Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220425


Dossier : IMM-460-20

Référence : 2022 CF 592

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

FARAH RAHBARNIA

demanderesse

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre Farah Rahbarnia une fois qu’il a été établi qu’il lui manquait 35 jours pour se conformer à l’obligation de résidence imposée aux résidents permanents prévue à l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel interjeté par Mme Rahbarnia contre la mesure d’interdiction de séjour, jugeant que sa situation « n’attei[gnait] pas le niveau d’exception » requis pour justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Mme Rahbarnia sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAI, faisant valoir que celle-ci aurait dû recalculer la période de résidence pertinente et qu’elle a commis une erreur dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire.

[2] Je conclus que la décision de la SAI était déraisonnable. La conclusion de la SAI sur la question de la période de résidence pertinente était raisonnable. Cependant, dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire, la SAI n’a pas raisonnablement mis en balance les considérations favorables de Mme Rahbarnia, d’une part, et son manquement relativement modeste quant aux obligations de résidence, d’autre part; elle a comparé son degré d’établissement à celui d’une personne qui avait échappé à l’expulsion; et elle a exigé que la situation de Mme Rahbarnia respecte une norme fondée sur l’« exception » au lieu d’apprécier si les considérations d’ordre humanitaire étaient suffisantes pour justifier une dispense dans les circonstances. Ces erreurs sont suffisantes pour miner le caractère raisonnable de la décision et faire en sorte qu’elle doive être annulée.

[3] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et l’appel de Mme Rahbarnia est renvoyé à la SAI pour nouvelle décision.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[4] La demande de contrôle judiciaire de Mme Rahbarnia soulève les questions suivantes :

  1. La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il ne fallait pas recalculer la période quinquennale faisant l’objet de l’appréciation de l’obligation de résidence?

  2. La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant que l’appel de Mme Rahbarnia ne devrait pas être accueilli pour des considérations d’ordre humanitaire?

[5] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à chacune de ces questions est la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 17, 23-25; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ndir, 2020 CF 673 au para 27. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la fois au raisonnement suivi par le décideur et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83 à 87. Lorsque la Cour effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, elle tient compte du résultat de la décision eu égard aux motifs fournis afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée lorsqu’elle est appréciée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur celle-ci : Vavilov, aux para 15, 83 à 87, 99.

III. Analyse

A. La conclusion de la SAI concernant la période quinquennale applicable était raisonnable

(1) Le cadre législatif et réglementaire

[6] L’article 28 de la LIPR impose une obligation de résidence à tout résident permanent canadien. Au cours de chaque période quinquennale, le résident permanent doit être effectivement présent au Canada, ou hors du Canada à certaines fins définies, pendant 730 jours : LIPR, à l’art 28(2). Si le résident permanent manque à l’obligation de résidence, il peut être interdit de territoire et, s’il se trouve au Canada, faire l’objet d’un rapport d’interdiction et d’une mesure de renvoi : LIPR, aux art 41, 44(1)-(2). Bien que l’obligation de résidence s’applique à chaque période quinquennale, il suffit qu’un résident permanent prouve qu’il s’est conformé à l’obligation pour la période quinquennale précédant le contrôle : LIPR, à l’art 28(2)b).

[7] Le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR] comprend des dispositions concernant l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la LIPR : RIPR, aux art 61, 62. En particulier, l’article 62 du RIPR prévoit que les jours qui suivent un rapport établi en vertu de l’article 44 de la LIPR ne sont pas inclus dans le calcul des jours de présence au Canada aux fins de l’obligation de résidence :

[8] L’exception prévue au paragraphe 62(2) est particulièrement pertinente en l’espèce, puisque Mme Rahbarnia fait valoir que la SAI aurait dû « confirm[er] subséquemment » qu’elle s’était conformée à l’obligation de résidence, de sorte que le paragraphe (1) ne s’appliquerait pas.

