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Date : 20220322


Dossier : IMM‑1792‑22

Référence : 2022 CF 383

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Zhengqi Lee (REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, Geraldine Sadoway)

demanderesse

et

LE ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Âgée de 22 ans, Zhengqi Lee, la demanderesse, est de nationalité singapourienne. Elle est arrivée seule à l’aéroport international Pearson de Toronto le 13 novembre 2021. Elle détenait un passeport singapourien valide et avait obtenu une autorisation de voyage électronique pour le Canada moins d’une semaine auparavant.

[2] Après examen par un représentant de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), Mme Lee a confirmé qu’elle comprenait l’anglais. Elle a déclaré vouloir entrer au Canada à titre de visiteur. Cependant, elle n’avait ni argent ni bagage et n’était pas habillée convenablement pour la saison. Elle a dit qu’elle venait visiter des parents et des amis, mais elle n’avait aucun renseignement à leur sujet. Elle n’avait nulle part où séjourner et ne pouvait dire ce qu’elle comptait faire au Canada. L’agent examinateur a constaté qu’elle s’était vu refuser l’entrée au Canada au point d’entrée de Niagara Falls en septembre 2021, un fait qu’elle n’avait pas révélé dans sa récente demande d’autorisation de voyage électronique. Cela a soulevé la question de sa possible interdiction de territoire au Canada pour fausse déclaration (paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR)).

[3] L’agent de l’ASFC a pu communiquer avec les parents de Mme Lee à Singapour. Ils ont indiqué qu’elle avait des antécédents psychiatriques, mais ne sont pas entrés dans le détail. Ils ont donné les numéros de téléphone de possibles personnes‑ressources au Canada. Aucune de celles qu’un agent de l’ASFC a pu contacter n’a souhaité intercéder ou accueillir Mme Lee chez elle.

[4] Mme Lee a finalement été arrêtée pour un examen plus détaillé parce que, de l’avis de l’agent qui a procédé à son arrestation, elle [traduction] « ne comprenait pas la situation » ni sa gravité, et une détention semblait dans son intérêt. Mme Lee a refusé la possibilité de communiquer avec un avocat ou avec son ambassade. Elle a été placée en détention au Centre de surveillance de l’immigration (le CSI) de la région du Grand Toronto.

[5] Un agent de l’ASFC a communiqué de nouveau avec les parents de Mme Lee le lendemain. Son père a révélé qu’elle avait par le passé souffert de troubles mentaux et qu’elle était très gauche socialement avec les gens qu’elle ne connaissait pas. Il a dit qu’il voulait qu’elle retourne à Singapour et qu’il était prêt à réserver un vol pour elle. Mme Lee s’est vu offrir l’occasion de converser avec ses parents, mais elle a refusé.

[6] Le 16 novembre 2021, Mme Lee a été déférée pour enquête devant la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR). Avant cela, le représentant du ministre avait tenté de soumettre Mme Lee à un interrogatoire. Elle a refusé de sortir de sa cellule pour l’interrogatoire, gardant obstinément le silence. Elle a alors été arrêtée à nouveau au motif qu’elle ne se présenterait pas à l’enquête la concernant. Son expulsion a été finalement ordonnée le 7 décembre 2021.

[7] Comme le requiert l’article 57 de la LIPR, la SI a procédé à des examens réguliers des motifs de la détention de Mme Lee. Son maintien en détention a été ordonné après chacun des examens. La décision la plus récente a été rendue le 21 février 2022. Mme Lee demeure en détention au CSI.

[8] Hormis son interaction initiale avec un agent de l’ASFC à son arrivée, Mme Lee est pour l’essentiel restée muette depuis qu’elle se trouve au Canada. Elle n’a pas échangé la moindre parole avec les représentants de l’immigration conduisant l’enquête, ni avec la SI durant les examens des motifs de sa détention, ni avec son avocate. Des représentants désignés ont été nommés pour elle aux termes de la LIPR. Il y a d’abord eu renonciation à la présentation d’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), mais une telle demande a par la suite été diligentée au nom de Mme Lee. Elle n’est pas du tout intervenue dans le processus de demande d’ERAR.

[9] Aux fins de la procédure introduite devant la Cour, Me Geraldine Sadoway, avocate expérimentée en matière d’immigration et de statut de réfugié, a été nommée tutrice à l’instance pour Mme Lee.

[10] Par l’entremise de sa tutrice à l’instance, Mme Lee demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SI datée du 21 février 2022.

[11] Mme Lee prétend que la décision de la maintenir en détention est déraisonnable et que la SI a eu tort de dire que son maintien en détention ne portait pas atteinte à son droit d’être protégée contre tous traitements ou peines cruels et inusités, un droit garanti par l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Dans ses arguments écrits, Mme Lee demandait l’annulation de la décision de la SI de la maintenir en détention et le renvoi du dossier à un autre décideur pour nouvel examen. Dans des arguments oraux, l’avocate de Mme Lee a précisé que, puisqu’une nouvelle audience allait avoir lieu quoi qu’il arrive, une ordonnance renvoyant l’affaire à la SI pour nouvel examen était inutile et que le recours en certiorari suffirait. Le défendeur a reconnu qu’une ordonnance renvoyant l’affaire pour nouvel examen était inutile dans le cas où la Cour était persuadée que la demande devrait être accueillie.

[12] Les parties avaient conjointement demandé que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire soit jugée selon un calendrier accéléré. Ce calendrier a été approuvé par le protonotaire Horne dans une ordonnance datée du 7 mars 2022. L’autorisation de diligenter la demande de contrôle judiciaire a été accordée le 17 mars 2022, et l’instruction de la demande a été fixée au 21 mars 2022. La Cour a été informée que le prochain examen des motifs de la détention de Mme Lee devait avoir lieu le 22 mars 2022, à 13 h.

[13] L’instruction de la demande de contrôle judiciaire s’est déroulée devant moi le 21 mars 2022. Dans de brefs motifs, j’ai indiqué que je réservais ma décision à une date ultérieure.

[14] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[15] Pour que la décision de la SI de maintenir Mme Lee en détention soit jugée raisonnable, il faut que la SI ait appliqué validement les critères énumérés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement). Parmi ces critères, il y a la pertinence de la solution de rechange proposée par Mme Lee à sa détention. Comme je l’expliquerai, je ne suis pas persuadé, au vu du dossier dont je dispose, que la SI a eu tort de conclure que la solution de rechange proposée est inadaptée. Ce critère militait donc raisonnablement en faveur du maintien en détention de Mme Lee. Cependant, la SI a conclu à tort que d’autres critères énumérés à l’article 248 militaient eux aussi en faveur du maintien en détention. Aussi importante que puisse être la décision de la SI concernant le critère de la solution de rechange à la détention, je ne suis pas persuadé que les autres conclusions déficientes de la SI puissent être excusées au motif qu’elles ne seraient pas essentielles pour la décision tout entière. La décision de la SI doit donc être annulée.

[16] Je suis également d’avis que la SI a conclu à tort que le maintien en détention de Mme Lee ne portait pas atteinte à ses droits garantis par l’article 12 de la Charte, et cela parce que la SI n’a pas véritablement répondu à la question qui lui était posée. Cependant, puisque sa décision doit être annulée sur d’autres moyens, il n’est ni nécessaire ni utile de se demander si elle devrait être annulée aussi sur ce moyen précis.

