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Date : 20220420


Dossier : IMM‑6139‑21

Référence : 2022 CF 570

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

AMILKAR RAMON REYES CHAVARRIA AURELIA ELIZABETH SILES HERNANDEZ

MATIAS ADAIR REYES SILES

REGINA BELEN REYES SILES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 14 février 2020 (avec un addenda daté du 30 mars 2021) par laquelle un agent a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) des demandeurs.

[2] Les demandeurs affirment que la décision de l’agent est déraisonnable, car il n’a pas tenu compte d’un élément de preuve ou l’a écarté de façon déraisonnable et il a tiré des conclusions de fait contradictoires.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. Le contexte

[4] Les demandeurs, un couple et ses deux enfants mineurs, sont des citoyens du Nicaragua. Ils prétendent craindre le gouvernement de leur pays et un groupe qui surveillent les activités antigouvernementales liées à des manifestations qui avaient commencé en 2018. Ils affirment avoir hébergé un ami appelé Dorwin et sa famille durant ces manifestations. Dorwin s’était opposé ouvertement aux actes du gouvernement. Il a par la suite fui le Nicaragua et a obtenu le statut de réfugié au Canada.

[5] Les demandeurs soutiennent que leur domicile et leur église étaient sous surveillance et qu’une menace avait été peinte sur leur porte. Ils se sont enfuis au Canada en mars 2019. Comme ils n’avaient pas le droit de présenter une demande d’asile parce qu’ils avaient transité par les États‑Unis, ils ont demandé un ERAR en avril 2019 au motif qu’ils craignaient d’être persécutés par le gouvernement de leur pays.

[6] Pour étayer leur demande, les demandeurs ont présenté des éléments de preuve documentaire, dont une lettre de leur ami Dorwin.

[7] Le 14 février 2020, la demande d’ERAR des demandeurs a été rejetée. L’agent n’a pas reconnu le fait que les demandeurs avaient hébergé Dorwin et a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Je reconnais que les demandeurs connaissent Dorwin, puisqu’ils ont fourni une copie de son document du demandeur d’asile, mais leurs arguments n’appuient pas leur affirmation selon laquelle ils l’avaient hébergé et l’avaient aidé à s’enfuir au Canada. Ils n’ont donné aucun détail en ce qui a trait à la période durant laquelle ils l’avaient hébergé ou à la manière dont ils l’avaient aidé à s’enfuir. Qui plus est, ils n’ont présenté aucun élément de preuve, comme une déclaration sous serment de Dorwin, qui confirme qu’ils avaient participé à sa fuite.

[8] Aucune mention n’a été faite de la lettre de Dorwin, datée du 12 avril 2019, qui confirme qu’il était resté chez les demandeurs durant les manifestations contre le gouvernement. Cette lettre ne figure pas dans le dossier certifié du tribunal, mais le défendeur ne conteste pas le fait qu’elle a été présentée à l’appui de la demande. Il semble que le ministère du défendeur a une politique dite du « dossier mince », suivant laquelle les documents originaux ne sont pas conservés dans le dossier, mais sont retournés aux demandeurs. Les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande ont toutefois été consignés dans un dossier et ils confirment que l’agent disposait de cette lettre.

[9] L’agent a tiré plusieurs conclusions concernant les autres éléments de preuve soumis par les demandeurs. En ce qui concerne la menace qui avait été peinte sur leur porte, l’agent a conclu que rien n’indiquait qu’elle était adressée aux demandeurs, car elle aurait pu être destinée à Dorwin. L’agent a également tiré une inférence défavorable du fait que les demandeurs n’avaient pas mentionné une note implicitement menaçante qui avait été laissée dans le chambranle de leur porte. De plus, l’agent a rejeté une lettre du recteur de la paroisse des demandeurs parce que son auteur n’avait pas été témoin des événements et décrivait des menaces qui visaient l’église.