(2) La période de résidence et la mesure d’interdiction de séjour de Mme Rahbarnia

[9] Mme Rahbarnia, une citoyenne iranienne, est devenue résidente permanente en août 2011, lorsque son époux a obtenu la résidence permanente dans le cadre d’un programme des candidats des provinces. Son époux a choisi de ne pas se soumettre aux exigences du programme des candidats. Il est retourné en Iran peu après son arrivée, y demeure avec le premier enfant du couple et n’est plus un résident permanent.

[10] Mme Rahbarnia est également retournée en Iran peu de temps après être devenue résidente permanente et y est restée de septembre 2011 à janvier 2016, à l’exception d’une période de cinq semaines. Elle est aussi retournée en Iran pendant trois mois supplémentaires au milieu de l’année 2016. En novembre 2016, lorsqu’elle était de retour au Canada, Mme Rahbarnia a présenté une demande de renouvellement de sa carte de résidente permanente. Il a été déterminé qu’elle ne satisfaisait pas à l’obligation de résidence, son renouvellement a été rejeté et un rapport a été préparé en vertu de l’article 44 de la LIPR.

[11] Le rapport établi en vertu de l’article 44 a été produit le 7 février 2018. Il tenait compte à la fois de la période quinquennale allant du 3 novembre 2011 au 1er novembre 2016, et de celle allant du 3 février 2013 au 2 février 2018. Au cours de cette dernière période, Mme Rahbarnia était restée au Canada pendant 690 jours, soit 40 jours de moins que l’obligation de 730 jours. Le rapport a conclu qu’il y avait des motifs de croire que Mme Rahbarnia était interdite de territoire parce qu’elle ne s’était pas conformée à l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la LIPR.

[12] Le 22 mars 2018, un délégué du ministre est parvenu à la même conclusion et a jugé que les considérations d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisantes pour l’emporter sur le manquement de Mme Rahbarnia à l’obligation de résidence. Par conséquent, le délégué du ministre a pris une mesure d’interdiction de séjour.

(3) L’appel devant la SAI

[13] Mme Rahbarnia a interjeté appel de la mesure d’interdiction de séjour devant la SAI en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR. Un appel devant la SAI s’instruit dans le cadre d’une audience de novo : Castello Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086 aux para 10-12; Petinglay c (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1371 au para 27. Mme Rahbarnia a déposé des documents auprès de la SAI, et elle a présenté des éléments de preuve et des observations par l’intermédiaire d’un conseil lors d’une audience tenue le 16 décembre 2019.

[14] Mme Rahbarnia a fait valoir devant la SAI que, puisque l’appel était de novo, la SAI pouvait et devait tenir compte de la période quinquennale se terminant le jour de l’appel pour évaluer si elle respectait l’obligation de résidence. Si l’on se basait sur cette période de cinq ans, Mme Rahbarnia respecterait l’obligation de résidence de 730 jours. Mme Rahbarnia a fait valoir que la SAI pouvait réexaminer son admissibilité, invoquant l’exception prévue au paragraphe 62(2) du RIPR. Elle a également soutenu que son appel devrait être accueilli pour des considérations d’ordre humanitaire, en s’appuyant sur un certain nombre de facteurs dont il sera question plus loin.

[15] La SAI a conclu que l’exception prévue au paragraphe 62(2) du RIPR ne s’appliquait pas, puisqu’il n’avait pas été « confirmé subséquemment » que Mme Rahbarnia s’était conformée à l’obligation de résidence. La SAI a conclu qu’il était clair que le RIPR « ne prévoit pas que la SAI doive évaluer la conformité avec l’article 28 à la date de l’audience et que cela entraîne le remplacement de la période quinquennale utilisée par l’agent ayant préparé le rapport en vertu de l’article 44 ». Si l’on se base sur la période quinquennale se terminant avec l’établissement du rapport en vertu de l’article 44, soit du 8 février 2013 au 7 février 2018, Mme Rahbarnia était présente au Canada pendant 695 jours et, par conséquent, il lui manquait 35 jours pour respecter l’obligation de résidence de 730 jours. La SAI a donc conclu que la mesure d’interdiction de séjour était valide.