II. CONTEXTE

[17] On en sait très peu sur Mme Lee. D’après son passeport, elle est née en Chine en novembre 1999. Elle est arrivée au Canada sur un vol parti des États‑Unis. Elle a déclaré durant son interrogatoire initial que ses parents avaient payé son voyage parce qu’elle a des amis ici. Elle a dit être restée aux États‑Unis durant un mois avant de venir au Canada. Comme indiqué plus haut, Mme Lee avait tenté d’entrer au Canada une fois auparavant, le 8 septembre 2021. Elle s’est vu refuser l’entrée au point d’entrée de Niagara Falls et a été autorisée à partir. Il est impossible de savoir où elle est allée ni ce qu’elle faisait avant d’arriver à Toronto le 13 novembre 2021.

[18] Après que la représentante désignée de Mme Lee eut renoncé à son droit à un ERAR le 22 décembre 2021, des dispositions ont été prises en vue de son renvoi à Singapour, pour un départ anticipé le 10 janvier 2022. Ces dispositions ont été annulées après le retrait, le jour suivant, de la renonciation à l’ERAR. La demande d’ERAR a finalement été présentée à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) le 6 janvier 2022. Comme déjà noté, Mme Lee n’a pas participé au processus de la demande d’ERAR. La demande d’ERAR a été refusée le 8 février 2022. Ainsi, à la date du plus récent examen des motifs de la détention, il était prévu que l’ASFC prendrait des dispositions pour le renvoi de Mme Lee. La SI a été informée que Mme Lee demandait le contrôle judiciaire de la décision refusant sa demande d’ERAR, mais, à la date de l’audience, il n’y avait aucun obstacle juridique à son renvoi. Or, le 14 mars 2022, le juge Ahmed a ordonné la suspension de la procédure de renvoi jusqu’à décision définitive sur la demande de contrôle judiciaire (voir Lee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 344).

[19] Toutes les personnes qui ont eu affaire à Mme Lee au Canada ont pu constater qu’elle est mentalement instable. Ses parents ont fait état d’antécédents de « troubles mentaux » non précisés. Plus tard, ils ont informé l’avocate de Mme Lee qu’elle [traduction] « souffre de sentiments dépressifs » et que, quand elle se sent déprimée, [traduction] « elle s’isole et ne parle plus à personne ». Du 13 février 2021 au 15 mars 2021, Mme Lee a été hospitalisée à l’Institut de la santé mentale de Singapour, où on lui a diagnostiqué une schizophrénie. Selon les dossiers de cette admission, l’état de Mme Lee lors de son congé de l’hôpital était [traduction] « meilleur qu’au moment de son admission », mais il n’y a autrement aucune information sur ses symptômes ou son état. Avant de quitter l’hôpital, Mme Lee s’est vu prescrire des médicaments antipsychotiques. Or, elle n’avait aucun médicament sur elle quand elle est arrivée au Canada.

[20] En raison, du moins en partie, du refus de communiquer de Mme Lee, il a été difficile d’arriver à un diagnostic définitif sur son état mental actuel. On ignore d’ailleurs largement, sinon totalement, le traitement dont elle a besoin. Elle‑même n’a pas cherché à obtenir de soins médicaux et a constamment refusé toute médication.

[21] Elle a vu un psychiatre, le Dr McMaster, au CSI, le 4 décembre 2021. Tout au long de la consultation, elle est restée assise dans le coin de la pièce, à fixer le mur. Elle ne communiquait avec le Dr McMaster qu’en hochant ou secouant la tête, ou (poussée à le faire) en indiquant des nombres avec ses doigts. Ainsi le Dr McMaster a pu l’amener à dire qu’elle a fait des études secondaires, qu’elle ne travaille pas et qu’elle est soutenue financièrement par ses parents. Se fondant sur son observation de Mme Lee, ainsi que sur des signalements d’idées suicidaires comme sur le rapport d’une infirmière qui disait que Mme Lee avait ignoré une alarme incendie au CSI, le Dr McMaster a rempli un formulaire 1 aux termes de la Loi sur la santé mentale, LRO 1990, c M‑7, l’internant dans un hôpital pour examen psychiatrique.

[22] (Un formulaire 1 est le mécanisme par lequel un médecin peut autoriser l’internement involontaire d’une personne dans un hôpital pour évaluation psychiatrique aux termes du paragraphe 15(1) de la Loi sur la santé mentale. Les motifs pour lesquels l’internement peut être autorisé comprennent le fait que le médecin a des motifs valables de croire que la personne en cause a menacé ou menace de s’infliger des lésions corporelles ou qu’elle a fait preuve, ou fait preuve, de son incapacité de prendre soin d’elle‑même, et qu’en plus, il est d’avis que cette personne souffre selon toute apparence d’un trouble mental d’une nature ou d’un caractère qui aura probablement pour conséquence qu’elle s’infligera des lésions corporelles graves ou qu’elle souffrira d’un affaiblissement physique grave.)

[23] Mme Lee a été transférée du CSI vers un hôpital. Elle n’a pas parlé au personnel de l’hôpital. On lui a diagnostiqué un mutisme sélectif/une dépression, puis elle a été renvoyée au CSI le même jour.

[24] Le Dr McMaster a vu à nouveau Mme Lee au CSI le 12 janvier 2022. Il a observé une détérioration marquée de son état. Elle était mince, négligée et cachectique (c’est‑à‑dire qu’elle montrait une perte de masse musculaire). Elle semblait abattue et n’a aucunement communiqué avec lui. Le Dr McMaster a été informé qu’elle se comportait bizarrement au CSI, qu’elle ne converse avec personne (le personnel, les avocats, les représentants) et qu’elle ne mange pas ni ne prend soin d’elle. Il a aussi relevé que [traduction] « le comportement [de Mme Lee] ne semble pas clairement motivé, et il est peu probable qu’elle puisse simuler vu que son comportement est généralisé (elle n’interagit avec personne) ».

[25] Le Dr McMaster a rempli un autre formulaire 1 pour que Mme Lee puisse être vue de nouveau dans un hôpital [traduction] « en vue d’un éventuel traitement » (selon ses notes de consultation). Comme le premier formulaire, ce formulaire 1 était fondé sur l’appréciation du Dr McMaster, pour qui Mme Lee souffrait selon toute apparence d’un trouble mental d’une nature ou d’un caractère qui aura probablement pour conséquence qu’elle s’infligera des lésions corporelles graves ou souffrira d’un affaiblissement physique grave.

[26] Mme Lee a été transférée dans un hôpital en exécution du formulaire 1, mais, comme auparavant, elle a été renvoyée au CSI le même jour.

[27] Elle n’a reçu aucun traitement psychiatrique ni médicament depuis qu’elle est détenue au CSI.

III. L’EXAMEN DES MOTIFS DE LA DÉTENTION EFFECTUÉ LE 18 FÉVRIER 2022

[28] Le plus récent examen des motifs de la détention de Mme Lee (son cinquième) a commencé le 18 février 2022 et a pris fin le 21 février 2022, quand la SI a rendu sa décision de la maintenir en détention.

[29] L’avocat du ministre s’est opposé à sa mise en liberté. L’avocate de Mme Lee a demandé sa mise en liberté. Il ne semble pas que l’on ait douté outre‑mesure que la détention de Mme Lee était justifiée en raison du risque qu’elle ne se présente pas comme elle en était requise (voir l’alinéa 58(1)b) de la LIPR et l’article 245 du Règlement, reproduits ci‑après). Le différend entre les parties portait plutôt sur les critères énumérés dans l’article 248 du Règlement – en particulier celui concernant l’existence d’une solution de rechange à la détention. L’avocate de Mme Lee a aussi fait valoir que la SI devrait conclure que le maintien en détention de sa cliente portait atteinte à ses droits garantis par l’article 12 de la Charte et que ce point constituait un autre critère important qui militait en faveur d’une mise en liberté.

