision, ma collègue, la juge Go, a souligné le rôle crucial que jouait la grand-mère et qui exigeait sa présence physique au Canada (para 43). Dans l’affaire qui nous occupe, aucune preuve de ce genre n’a été présentée, et je refuse de modifier le poids accordé à ce facteur par la SAI.

[18] Je passe maintenant à l’observation du demandeur selon laquelle les conclusions de la SAI quant aux raisons de son départ du Canada ne tiennent pas la route à la lumière des éléments de preuve. Le demandeur soutient que la conclusion de la SAI, selon laquelle sa décision de quitter le Canada tout de suite après avoir obtenu le statut de résident permanent était « une décision personnelle qui n’a[vait] rien à voir avec des circonstances impérieuses hors du contrôle de sa volonté », n’est pas appuyée par la preuve voulant que l’enfant de sa conjointe de fait, né d’une relation précédente, ne fût pas autorisé par son père à quitter le Royaume-Uni à l’époque. Le défendeur soutient que le demandeur est retourné au Royaume-Uni en 2016, puis a rencontré sa conjointe et a décidé de rester avec elle. C’était un choix personnel, et rien ne l’empêchait de retourner au Canada pour respecter son obligation de résidence.

[19] J’estime que, par cette observation, le demandeur demande à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve, ce qu’il ne peut pas faire. Il n’appartient à la Cour, lorsqu’elle siège en révision, d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur (Vavilov, au para 125). La SAI a tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait, a conclu que le demandeur avait décidé de rester avec sa conjointe, puis a donné à ce facteur un poids défavorable. Bien que le choix difficile qu’a dû faire le demandeur entre retourner au Canada ou laisser sa conjointe au Royaume-Uni attire naturellement la sympathie, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que la décision était déraisonnable à cet égard.

[20] Enfin, le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur et qu’elle a appliqué le mauvais critère pour évaluer « les bouleversements [dislocation] que vivraient M. Farooqi et sa famille si l’appel ne lui était pas favorable », alors qu’elle aurait dû évaluer les « difficultés et bouleversements » (hardship and disruption) qu’ils subiraient, et il s’appuie à cet égard sur la décision Wopara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 352 au para 17 [Wopara].

[21] J’estime qu’il s’agit d’une distinction sans importance. Alors que la décision Wopara utilise les termes « difficultés et bouleversements », la décision Ambat, sur laquelle s’est appuyée la SAI, emploie le terme « bouleversements ». De plus, il n’est pas question de bouleversements dans la décision Samad, simplement de difficultés. Je conclus que la SAI a appliqué le bon critère lorsqu’elle a examiné les conséquences auxquelles s’exposaient les membres de la famille du demandeur si celui‑ci ne pouvait pas retourner s’établir au Canada.

[22] Le demandeur attire l’attention de la Cour sur la preuve au dossier, notamment les lettres de soutien dans lesquelles ses proches attestent des difficultés qu’ils subiraient si le demandeur perdait son statut de résident permanent. Le demandeur soutient que ces conséquences sont graves et que la SAI aurait dû examiner le contenu des lettres de soutien. Je ne suis pas convaincue que les conclusions de la SAI étaient déraisonnables. La SAI a pris acte des lettres écrites par les proches du demandeur, mais a finalement conclu que ce dernier était séparé de sa famille au Canada depuis 2008, qu’il avait des liens au Royaume-Uni, qu’il n’avait pas démontré qu’il serait incapable de travailler de l’étranger, et que les circonstances ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales.

IV. Conclusion

[23] Il incombait au demandeur de démontrer que la décision était déraisonnable, ce qu’il n’a pas fait. La décision, lue dans son ensemble, répond à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. Elle est fondée sur des motifs intrinsèquement cohérents qui se justifient au regard des faits et du droit applicable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[24] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4327-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4327-21

INTITULÉ :

FAROOQI MUHAMMAD USMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 avril 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

Le 20 avril 2022

COMPARUTIONS :

Annabel E. Busbridge

Nile Foaling Ftye (stagière)

Pour le demandeur

Zoé Richard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bertrand, Deslauriers Avocats

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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