(4) La conclusion de la SAI concernant l’article 62 du RIPR était raisonnable

[16] En l’espèce, Mme Rahbarnia fait valoir que la SAI n’a pas exercé son pouvoir de tenir une audience de novo. Elle soutient qu’il était déraisonnable pour la SAI de conclure qu’elle ne pouvait pas rendre une nouvelle décision dans le cadre de l’appel, de manière à déclencher l’exception prévue au paragraphe 62(2) du RIPR qui empêcherait autrement les jours suivant l’établissement du rapport en vertu de l’article 44 d’être pris en compte dans l’obligation de résidence.

[17] Je ne suis pas du même avis. L’interprétation par la SAI du paragraphe 62(2) correspond au libellé, au contexte et à l’objet de la disposition réglementaire : Vavilov, aux para 115-124. Le paragraphe 62(1) prévoit effectivement que le calcul de l’obligation de résidence prend fin dès qu’un rapport est établi en vertu de l’article 44 pour manquement à l’obligation de résidence [art 62(1)a)] ou qu’il y a un constat hors du Canada du manquement à l’obligation de résidence [art 62(1)b)]. S’il en était autrement, un résident permanent jugé interdit de territoire pour manquement à l’obligation pourrait devenir conforme simplement avec le passage du temps en attendant l’issue d’un appel à la SAI.

[18] À première vue, le paragraphe 62(2) semble viser une situation dans laquelle un rapport ou un constat établi pour manquement à l’obligation de résidence est par la suite jugé « incorrect », en ce sens que le résident permanent s’est effectivement conformé à cette obligation. Cela peut être dû, à titre d’exemple, aux renseignements supplémentaires déposés auprès de la SAI concernant la présence de la personne au Canada pendant la période quinquennale en cause dans le rapport établi en vertu de l’article 44 ou dans le constat hors Canada. Dans de telles circonstances, la période quinquennale continue d’être comptabilisée et n’est pas interrompue à la date de l’établissement du rapport ou du constat jugé incorrect.

[19] Comme la SAI l’a raisonnablement conclu, le paragraphe 62(2) ne semble pas à première vue conférer à la SAI, ou viser à lui conférer, le pouvoir de simplement statuer de nouveau sur la conformité d’un appelant en se fondant sur une nouvelle période quinquennale qui supplanterait celle utilisée dans le rapport établi en vertu de l’article 44. Bien que la demanderesse fasse référence au « pouvoir de novo » de la SAI, je ne vois rien dans le fait qu’un appel devant la SAI est instruit de novo qui accorderait à celle-ci le pouvoir de simplement statuer à nouveau sur la question du respect de l’obligation de résidence au moyen d’une nouvelle période quinquennale prenant fin à la date de l’appel.

[20] Je conclus donc que l’interprétation par la SAI du paragraphe 62(2), ainsi que son rejet de la demande de Mme Rahbarnia visant à ce qu’il soit statué à nouveau sur son respect de l’obligation de résidence au moyen d’une nouvelle période quinquennale prenant fin à la date de l’appel, était raisonnable.

[21] Bien que la SAI n’y ait pas fait référence, je souligne que la version française du paragraphe 62(2), qui emploie l’expression « [s]'il est confirmé subséquemment » (que le résident permanent s’est conformé à l’obligation), ne donne pas à penser que la SAI a le pouvoir de statuer à nouveau sur la question du respect au moyen d’une nouvelle période quinquennale, mais cadre plutôt avec l’interprétation de la SAI. Il en va de même du résumé de l’étude d’impact de la réglementation (le REIR) qui accompagnait la publication du RIPR : REIR, DORS/2002-227, Gazette du Canada, Partie II, vol 136, édition spéciale, no 9, à la p 177. Décrivant la règle régissant le calcul des jours, c’est-à-dire l’article 62, le REIR prévoit que les « dispositions réglementaires précisent la période, après le constat par l’agent que le résident permanent n’a pas respecté l’obligation de résidence, que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) ne peut, lors d’un appel, considérer comme des jours de présence effective au Canada pour déterminer le respect de l’obligation de résidence » [non souligné dans l’original] : REIR, à la p 211. Soulignant que la règle ne s’appliquera pas « dans les cas où l’on arrive par la suite à la conclusion que le résident permanent a respecté l’obligation de résidence », le libellé du REIR cadre avec l’interprétation de la SAI.