[30] Par souci de commodité, je reproduis ici l’alinéa 58(1)b) de la LIPR :

Mise en liberté par la Section de l’immigration

Release — Immigration Division

58 (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

58 (1) The Immigration Division shall order the release of a permanent resident or a foreign national unless it is satisfied, taking into account prescribed factors, that

[…]

[…]

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

(b) they are unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2);

[31] L’article 245 du Règlement énumère les critères qui doivent être pris en compte pour déterminer si une personne présente un risque de fuite, dont les critères suivants :

Risque de fuite

Flight risk

245 Pour l’application de l’alinéa 244a), les critères sont les suivants :

245 For the purposes of paragraph 244(a), the factors are the following:

[…]

[…]

b) le fait de s’être conformé librement à une mesure d’interdiction de séjour;

(b) voluntary compliance with any previous departure order;

c) le fait de s’être conformé librement à l’obligation de comparaître lors d’une instance en immigration ou d’une instance criminelle;

(c) voluntary compliance with any previously required appearance at an immigration or criminal proceeding;

d) le fait de s’être conformé aux conditions imposées à l’égard de son entrée, de sa mise en liberté ou du sursis à son renvoi;

(d) previous compliance with any conditions imposed in respect of entry, release or a stay of removal;

e) le fait de s’être dérobé au contrôle ou de s’être évadé d’un lieu de détention, ou toute tentative à cet égard;

(e) any previous avoidance of examination or escape from custody, or any previous attempt to do so;

[…]

[…]

g) l’appartenance réelle à une collectivité au Canada.

(g) the existence of strong ties to a community in Canada.

[32] L’article 248 du Règlement dispose quant à lui :

Autres critères

Other factors

248 S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci‑après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

248 If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release:

a) le motif de la détention;

(a) the reason for detention;

b) la durée de la détention;

(b) the length of time in detention;

c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time;

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère, de l’Agence des services frontaliers du Canada ou de l’intéressé;

(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department, the Canada Border Services Agency or the person concerned;

e) l’existence de solutions de rechange à la détention;

(e) the existence of alternatives to detention; and

f) l’intérêt supérieur de tout enfant de moins de dix‑huit ans directement touché.

(f) the best interests of a directly affected child who is under 18 years of age.

[33] L’avocat du ministre s’est fondé sur des observations et conclusions antérieures pour justifier le maintien en détention de Mme Lee. S’agissant des critères de l’article 248, il a relevé ce qui suit :

  • a) la raison de la détention de Mme Lee est qu’elle se soustraira vraisemblablement à son renvoi;

  • b) Mme Lee est détenue depuis le 14 novembre 2021;

  • c) puisque la demande d’ERAR de Mme Lee a été refusée, l’ASFC continuera de prendre des dispositions en vue de son renvoi. Elle serait escortée par l’ASFC à son retour à Singapour. On s’était informé auprès d’United Airlines en vue d’obtenir un billet d’avion pour Mme Lee, et une réponse était attendue dans un délai de 48 heures. Le passeport de Mme Lee était encore valide et il n’y avait donc aucun obstacle en matière de voyage;

  • d) il n’y avait eu que des retards négligeables de la part du ministre au tout début du processus, et ces retards ne militaient pour ainsi dire aucunement en faveur d’une mise en liberté de Mme Lee;

  • e) le ministre [traduction] « n’est actuellement informé d’aucune solution de rechange qui puisse dissiper le risque de fuite ». Une mise en liberté de Mme Lee moyennant son propre engagement ne convient pas parce que Mme Lee requiert une surveillance. L’avocat du ministre a relevé que Mme Lee est une personne vulnérable, et il a fait valoir que [traduction] « sa mise en liberté dans la collectivité sans aucun soutien équivaudrait à la laisser pour compte et à l’abandonner à son sort »;

  • f) aucun enfant n’est directement concerné.

[34] L’avocat du ministre a aussi indiqué que les conditions de la détention – eu égard en particulier à l’absence de cas avérés de COVID‑19 au sein du CSI, et étant donné que l’établissement fonctionne bien en deçà de sa capacité, permettant ainsi la distanciation sociale – ne plaident pas en faveur d’une mise en liberté.

[35] La thèse de l’avocate de Mme Lee peut être résumée ainsi :

  • Mme Lee ne peut être considérée comme présentant un risque de fuite au sens ordinaire. Au contraire, elle est [traduction] « en réalité tout à fait immobile » et [traduction] « peu susceptible de se sauver ». L’unique raison de sa détention est l’inquiétude liée à sa santé mentale, inquiétude qui à son tour a conduit les autorités à croire qu’elle ne se présentera pas comme elle en est requise. Autrement dit, l’idée selon laquelle « elle se soustraira vraisemblablement » est liée exclusivement à sa santé mentale;

  • les dossiers médicaux confirment que Mme Lee est atteinte de troubles mentaux. Elle avait été hospitalisée à Singapour pendant un mois, après avoir reçu un diagnostic de schizophrénie. Les dossiers médicaux plus récents indiquent des diagnostics de mutisme sélectif et de dépression.

  • La durée de la détention est devenue excessive, compte tenu des répercussions de cette détention sur Mme Lee. Le Dr McMaster a observé que son état avait passablement empiré entre le 4 décembre 2021 et le 12 janvier 2022. Ce constat confirme certaines études portant sur les candidats à l’immigration qui sont détenus. Ces études ont montré que leur santé mentale tant à décliner à mesure que leur détention se prolonge, et qu’elle s’améliore après leur mise en liberté.

  • Le CSI n’apporte pas à Mme Lee un soutien suffisant en santé mentale. La dernière fois qu’elle a vu un psychiatre, en l’occurrence le Dr McMaster, était le 12 janvier 2022. Ainsi, à la date de l’examen des motifs de sa détention, plus d’un mois s’était écoulé depuis qu’elle avait été vue par un psychiatre. Rien ne prouvait qu’elle bénéficie aujourd’hui d’autres types de soutien en matière de santé mentale.

  • Deux demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision refusant un ERAR ont été déposées le 18 février 2022. La durée future de la détention est donc inconnue.

  • L’avocate de Mme Lee a proposé, comme solution de rechange à sa détention, son admission au Gerstein Crisis Centre, à Toronto. Il s’agit d’un établissement d’hébergement à court terme qui s’adresse explicitement aux personnes souffrant de troubles de santé mentale. Selon l’avocate, c’est [traduction] « un milieu sécuritaire et à l’ambiance chaleureuse, pourvu de chambres individuelles pour tous les résidents », avec un personnel présent sur place en permanence. Le centre offre des consultations et des programmes aux résidents, ainsi que des orientations vers des soutiens communautaires. La période maximale au cours de laquelle Mme Lee pourrait séjourner au centre serait de 30 jours, et son avocate a donc proposé que la SI convoque une audience vingt jours après la mise en liberté pour déterminer ce que le plan de mise en liberté devrait être une fois que Mme Lee aurait accompli son séjour au centre.

  • L’ASFC a refusé son aide pour trouver une solution de rechange à la détention. Mme Lee est une personne vulnérable, d’où une obligation accrue de justifier sa détention et, accessoirement, une responsabilité accrue de trouver pour elle une solution de rechange à sa détention (voir les Directives no 2 du président : Détention, para 3.1.15 (les Directives). Le ministre n’a pas contribué à déterminer une solution de rechange à la détention, et cela militait en faveur de la mise en liberté de Mme Lee.