[10] L’agent a tiré la conclusion suivante :

[traduction]
Bien qu’il soit reconnu que les conditions au Nicaragua sont loin d’être idéales, les éléments de preuve présentés par les demandeurs ne permettent pas de conclure qu’ils seront, en conséquence, personnellement exposés à un risque s’ils retournent dans leur pays. Ce n’est pas parce que la preuve documentaire démontre que la situation dans un pays est problématique du point de vue du respect des droits de la personne que l’on doit nécessairement en déduire un risque pour un individu donné. La preuve que j’ai devant moi ne me permet pas de dire que le profil des demandeurs au Nicaragua est similaire à celui de personnes qui risqueraient actuellement d’être persécutées ou de subir un préjudice dans ce pays. Plus précisément, les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’ils s’opposent au gouvernement actuellement en place et que les menaces perçues leur étaient destinées.

[11] Les demandeurs ont fourni des documents supplémentaires le 19 mars 2021, dont une lettre qui confirmait la participation de la demanderesse à un programme de leadership politique, et un rapport d’Amnistie internationale. Dans un addenda à la décision relative à l’ERAR, l’agent a déclaré que ces nouveaux documents ne démontraient pas que les demandeurs sont exposés à un risque prospectif ou que le gouvernement les recherche actuellement pour leurs activités militantes.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[12] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[13] Il n’y a aucune raison en l’espèce de s’écarter de la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable. Comme il est indiqué dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « [l]orsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (au para 15).

[14] De plus, « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov au para 126).

IV. Analyse

[15] À titre préliminaire, la Cour souligne que les deux parties ont désigné comme défendeur le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en plus du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Comme l’a déclaré le juge Norris dans la décision Sala Del Rosario c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 705 au para 18, dans le contexte d’un contrôle judiciaire du rejet d’une demande d’ERAR, le défendeur qu’il convient de désigner est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration puisque c’est lui qui est chargé de l’application de la loi relativement à la décision soumise au contrôle judiciaire.

[16] Je suis d’avis que la présente demande doit être accueillie, car rien n’indique que l’agent a tenu compte de la lettre de Dorwin, datée du 12 avril 2019, qui corroborait le récit des demandeurs. Le défendeur affirme que cette lettre ne figure pas dans le dossier certifié du tribunal en raison de la politique ou de la pratique dite du « dossier mince », mais il reconnaît que l’agent disposait de cette lettre. Le défendeur fait valoir que cette lettre a été prise en considération par l’agent, mais qu’elle n’était pas suffisante pour démontrer que les demandeurs seraient exposés à un risque prospectif.

[17] Cette justification ne transparaît toutefois pas dans les motifs de l’agent. Qui plus est, le fait que l’agent n’a pas concilié cet élément de preuve avec la conclusion selon laquelle les demandeurs n’avaient pas hébergé Dorwin rend la décision déraisonnable. Selon les explications fournies par le défendeur, il faudrait interpréter dans la décision un mode d’analyse qui n’est pas énoncé dans les motifs.

[18] Il est bien établi que la Cour peut inférer qu’un décideur a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments [de preuve] dont il [disposait] » du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs des éléments de preuve qui étaient pertinents et qui permettaient de tirer une conclusion différente. Comme il est indiqué dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), plus la preuve qui n’a pas été mentionnée ni analysée dans les motifs est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée (aux para 15‑16).

[19] Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’examiner les autres arguments des demandeurs, qui, à mon avis, n’auraient pas été suffisants pour justifier la modification de la décision de l’agent. Je souligne que l’ancien avocat des demandeurs semble ne pas avoir bien structuré la demande qui a été présentée à l’agent, ce qui pourrait avoir eu une incidence sur l’issue de l’examen. Les demandeurs auront de nouveau l’occasion de présenter des observations et des éléments de preuve à un autre agent qui sera chargé du nouvel examen de leur demande.

[20] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6139‑21

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé est modifié afin que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne soit plus désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6139‑21

INTITULÉ :

AMILKAR RAMON REYES CHAVARRIA

AURELIA ELIZABETH SILES HERNANDEZ

MATIAS ADAIR REYES SILES

ET REGINA BELEN REYES SILES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DEPUIS VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 20 AVRIL 2022

COMPARUTIONS :

Ali Yusuf

POUR LES DEMANDEURS

Brett Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lighthouse Law Group

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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