B. L’appréciation par la SAI des considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable

[22] Bien que je juge que l’interprétation que la SAI a donnée du paragraphe 62(2) du RIPR est raisonnable, je ne peux pas tirer la même conclusion quant à son appréciation de l’appel de Mme Rahbarnia fondé sur des considérations d’ordre humanitaire. En particulier, je conclus que trois aspects des motifs de la SAI rendent la décision dans son ensemble déraisonnable.

(1) Le défaut de mettre en balance les considérations d’ordre humanitaire et les jours manquants

[23] La SAI a commencé son analyse de la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Rahbarnia en renvoyant raisonnablement à ses décisions antérieures dans les affaires Bufete Arce et Kok, qui énoncent les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans le cadre d’un appel concernant un manquement à l’obligation de résidence : Bufete Arce c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CanLII 54304 (CA CISR) au para 9; Kok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CanLII 87863 (CA CISR); chacun citant Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL); voir aussi Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CanLII 80733 (CA CISR), conf par 2011 CF 292 au para 27. En plus d’aborder l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché, la SAI a utilisé le même libellé que dans l’arrêt Ambat pour énoncer les facteurs pertinents, à savoir :

  • l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

  • les motifs du départ et du séjour à l’étranger;

  • les tentatives de revenir au Canada à la première occasion;

  • le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;

  • les attaches familiales au Canada;

  • les difficultés et les bouleversements que le renvoi de [la demanderesse] ou son interdiction de territoire causerait aux membres de sa famille au Canada;

  • les difficultés auxquelles [la demanderesse] se heurterait si elle était renvoyé[e] du Canada ou interdite de territoire;

  • l’existence de circonstances spéciales ou particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[24] Lorsqu’elle a examiné dans quelle mesure Mme Rahbarnia ne s’était pas conformée à l’obligation de résidence, la SAI a raisonnablement conclu que le fait qu’il lui manquait 35 jours n’était « pas énorme » pour la période quinquennale visée. Bien qu’elle n’ait pas été disposée à considérer cela comme un « facteur favorable » étant donné que l’exigence de 730 jours n’était pas particulièrement lourde, la SAI a conclu « [qu’]au moment d’évaluer les motifs d’ordre humanitaire, [elle] estim[ait] que cet aspect ne d[evait] pas être aussi important qu’il pourrait l’être si l[a demanderesse] avait été effectivement présente au Canada pendant un nombre de jours moins élevé ou si elle n’avait pas du tout été effectivement présente du tout au Canada » [non souligné dans l’original].

[25] Cette dernière observation est tout à fait raisonnable et conforme à la jurisprudence. L’inclusion de l’étendue du manquement comme facteur dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire tient compte du fait qu’accorder une dispense relativement à l’interdiction de territoire n’est pas une appréciation binaire, et que « la force de persuasion des motifs d’ordre humanitaire doit être proportionnelle à l’importance de l’obstacle à l’admissibilité » : Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 394 au para 12, citant Jugpall c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] DSAI no 600 (QL) aux para 23-25, 41, 42; Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23.

[26] Cependant, après avoir déclaré que les considérations n’avaient pas besoin d’être aussi importantes étant donné le manquement modeste, la SAI n’a pas appliqué ce principe et n’a pas examiné la question de savoir si les considérations d’ordre humanitaire satisfaisaient à cette norme. Après avoir examiné les diverses considérations d’ordre humanitaire, dont au moins une justifiait qu’un poids favorable lui soit accordé, la SAI était tenue de soupeser ces facteurs par rapport à l’étendue du manquement. Elle ne l’a pas fait, et n’a pas expliqué pourquoi elle a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne compensaient pas le fait qu’il manquait 35 jours.