[36] L’avocate de Mme Lee a aussi fait valoir que [traduction] « à ce stade, compte tenu en particulier des conditions de détention pour une personne ayant ses diagnostics de santé mentale et sa manière de se comporter », la détention de Mme Lee [traduction] « est devenue manifestement disproportionnée » et, en conséquence, elle est [traduction] « détenue en violation de l’article 12 de la Charte. » La SI se doit [traduction] « de considérer l’article 12 de la Charte et de dire si, à ce stade, la détention est manifestement disproportionnée ». Selon son avocate, Mme Lee est détenue parce qu’elle ne comprend pas ce qui lui arrive; cependant, la solution de rechange proposée règlerait tout à fait la question [traduction] « par la mise sur pied de cette formule intégrale de soutien en santé mentale, appuyé par un effectif à temps plein, au sein de la structure qui a été décrite ». Dans cet environnement plus adéquat et plus propice, elle [traduction] « pourra commencer à s’améliorer. Elle pourra communiquer ses besoins en matière de santé ». Son avocate a fait valoir que, [traduction] « à ce stade, la détention de Mme Lee a pour effet que sa santé mentale se détériore gravement, que sa capacité de communiquer se réduit en raison de son état mental, et il existe une solution de rechange viable et salutaire à sa détention ». La maintenir en détention reviendrait, dans ces conditions, à enfreindre l’article 12 de la Charte, parce que les effets de la détention sont manifestement disproportionnés par rapport à ce qui est requis, et donc sont excessifs au point de ne pas être compatibles avec la dignité humaine.

[37] En résumé, [traduction] « le sens de l’article 58 de la LIPR et de l’article 248 du Règlement est que la mise en liberté de Mme Lee s’impose aux termes de la Loi, et que, à ce stade, son maintien en détention est manifestement disproportionné et contrevient à l’article 12 de la Charte ».

[38] Une travailleuse à l’intervention d’urgence, au sein du Gerstein Crisis Centre, a témoigné durant l’examen des motifs de la détention. Elle a été interrogée par l’avocate de Mme Lee, par l’avocat du ministre et par le commissaire de la SI.

[39] La travailleuse à l’intervention d’urgence a dit que le centre n’offre pas de traitements en santé mentale et que les professionnels de la santé ne se rendent pas sur les lieux. Le programme du centre est plutôt axé sur le rétablissement et vise à offrir aux personnes en situation de crise un milieu sécuritaire. Ce programme requiert la participation volontaire de la personne concernée. Selon les mots de ce témoin [traduction] le résident « doit montrer sa bonne volonté ». Si l’un d’eux devient dangereux ou compliqué ou s’il importune les autres résidents, il sera prié de partir. Puisque les résidents se trouvent là de leur propre gré, le centre n’alerterait en principe personne si l’un d’eux décidait de partir et de ne pas revenir. Bien qu’un personnel soit sur les lieux 24 heures par jour, il ne lui appartient pas de « surveiller » les résidents si ce n’est de vérifier occasionnellement ce qu’ils font. Les résidents, par ailleurs [traduction] « doivent être indépendants » et être en mesure de répondre à leurs besoins quotidiens. Le personnel n’intervient pas dans les soins autoadministrés. Un lit avait été réservé pour Mme Lee, mais une évaluation initiale restait à faire.

[40] L’avocat du ministre a répondu en soulevant les points suivants :

  • La détention de Mme Lee est prolongée parce qu’elle a contesté la décision lui refusant un ERAR. Sans cela, elle pourrait être renvoyée à Singapour.

  • Mme Lee n’est pas détenue parce qu’elle souffre de troubles mentaux. Elle est détenue parce qu’ [traduction] « elle a refusé ou est incapable de répondre aux questions qu’on lui a posées pour savoir s’il y a lieu de l’interdire de territoire », alors qu’elle est légalement tenue de collaborer.

  • Le fait pour elle de résider au Gerstein Crisis Centre n’est pas une solution de rechange adéquate à la détention. Il n’y a pas de médecins sur les lieux. Son personnel n’est composé que de travailleurs à l’intervention d’urgence, et la surveillance offerte est insuffisante pour les besoins de Mme Lee. Elle est d’ailleurs incapable de s’occuper d’elle‑même, et le centre n’est pas en mesure de lui apporter les soins qu’elle requiert. De toute manière, il n’est pas établi que Mme Lee souhaite même intégrer cet établissement.

[41] L’avocat du ministre n’a pas explicitement abordé l’argument selon lequel le maintien en détention serait contraire à l’article 12 de la Charte.

IV. LA DÉCISION CONTESTÉE

[42] La SI a rendu sa décision oralement le 21 février 2022.

[43] Elle a estimé que Mme Lee se soustrairait vraisemblablement à son renvoi. S’adressant à Mme Lee (qui à ce stade avait cessé de suivre l’audience), la SI s’est exprimée ainsi :

[traduction]

Cette décision sur l’examen des motifs de votre détention est rendue en votre absence, puisque vous ne parlez pas avec votre avocat, avec le représentant désigné, ni avec les représentants de l’ASFC, ou avec le commissaire durant le processus d’examen des motifs de votre détention. Votre expulsion du Canada a été ordonnée le 7 décembre 2021. Vous êtes maintenant détenue en vue de votre renvoi du Canada. Vous semblez souffrir de maladie mentale, ainsi que de dépression. Vous n’avez au Canada ni parents ni amis qui seraient disposés à vous aider. Et votre conduite a montré de manière répétée que vous n’êtes ni apte ni disposée à vous conformer au processus d’immigration ni aux conditions qui pourraient être imposées en vue de votre renvoi du Canada. Votre comportement m’incite à penser que l’on ne peut compter que vous vous présenterez de votre propre initiative pour d’autres procédures d’immigration ou pour votre renvoi du Canada.

Je suis persuadé que vous vous soustrairez vraisemblablement à votre renvoi et que vous constituez un risque de fuite et, pour ces motifs, je suis d’avis, suivant la prépondérance de la preuve, qu’il y a de bonnes raisons de vous maintenir en détention parce que vous vous soustrairez vraisemblablement à votre renvoi.

[44] Passant aux critères de l’article 248, la SI a constaté que la détention de Mme Lee [traduction] « tend à se prolonger ». Ce critère pourrait en principe militer en faveur d’une mise en liberté, mais tel n’est pas le cas ici parce qu’une bonne partie du temps passé en détention s’explique par l’« absence de communication et de coopération » de Mme Lee avec l’ASFC, le représentant désigné, voire sa propre avocate. La SI s’est exprimée ainsi :

[traduction]

Il est pris note que les troubles mentaux semblent jouer un rôle dans votre comportement et votre conduite, ce qui a entraîné des retards dans tout le processus. En conséquence, ce critère ne plaide pas véritablement en faveur de votre mise en liberté, car la lenteur du processus s’explique par vos propres actes et par les difficultés que vous affrontez, et auxquelles l’ASFC et votre avocate s’efforcent de répondre en apportant leur soutien. La preuve liée à ce critère ne peut donc se voir accorder un poids décisif. Elle favorise plutôt le maintien en détention.

[45] Comme aucune date de renvoi n’avait été fixée, la durée prévue de la détention future est inconnue. La SI a considéré cela comme un critère favorisant une mise en liberté.

[46] La SI a considéré comme un critère neutre la question du manque de diligence de la part de l’une ou l’autre des parties. D’une part, l’ASFC avait au départ tardé à faire progresser l’affaire jusqu’à la tenue d’une enquête, mais rien ne donnait à penser que ce retard avait été « intentionnel ou malveillant ». Quoi qu’il en soit, la procédure relative à l’interdiction de territoire a pris fin. D’autre part, certains retards sont imputables à Mme Lee [traduction] « du fait de [ses] troubles mentaux ».