[27] Il ne s’agit pas non plus d’un cas où l’on peut déduire implicitement la mise en balance faite par la SAI d’après le contexte ou la nature de son analyse. Au contraire, la SAI a expressément adopté une approche différente dans sa dernière analyse, en évaluant si la situation de Mme Rahbarnia atteignait un « niveau d’exception ». Comme je l’expliquerai plus loin, il s’agit d’une approche déraisonnable à adopter pour une analyse des considérations d’ordre humanitaire. De plus, l’adoption de cette approche par la SAI, après qu’elle a reconnu initialement que les considérations d’ordre humanitaire de Mme Rahbarnia « ne d[evaient] pas être aussi important[es] » compte tenu de son manquement limité, crée une incohérence interne qui est une autre caractéristique d’une décision déraisonnable : Vavilov, aux para 102-104.

(2) L’analyse du degré d’établissement

[28] La SAI a conclu que le degré d’établissement initial de Mme Rahbarnia au Canada était négligeable. Il s’agissait d’une appréciation raisonnable étant donné son départ dans les six semaines suivant son arrivée au Canada en août 2011.

[29] La SAI a apprécié le degré d’établissement actuel de Mme Rahbarnia de façon brève, citant ce qu’a énoncé la Cour dans la décision Dan Shallow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 749 :

L’établissement actuel de l’appelante n’est pas non plus très convaincant. Elle n’a jamais travaillé au Canada, et son époux vit en Iran. À son arrivée au Canada, elle était une adulte mature d’âge moyen. Elle a grandi et fait des études dans son pays natal. En ce qui concerne ce facteur, je prends note de la décision [Dan] Shallow c. Canada, où la Cour s’est ainsi exprimée aux paragraphes 8 et 9 :

Je souscris à l’idée que l’établissement au Canada est un facteur pertinent. Cependant, le simple fait d’éviter l’expulsion pendant une longue période en se prévalant des diverses procédures et diverses protections offertes par le processus d’immigration ne devrait pas renforcer le « droit » d’un demandeur de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire […]

Pour que ce facteur penche en faveur d’un demandeur, celui-ci doit apporter en preuve bien plus que le simple fait d’avoir résidé au Canada. […] L’établissement au Canada, sauf s’il est inhabituel et ne procède pas d’un choix, ne représenterait normalement pas un facteur militant en faveur des demandeurs.

Il ne s’agit pas d’un facteur favorable.

[Non souligné dans l’original.]

[30] À mon avis, cette analyse, et en particulier le renvoi à ces paragraphes de la décision Dan Shallow et l’utilisation de ceux-ci par la SAI, est déraisonnable pour deux raisons.

[31] Premièrement, ces paragraphes font référence aux cas où des étrangers ont choisi de rester au Canada sans statut et ont donc pu s’établir parce qu’ils ont échappé à l’expulsion pendant une longue période. En revanche, Mme Rahbarnia était une résidente permanente du Canada qui avait le droit de rester au pays et qui s’est établie au cours de la période quinquennale pertinente alors qu’elle avait ce statut. En citant ces paragraphes de la décision Dan Shallow comme étant pertinents, la SAI semble avoir considéré que la situation de Mme Rahbarnia était comparable à celle d’une personne qui a « évité l’expulsion » par le biais du processus d’immigration. Cette comparaison est déraisonnable. Il ne s’agit pas non plus d’une considération pertinente dans les circonstances où l’établissement « ne procède pas d’un choix », étant donné qu’un résident permanent a le droit de choisir de rester et de s’établir au Canada.

[32] Deuxièmement, dans la décision Dan Shallow, la Cour a fait référence à la nécessité de démontrer que l’établissement est « inhabituel ». Toutefois, depuis l’arrêt Kanthasamy rendu par la Cour suprême du Canada, la Cour a conclu qu’il était déraisonnable d’adopter une « norme relative à un établissement exceptionnel » pour apprécier une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1039 aux para 25-28; Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 aux para 16, 17; Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 13; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61.