[47] Passant à la question des solutions de rechange à la détention, la SI a exclu, comme solution de rechange viable, une mise en liberté de Mme Lee assortie de son propre engagement. Elle s’est exprimée ainsi :

[traduction]

Une mise en liberté assortie de votre propre engagement ne serait pas indiquée, étant donné que vous ne vous êtes pas accordée outre mesure ni n’avez coopéré, avec les représentants de l’immigration. Je ne dispose d’aucune preuve qui me permettrait de connaître votre état d’esprit, de savoir si vous comprenez ou non ce qui vous arrive, ni de définir vos intentions ou vos souhaits.

[48] La SI a aussi conclu qu’un placement au Gerstein Crisis Centre n’était pas une solution de rechange viable à la détention. En résumé, elle a conclu que Mme Lee avait refusé de communiquer et de coopérer. Il semble que les questions de santé mentale aient pu jouer un rôle dans cette conclusion. Mme Lee ne s’occupe pas de ses soins personnels. On peut se demander si elle comprend ce qui se passe maintenant et si elle est compétente pour prendre des décisions. Elle nécessitait une surveillance et un soutien en santé mentale, ainsi que de strictes conditions de nature à l’aider à respecter ses obligations. Cependant, le Gerstein Crisis Centre n’offrait rien de tout cela. La SI a estimé qu’il n’offrait [traduction] « rien en fait de surveillance contrôlée ou d’appui au traitement, rien de ce qui, selon l’avocate, est nécessaire pour que Mme Lee prenne du mieux ». Le programme est entièrement volontaire, il requiert le consentement informé des participants, et il s’adresse à des personnes qui sont autonomes.

[49] Dans ce contexte, la SI s’est prononcée ainsi :

[traduction]

Il n’existe donc rien auquel l’ASFC ou moi‑même puissions nous fier pour montrer que vos allées et venues sont surveillées ou contrôlées, ou que vous seriez empêchée de tout simplement vous sauver, intentionnellement ou non. Rien ne prouve non plus que cet établissement garantirait que vous recevrez le traitement en santé mentale qui, selon votre avocate, vous est indispensable, puisque les professionnels de la santé ne sont pas autorisés sur les lieux, ainsi que l’a dit la témoin du Gerstein Crisis Centre. Vous seriez vous‑même tenue de veiller à respecter vos rendez‑vous, et le centre n’est aucunement habilité à vérifier que vous vous conformez au traitement.

Comme je n’ai pas la preuve que vous comprenez ce qui se passe, que vous êtes d’accord et que vous êtes disposée et apte à vous conformer au programme du Gerstein Crisis Centre, ni que vous serez en mesure de suivre par vous‑même votre traitement en santé mentale si vous êtes mise en liberté, et que vous observerez les conditions de l’immigration, je suis d’avis que la solution de rechange proposée à la détention ne convient pas, et qu’elle accroît le risque de fuite, parce qu’elle n’offre pas le niveau de surveillance et de traitement que requiert votre cas.

[50] La SI a noté que, puisqu’il ne semble pas y avoir d’enfant à charge, ce critère est un critère neutre.

[51] S’agissant des conditions de détention, la SI n’a pas été persuadée que la COVID‑19 présente un risque réel pour Mme Lee en détention. Elle a donc considéré que c’était là un critère neutre.

[52] La SI ne s’est pas attardée sur l’argument de Mme Lee fondé sur l’article 12 de la Charte, si ce n’est pour affirmer ce qui suit : [traduction] « Je suis d’avis que le soutien médical que vous recevez au Centre de surveillance de l’immigration actuellement, bien qu’il ne soit pas adapté à votre cas, va au‑delà du soutien offert par la solution de rechange à la détention et n’atteint pas le seuil des traitements cruels et inusités. »

[53] Pour ces motifs, la SI a ordonné le maintien en détention de Mme Lee aux termes de l’alinéa 58(1)b) de la LIPR.

V. NORME DE CONTRÔLE

[54] Les parties s’accordent pour dire que la décision de la SI devrait être assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable, et je partage leur avis (voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Taino, 2020 CF 427 au para 35).

[55] L’analyse visant à déterminer si une décision administrative est raisonnable ou non doit être une analyse sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (voir l’arrêt Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CSC 65 aux para 12‑13). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Une décision qui présente ces qualités appelle la retenue de la cour de révision (ibid). Par ailleurs, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov, au para 86, en italiques dans l’original) (voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 29). La cour de révision doit répondre à la question suivante : Le décideur a‑t‑il apporté une explication raisonnée justifiant le résultat?

[56] C’est à Mme Lee qu’il revient de montrer que la décision de la SI est déraisonnable. Pour faire invalider la décision sur ce moyen, elle doit établir que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[57] Chargée de dire si une personne devrait être mise en liberté ou placée en détention, la SI a été investie de « pouvoirs extraordinaires » sur celles qui comparaissent devant elle pour l’examen des motifs de leur détention (Vavilov, au para 135). Selon l’arrêt Vavilov, « [l]orsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (para 133). Plus précisément, le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées « veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu » (ibid). Des motifs adaptés servent aussi « de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov, au para 79, citant l’arrêt Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 aux para 12‑13; voir aussi Vavilov, au para 134).

VI. ANALYSE

[58] La Cour d’appel fédérale faisait observer, dans son arrêt Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130, qu’« une ordonnance de détention qui ne tient pas compte de la proportionnalité du risque et des conditions de détention peut être contrôlée par la Cour fédérale, sur le fondement de la Charte et des principes du droit administratif. La décision qui néglige la proportionnalité entre le risque et les mesures pour atténuer ce risque sera annulée, tout comme celle qui présente une conclusion déraisonnable à cet égard » (para 116). La Cour d’appel reprenait ces principes plus loin dans son arrêt, en soulignant que le contrôle judiciaire « permet de vérifier la légalité d’une décision de maintien en détention à la lumière de la Charte et des principes de la common law » (para 161). Mais, d’ajouter la Cour d’appel, « il présente beaucoup d’autres utilités. Il permet de vérifier le raisonnement, sa transparence et son intégrité. Il permet d’examiner le traitement des facteurs discrétionnaires et de veiller à ce qu’ils aient bien été pris en compte. Il soumet les motifs de décision à un examen indépendant, afin de déterminer s’ils résistent à l’analyse, autant du point de vue de la Charte que du point de vue du droit administratif » (ibid).

[59] Le maintien en détention de Mme Lee a été ordonné parce que la SI a considéré qu’elle constituait un risque de fuite, qu’il n’y avait pas de solution de rechange viable permettant de réduire ce risque, et que les autres critères applicables ne suffisaient pas à justifier une mise en liberté. Il s’agit essentiellement, dans la présente affaire, de savoir si le maintien en détention de Mme Lee constitue une réponse proportionnée au risque qu’elle pose. Mme Lee prétend que la décision de la SI de la maintenir en détention est déraisonnable. Elle affirme aussi que la SI a eu tort de ne pas reconnaître que sa détention était en réalité devenue disproportionnée au point de constituer une atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’article 12 de la Charte.

[60] Ces questions sont étroitement liées, mais il convient de les examiner séparément.

A. La décision de maintenir Mme Lee en détention est‑elle déraisonnable?

[61] Je noterai d’abord que Mme Lee ne prétend pas que la conclusion initiale de la SI selon laquelle elle se soustraira vraisemblablement à son renvoi est déraisonnable. Il existe une véritable question portant sur la raison de l’existence de ce risque et sur la manière dont il devrait être qualifié (question sur laquelle je reviendrai plus loin), mais Mme Lee ne dit pas que ce risque n’existe pas. C’est pourquoi, s’agissant de ce volet de son argument, elle s’est attachée à prétendre que la manière dont la SI avait apprécié les critères de l’article 248 était déraisonnable.

[62] Sur ce point, Mme Lee conteste la décision de la SI sur quatre aspects particuliers : (1) s’agissant des alinéas 248a), b) et d), la SI a accordé trop d’importance à son refus de communiquer et de coopérer avec les autorités de l’immigration, étant donné que son instabilité mentale est admise; (2) s’agissant de l’alinéa 248b), la SI a mal mesuré les conséquences de son maintien en détention pour sa santé mentale; (3) s’agissant de l’alinéa 248d), la SI aurait dû conclure que l’ASFC n’avait pas été diligente dans sa quête de solutions de rechange à la détention; et (4) s’agissant de l’alinéa 248e), la SI a exclu, à tort, la solution de rechange proposée par Mme Lee à sa détention.

[63] Pour ce qui concerne d’abord le motif de la détention et la durée de la détention (alinéas 248a) et b) de la LIPR), je reconnais, avec Mme Lee, que la SI a eu tort de dire que ces critères militaient en faveur de sa détention. La SI a trouvé que ces deux facteurs favorisaient la détention parce tous deux témoignaient du « manque de communication et de coopération » de Mme Lee. Or, simultanément, la SI reconnaissait aussi que les « troubles mentaux » expliquaient largement le comportement de Mme Lee. Ils sont en réalité la seule explication raisonnable de la conduite de Mme Lee, étant donné, notamment, la manière dont elle s’est comportée depuis son arrivée au Canada, ses antécédents de maladie mentale et l’avis du Dr McMaster, en décembre et janvier, pour qui elle semblait souffrir d’un trouble mental. Rien ne donnait à penser que sa manière de se comporter était feinte. Le Dr McMaster avait justement apporté une preuve directe démontrant le contraire, quand il avait en janvier jugé « peu probable » une simulation de la part de Mme Lee. La SI a totalement fait abstraction de cette preuve avant d’imputer à Mme Lee la responsabilité de sa propre détention et de sa durée croissante. Il était déraisonnable pour la SI de dire que le comportement qui résulte vraisemblablement d’un trouble mental favorise la détention dans un centre de détention de l’immigration.

[64] Cette analyse vaut également pour la manière dont la SI a qualifié le cas de Mme Lee, c’est‑à‑dire comme un risque de fuite au sens de l’alinéa 58(1)b) de la LIPR et de l’article 245 du Règlement. La conclusion selon laquelle Mme Lee constitue un risque de fuite était fondée sur le fait qu’elle avait [traduction] « refusé ou [était] incapable de répondre à des questions qui auraient permis de déterminer si elle doit ou non être interdite de territoire », et parce que [traduction] « en refusant de se soumettre à l’examen que devait conduire le représentant du ministre, elle a montré un entêtement à ne pas se présenter ». Rien ne permet véritablement à la SI de prétendre (fût‑ce à titre subsidiaire) que ce comportement de Mme Lee est délibéré ou volontaire. Mais, même si l’on ne saurait dire que Mme Lee « refuse » de communiquer ou de coopérer, je reconnais, avec le défendeur, qu’il est néanmoins raisonnable de conclure qu’elle constitue un risque de fuite au sens requis, parce qu’elle est incapable de communiquer ou de coopérer (un point que l’avocate de Mme Lee ne conteste pas). Cette conclusion n’aurait cependant, tout bien considéré, pas du tout le même poids qu’une conclusion de risque de fuite résultant d’un comportement délibéré ou volontaire.

[65] Deuxièmement, je reconnais aussi, avec Mme Lee, que la SI aurait dû considérer la preuve montrant que son maintien en détention contribuait à l’affaiblissement de sa santé mentale. Il était évident que son état se détériorait. Pour appuyer son argument selon lequel cette détérioration était le résultat de sa détention, l’avocate de Mme Lee a cité des études montrant que la santé mentale tant à décliner durant une détention dans un centre d’immigration et à s’améliorer après une mise en liberté. Pour autant, il n’y avait pas d’opinion d’expert établissant ce lien dans le cas personnel de Mme Lee. Une preuve plus solide de ce lien aurait certainement pu être apportée, mais cela est sans doute plus facile à dire qu’à faire, étant donné le refus de communiquer de Mme Lee, et le peu que l’on en sait encore à son sujet. Puisqu’il est évident que Mme Lee souffre d’un trouble mental et que son état s’aggrave à mesure que sa détention se prolonge, il était excessif pour la SI de dire que le critère de la durée de sa détention favorisait son maintien en détention (même si l’exact lien de causalité entre les deux n’a pas été absolument établi).

[66] Troisièmement, Mme Lee a fait valoir devant la SI que l’ASFC a manqué de diligence dans la recherche et le soutien d’une solution de rechange à la détention, et que ce manquement milite en faveur d’une mise en liberté aux termes de l’alinéa 248d). La SI a plutôt conclu que l’alinéa d) était un critère neutre parce qu’il y avait eu des retards et un manque de diligence de part et d’autre. Comme indiqué ci‑dessus à propos des alinéas 248a) et b), il était également déraisonnable pour la SI de dire que la conduite de Mme Lee militait contre sa mise en liberté aux termes de l’alinéa 248d). S’agissant de l’ASFC, la SI a noté uniquement sa lenteur à diligenter l’enquête, qui avait depuis eu lieu. La SI n’a pas abordé la question du prétendu manquement de l’ASFC dans la recherche prompte de solutions de rechange à la détention.

[67] À supposer, de manière hypothétique, que la SI ait conclu qu’il n’y avait pas eu manque de diligence sur cet aspect, je ne suis pas persuadé que cela aurait été une conclusion déraisonnable. À la date de l’examen des motifs de la détention, la demande d’ERAR déposée par Mme Lee avait été refusée, et des dispositions étaient en préparation pour la renvoyer à Singapour. Même si aucune date de départ n’avait encore été fixée, il était raisonnable de penser que son renvoi était imminent. Dans ces conditions, il m’est impossible de dire que la SI aurait eu tort de ne pas avoir blâmé l’ASFC pour sa gestion de la présente affaire jusqu’à ce stade. Au mieux, la manière dont l’ASFC a géré l’affaire jusqu’à ce stade constituait un critère neutre. Cependant, vu l’erreur de la SI dans son appréciation du comportement de Mme Lee, il était déraisonnable pour la SI de considérer l’intégralité de l’alinéa 248d) comme un critère neutre.

[68] Comme le souligne avec raison l’avocate de Mme Lee, une obligation accrue repose sur la SI de considérer des solutions de rechange à la détention pour les personnes vulnérables, par exemple les personnes souffrant de maladies mentales (un point sur lequel je reviendrai plus loin). S’ajoute à cela une obligation accrue du ministre de justifier la détention de ces personnes, ainsi qu’en fait état le paragraphe 3.1.15 des Directives. En conséquence, comme l’indiquent aussi les Directives, le commissaire devrait « examiner sérieusement » les mesures que le ministre a prises pour permettre l’accès à une solution de rechange à la détention quand la personne concernée est une personne vulnérable. Je ne suis pas persuadé que la SI s’est abstenue d’agir ainsi au cours du dernier examen des motifs de la détention. Cela dit, un important changement de circonstances s’est produit en conséquence de l’ordonnance du 14 mars 2022 du juge Ahmed, qui accordait un sursis interlocutoire à l’exécution du renvoi de Mme Lee. Sachant cela, je suis sûr que la question de la diligence de l’ASFC à rechercher et appuyer des solutions de rechange à la détention sera une priorité du prochain examen des motifs de la détention.