[33] Comme l’indique le passage plus haut, la SAI n’a pas expressément affirmé qu’elle comparait Mme Rahbarnia à une personne qui est restée au Canada sans statut, ou qu’elle appliquait une norme d’« établissement exceptionnel ». Toutefois, la citation par la SAI de ces passages particuliers de la décision Dan Shallow constitue une grande partie de son analyse du degré d’établissement, et elle a invoqué ceux-ci immédiatement avant sa brève conclusion selon laquelle « [I]l ne s’agi[ssait] pas d’un facteur favorable ». Il ne peut être interprété que le renvoi, lu dans son contexte, donne à penser que la SAI a jugé ces passages pertinents dans le cadre de son analyse. Même si Mme Rahbarnia a présenté peu d’éléments de preuve concernant l’établissement, je conclus que l’appréciation par la SAI du degré d’établissement de la demanderesse était déraisonnable.

(3) Le niveau d’exception

[34] La SAI a conclu son analyse des considérations d’ordre humanitaire en se référant à ce que la Cour a énoncé dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tefera, 2017 CF 204 :

L’accueil d’un appel pour motifs d’ordre humanitaire est une « mesure exceptionnelle ». Il est de jurisprudence constante qu’une exemption pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît. Ce recours est extérieur aux catégories d’immigration ou de protection des réfugiés normales, qui permettent aux étrangers de venir au Canada de façon permanente ou aux résidents permanents de maintenir leur statut. Il constitue une sorte de soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels. Un thème commun aux considérations d’ordre humanitaire prévues par la LIPR concerne la nécessité de lier les mesures d’ordre humanitaire à une certaine forme de difficulté grave à corriger, à des bouleversements qui sont plus contraignants que les conséquences normales d’un renvoi du Canada et qu’il faut soulager.

[Renvois omis; non souligné dans l’original; Tefera, au para 46.]

[35] Après avoir cité ce passage, la SAI a conclu que « la situation de l’appelante n’atteint pas le niveau d’exception énoncé dans la décision Tefera », et a donc rejeté l’appel.

[36] Comme je l’ai déjà mentionné, adopter l’obligation de satisfaire au « niveau d’exception énoncé dans la décision Tefera », une affaire mettant en cause une « différence colossale » quant à l’obligation de résidence, est intrinsèquement incompatible avec l’approche énoncée par la SAI au début de ses motifs, selon laquelle les considérations d’ordre humanitaire de Mme Rahbarnia « ne d[evaient] pas être aussi important[es] qu’il[s] pourrai[ent] l’être si l’appelante avait été effectivement présente au Canada pendant un nombre de jours moins élevé ou si elle n’avait pas du tout été effectivement présente du tout au Canada ». De plus, dans sa conclusion, la SAI ne fait pas que simplement utiliser le terme « exceptionnel » pour décrire la nature de la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Elle impose plutôt un critère ou une norme voulant qu’un certain « niveau d’exception » soit satisfait pour justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. À mon avis, l’imposition d’une telle norme est incompatible avec l’approche concernant la dispense pour considérations d’ordre humanitaires qu’a prévue la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy : Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 au para 21; Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 aux para 22, 23. Cette norme ne s’applique particulièrement pas en l’espèce, car elle entraînerait l’application du même « niveau d’exception » dans toutes les affaires relatives à l’obligation de résidence, quelle que soit l’ampleur du manquement.

[37] Je suis convaincu que les erreurs qui précèdent sont suffisamment graves pour que la décision de la SAI ne puisse pas être considérée comme satisfaisant aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence requises pour une décision raisonnable : Vavilov, au para 100. La décision de la SAI doit être annulée, et l’appel interjeté par Mme Rahbarnia contre sa mesure de renvoi doit être renvoyé pour nouvelle décision.

IV. Conclusion

[38] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-460-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’appel interjeté par Farah Rahbarnia contre sa mesure de renvoi est renvoyé à la Section d’appel de l’immigration pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-460-20

 

INTITULÉ :

FARAH RAHBARNIA c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 25 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Rashid Khandaker

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rashid Khandaker

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.