[69] Pour ce qui concerne finalement la solution de rechange qui a été proposée à la SI, je ne suis pas persuadé que la décision de la SI est déraisonnable, bien qu’elle ait failli l’être.

[70] Je pense, comme l’avocate de Mme Lee, que la SI a eu tort de dire que le risque qui doit être géré est celui de voir Mme Lee [traduction] « se sauver, intentionnellement ou non ». Je relève aussi que les Directives ordonnent aux commissaires d’« évaluer comment une vulnérabilité, comme un trouble mental, peut influer sur la capacité de la personne à respecter les conditions de mise en liberté, et déterminer si une solution de rechange à la détention moins contraignante serait viable » (para 5.1.1). J’observe aussi à nouveau que, selon les Directives, « lorsqu’une vulnérabilité a été établie, le commissaire a une obligation accrue d’examiner les solutions de rechange à la détention et d’imposer des conditions réalisables qui portent sur les circonstances propres à l’intéressé vulnérable » (para 5.1.6). Ce sont là d’importantes considérations. Elles tiennent compte du fait qu’une mise en liberté à des conditions imparfaites peut être nécessaire parce que le maintien en détention d’une personne vulnérable serait disproportionné par rapport à l’intérêt public considéré. Ce sera en particulier le cas si l’on arrive à la conclusion que d’autres critères pertinents (dont ceux énumérés à l’article 248) plaident en faveur d’une mise en liberté. Mme Lee présente un argument convaincant selon lequel la SI n’a pas suffisamment pris en compte ces considérations quand elle a nié la viabilité de la solution de rechange qui était proposée.

[71] Néanmoins, selon moi, la SI a validement apprécié la solution de rechange qui était proposée. Sans doute aurais‑je pu trancher la question différemment, mais tel n’est pas le critère à appliquer dans un contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 15). Je n’ai pas non plus pour rôle de m’immiscer dans les conclusions factuelles de la SI, en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). La SI a exprimé des appréhensions raisonnables à propos de la pertinence du Gerstein Crisis Centre pour Mme Lee. Elle a aussi conclu avec raison qu’il était difficile de croire que Mme Lee allait se présenter pour des procédures d’immigration ou pour son renvoi, et il n’y avait rien dans le projet pour pallier cette déficience. Même s’il est improbable que Mme Lee prendrait la poudre d’escampette ou tenterait de se cacher, la SI a eu raison de conclure qu’elle n’allait probablement pas se présenter parce qu’elle ne suivrait sans doute l’ordre de personne de se présenter. Elle resterait où elle se trouvait, complètement déconnectée de tout et de tout le monde autour d’elle. La solution de rechange proposée n’englobait aucune atténuation véritable du risque d’inobservation, vu que, dans son état actuel, on ne pouvait pas compter sur Mme Lee pour décider par elle‑même de se présenter. La SI a conclu avec raison que cette déficience remettait en question la viabilité de la solution de rechange proposée, d’autant que le renvoi était alors considéré comme imminent. (Il va sans dire qu’il appartiendra à la SI, au prochain examen des motifs de la détention– sous réserve naturellement de contrôle judiciaire – d’apprécier ce risque d’inobservation maintenant que le renvoi n’est plus imminent.)

[72] Puisque la SI a conclu avec raison que Mme Lee constitue un risque de fuite au sens où l’on ne peut compter sur elle pour respecter son obligation de sa propre initiative, et puisqu’elle a aussi conclu, également avec raison, que la solution de rechange proposée à la détention ne réduisait nullement ce risque, je suis persuadé que la SI a eu raison de dire que l’alinéa 248e) ne plaidait pas en faveur d’une mise en liberté.

[73] Par ailleurs, comme je l’ai expliqué, certaines des conclusions de la SI selon lesquelles d’autres critères militent en faveur d’une détention sont déraisonnables. Malgré l’importance du critère de la solution de rechange à la détention dans le cas présent, je ne dirais pas que les erreurs de la SI concernant les autres critères sont sans importance au point de ne pas avoir pour effet de rendre déraisonnable l’ensemble de sa décision. Elles ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

[74] C’est un cas difficile et troublant. Mme Lee se trouve dans une impasse que, à ce jour, nul n’a été capable de résoudre. D’une part, la SI a conclu avec raison que, sans la surveillance nécessaire, et en l’absence d’un véritable engagement de Mme Lee envers le processus d’examen des motifs de sa détention, la proposition en faveur de sa mise en liberté n’était pas une solution de rechange viable à la détention. D’autre part, Mme Lee ne bénéficie pas du traitement médical qui semble requis si elle doit être en mesure de s’engager véritablement envers le processus d’examen des motifs de sa détention. En attendant, elle se trouve en détention et sa santé mentale et physique continuera de s’affaiblir aussi longtemps qu’elle ne sera pas traitée. Même s’il est impossible de dire catégoriquement, au vu de la preuve, que sa détention seule est la source de cet affaiblissement, il est raisonnable de penser que, à tout le moins, son maintien en détention ne favorise pas sa santé mentale ni son désir de se faire soigner. De manière peut‑être plus directe, ce sont là des questions de fait qu’il appartient à la SI d’examiner pour savoir si un maintien en détention est justifié.

[75] La SI est tenue dans tous les cas de dire si le maintien en détention est proportionné par rapport au risque qui par ailleurs exige une détention. Cette obligation est d’autant plus importante dans un cas qui concerne une personne vulnérable comme Mme Lee. Je ne partage pas l’avis de l’avocate de Mme Lee pour qui la SI l’a mise en détention parce qu’elle souffre de maladie mentale; la SI l’a mise en détention parce qu’elle constituait un risque de fuite au sens de l’alinéa 58(1)b) de la LIPR et que, globalement, les critères énumérés à l’article 248 du Règlement ne plaidaient pas en faveur d’une mise en liberté. Néanmoins, il existe manifestement un lien entre le risque de fuite qu’elle présente et son état mental. Je suis persuadé que la SI n’a pas suffisamment évalué ce lien quand elle a considéré le poids à accorder à l’intérêt public exprimé à l’alinéa 58(1)b), quand elle a apprécié les critères énumérés à l’article 248 du Règlement, ou quand elle a procédé à une mise en balance pour déterminer si le maintien en détention était proportionné au risque que constitue Mme Lee.

[76] Le paragraphe 58(1) de la LIPR indique les objectifs fondamentaux que vise le pouvoir de détenir selon cette loi. La SI doit déterminer la proportionnalité de la détention par rapport aux objectifs sous‑jacents qui interviennent dans un cas donné, et elle doit le faire d’une manière raisonnable. Un indice du caractère disproportionné de la détention est l’existence d’une solution de rechange viable à la détention. D’autres critères plaidant en faveur d’une mise en liberté selon l’article 248 du Règlement peuvent aussi donner à penser que le maintien en détention est disproportionné. Le peuvent aussi des critères non expressément énumérés à l’article 248, mais qui intéressent les conséquences d’un maintien en détention pour la personne concernée (par exemple les conditions de la détention).

[77] Les critères spécifiques de l’article 248 à propos desquels j’ai estimé que les conclusions de la SI sont déficientes se rapportent directement à la question ultime posée à la SI : Mme Lee devrait‑elle être maintenue en détention? Ces conclusions déficientes me portent à me demander si la SI a eu raison, au bout du compte, de dire que le maintien en détention est une réponse proportionnée, et donc justifiée, au risque de fuite que constitue Mme Lee. La décision doit donc être annulée.

B. La conclusion de la SI selon laquelle le maintien en détention de Mme Lee ne contrevient pas au droit d’être protégée contre les traitements cruels et inusités que lui garantit l’article 12 de la Charte est‑elle déraisonnable?

[78] L’avocate de Mme Lee a prétendu devant la SI que la détention de sa cliente avait atteint le stade où elle violait son droit à la protection contre les traitements cruels et inusités, un droit garanti par l’article 12 de la Charte. Mme Lee devrait donc être mise en liberté parce que son maintien en détention reviendrait à perpétuer cette violation de ses droits.

[79] Comme je l’ai déjà indiqué plus haut, la SI, dans sa décision, disait uniquement ceci à propos de l’article 12 de la Charte : [traduction] « Je suis d’avis que le soutien médical que vous recevez au Centre de surveillance de l’immigration actuellement, bien qu’il ne soit pas adapté à votre cas, va au‑delà du soutien offert par la solution de rechange à la détention et n’atteint pas le seuil des traitements cruels et inusités. »

[80] Je reconnais, avec Mme Lee, que le point essentiel de son argument fondé sur l’article 12 de la Charte semble avoir échappé au commissaire de la SI – à savoir l’argument selon lequel sa détention a sur elle des effets préjudiciables qui sont manifestement disproportionnés par rapport à ce que requiert son cas, et qui ne sont pas compatibles avec la dignité humaine. Contrairement à ce que semble avoir pensé la SI, Mme Lee n’avait pas prétendu que ses soins médicaux (ou leur absence) au CSI empiétaient sur ses droits garantis par l’article 12; il était plutôt question simplement d’un aspect des conditions générales de sa détention, lesquelles, compte tenu de son cas particulier, avaient sur elle une incidence qui répondait au critère juridique de la violation de l’article 12 de la Charte. C’était un volet essentiel de son argument en faveur d’une mise en liberté.

[81] Il est incontestable que, lorsqu’elle procède à l’examen des motifs d’une détention, la SI doit se demander si le maintien de la détention violerait un droit protégé par la Charte, dont évidemment le droit d’être protégé contre tous traitements ou peines cruels et inusités garanti à l’article 12 (voir Sahin c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1995] 1 CF 214 aux p 229‑231; Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 aux para 107‑117; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Chhina, 2019 CSC 29 aux para 122‑124 (la juge Abella, dissidente, mais non sur ce point); et Brown, aux para 103‑107; voir aussi aux para 1.1.8 et 1.1.9 des Directives). Comme l’écrivait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Brown, « [l]a faculté, en fait l’obligation, de tenir compte des articles 7, 9 et 12 [de la Charte] est inhérente à l’exercice du pouvoir discrétionnaire visant à déterminer si la détention est justifiée ou non » (para 107).

[82] La « barre [est] haute » lorsqu’il s’agit de démontrer l’existence d’une violation de l’article 12 et le critère permettant d’en juger « est à bon droit strict et exigeant » (R c Boudreault, 2018 CSC 58 au para 45). Il requiert de prouver que la peine ou le traitement n’est pas simplement disproportionné ou excessif, mais qu’il est excessif au point « de ne pas être compatible avec la dignité humaine », en plus d’être « odieux ou intolérable pour la société » (Boudreault, au para 45). Si la SI est persuadée que ce seuil est atteint, ce serait alors une considération impérieuse – et tout probablement déterminante – en faveur d’une mise en liberté. (La décision de détenir une personne après qu’il a été conclu que cela contreviendrait à l’article 12 de la Charte serait probablement annulée dans un contrôle judiciaire – pour autant évidemment que la conclusion portant sur l’article 12 soit raisonnable.) Mais, même s’il semble évident pour la SI que cette barre haute n’est pas atteinte dans un cas donné, lorsque l’article 12 de la Charte a été validement soulevé et invoqué par la personne détenue, l’allégation d’une violation de cet article (comme toute prétention fondée sur la Charte) doit quand même faire l’objet de motifs adaptés.

[83] Selon moi, le commentaire bref et indirect de la SI à propos de l’article 12 de la Charte, un commentaire qui reposait sur une interprétation erronée de l’argument de Mme Lee, est déraisonnable. La SI n’a pas réussi « à s’attaquer de façon significative » à la question clé et à l’argument principal avancé par Mme Lee. On peut dès lors se demander si la SI « était effectivement attentive et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au para 128).

[84] Cela est évidemment troublant. Comme je viens de le dire, la SI doit se demander si le maintien de la détention sera conforme à la Charte et elle doit le faire d’une manière raisonnable. Néanmoins, puisque la décision doit être annulée sur d’autres moyens, et puisque Mme Lee a droit de toute façon à une nouvelle audience, il n’est ni nécessaire ni opportun de se demander si l’analyse déficiente de la SI aux termes de l’article 12 justifierait l’annulation de la décision tout entière. Je sais que ce résultat sera sans doute insatisfaisant et qu’il pourrait être souhaitable de fournir davantage d’indications sur la manière dont la SI devrait évaluer les prétentions fondées sur l’article 12 de la Charte, mais il n’appartient pas à la Cour, saisie d’une demande de contrôle judiciaire, de trancher des points de droit dans l’abstrait. Aussi intéressantes et importantes que puissent être ces questions, les réponses devront attendre un cas futur à propos duquel la SI devra effectivement statuer sur la prétention intéressant l’article 12, ou un cas dans lequel la question à trancher sera de savoir si la tenue d’une nouvelle audience devrait être ordonnée.

VII. DISPOSITIF

[85] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section de l’immigration datée du 21 février 2022, qui maintient en détention Mme Lee, est annulée. Puisque Mme Lee est juridiquement fondée à obtenir un nouvel examen des motifs de sa détention devant la Section de l’immigration, il n’est pas nécessaire d’ordonner que l’affaire soit réexaminée.

[86] Comme indiqué au début, cette nouvelle audience doit commencer à 13 h aujourd’hui (22 mars 2022). Le présent jugement et les motifs qui l’accompagnent sont rendus publics peu avant ce moment. Strictement parlant, la décision de la SI étant maintenant annulée, rien n’autorise à cette heure le maintien en détention de Mme Lee. Néanmoins, les parties partageaient manifestement l’avis que la SI conservait sa compétence sur Mme Lee quelle que soit l’issue de la présente demande, et qu’elle devrait pouvoir examiner à nouveau son cas. Si l’une ou l’autre des parties est d’avis que quelque chose d’autre doit être dit ou fait afin de préserver la compétence de la SI sur Mme Lee, elle devrait communiquer avec le greffe immédiatement. Si nécessaire, une conférence de gestion de l’instance sera convoquée d’urgence.

[87] Aucune des parties n’a proposé que des questions soient certifiées selon l’alinéa 74d) de la LIPR. Je reconnais qu’aucune question du genre ne se pose.

[88] Enfin, je tiens à féliciter tous les avocats pour le haut niveau de professionnalisme qu’ils ont montré afin que cette demande soit traitée avec célérité. Je remercie aussi les avocats pour leurs très utiles conclusions écrites et orales.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1792‑22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section de l’immigration datée du 21 février 2022, qui maintenait Zhengqi Lee en détention, est annulée;

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1792‑22

 

INTITULÉ :

ZHENGQI LEE (REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, GERALDINE SADOWAY) c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Laura Best

 

pour la demanderesse

 

Martin Anderson

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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