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Date : 20220406


Dossier : IMM-5571-20

Référence : 2022 CF 491

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 avril 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

TENNESHA ROCKHELL LAWRENCE-HAMMOND

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Tennesha Rockhell Lawrence-Hammond [la demanderesse] est une citoyenne de la Jamaïque. Elle a deux enfants, qui sont nés au Canada en 2009 et en 2015. L’époux de la demanderesse vit en Jamaïque, où il travaille à titre d’ingénieur pour une compagnie aérienne.

[2] La demanderesse et son époux ont tenté sans succès d’immigrer au Canada par des voies économiques en se fondant sur l’emploi de l’époux en Jamaïque. En 2008, ce dernier a présenté une demande au titre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral). Sa demande a toutefois été annulée lorsque le gouvernement du Canada a mis fin au programme. Dans sa lettre de soutien, il a expliqué qu’il avait essayé de présenter une nouvelle demande au moyen d’Entrée express, mais qu’il n’avait pas assez de points.

[3] En 2017, la demanderesse a présenté une demande de permis de travail et une demande de permis d’études, lesquelles ont été rejetées.

[4] La demanderesse a passé du temps au Canada depuis 2007, toujours en vertu de visas de résidence temporaire. Au cours de la même période, elle a également passé beaucoup de temps en Jamaïque. Ses enfants fréquentent l’école au Canada, et l’aîné pratique des sports et joue de la musique. La demanderesse et ses enfants sont actifs au sein de leur église, et elle enseigne la pastorale aux enfants depuis 2016. Le père de la demanderesse est un résident permanent du Canada, et elle a deux sœurs qui sont citoyennes canadiennes. Elle a également une grande famille élargie au Canada. La demanderesse habite avec ses enfants chez sa tante canadienne. Elle détient un visa canadien pour entrées multiples valide jusqu’en 2025.

[5] En juillet 2018, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour laquelle elle a présenté des observations additionnelles en septembre 2018 et en juillet 2019. En octobre 2020, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [l’agent] a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[6] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de rejeter cette demande. J’accueille la demande de contrôle judiciaire, car je conclus que l’agent a commis une erreur en entravant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et en faisant abstraction d’éléments de preuve.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[7] La demande soulève les deux questions suivantes : (1) L’agent a-t-il introduit de façon déraisonnable une norme juridique plus exigeante dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire en adoptant des critères rigoureux et arbitraires à respecter? (2) L’agent a-t-il effectué une analyse déraisonnable de l’intérêt supérieur des enfants canadiens de la demanderesse?

[8] Les parties conviennent que les questions en litige sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

[9] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Pour pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[10] La demanderesse soutient que l’agent l’a obligée à démontrer qu’elle n’était pas admissible à présenter une demande d’immigration par d’autres moyens, ce qui va à l’encontre des décisions Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 133 [Sidhu] au para 12, et Wardlaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 262 [Wardlaw] au para 36. Dans ces deux décisions, les juges Brown et Favel ont conclu que les agents avaient entravé l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en obligeant les demanderesses à démontrer leur inadmissibilité à présenter une demande par d’autres moyens. Ce faisant, la demanderesse en l’espèce fait valoir que l’agent a introduit une norme juridique plus exigeante que celle énoncée dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, et qu’il n’a pas fait preuve de compassion et de souplesse dans son analyse relative à l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, comme l’exige la Cour suprême.

[11] À mon avis, l’affaire Sidhu est particulièrement pertinente, puisque l’agent dans cette affaire et celui en l’espèce ont écrit des phrases identiques dans leur décision :

[traduction]
La preuve dont je dispose ne suffit pas à établir que la demanderesse ne serait pas en mesure de présenter une demande normalement. Même s’il peut être commode pour elle de rester au Canada et d’y présenter une demande de résidence permanente, les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne servent pas des fins de commodité, mais visent plutôt à accorder des mesures spéciales dans les cas qui le justifient, lorsque ces mesures ne peuvent pas être obtenues par les moyens normaux prévus par la loi.

[12] Le défendeur soutient que, lorsque le demandeur n’a pas épuisé toutes ses options dans le cadre des processus normaux d’immigration, l’agent peut raisonnablement conclure qu’il n’est pas nécessaire d’accorder une dispense exceptionnelle fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, puisque la jurisprudence établit de façon constante qu’une telle décision est de nature exceptionnelle et que la personne qui demande une telle dispense doit faire la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances qui sont de nature exceptionnelle par rapport à la situation d’autres demandeurs : Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 aux para 17‑20; Buitrago Rey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 852 au para 75; Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 au para 16.

[13] Le défendeur fait également valoir qu’il est possible d’effectuer une distinction entre la présente affaire et les décisions Sidhu et Wardlaw, car dans ces dernières, la Cour a conclu que l’agent avait commis d’autres erreurs susceptibles de contrôle.

[14] Les arguments du défendeur ne me convainquent pas. Dans la décision Sidhu, bien que le juge Brown ait relevé plusieurs autres erreurs dans les conclusions de fait tirées par l’agent, ces erreurs étaient distinctes de sa conclusion selon laquelle l’agent avait « entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en énonçant une proposition de droit inexacte » et n’y étaient aucunement liées. Après avoir cité un extrait des conclusions de l’agent concernant la « preuve [qui] ne suffit pas à établir que la demanderesse ne serait pas en mesure de présenter une demande normalement », le juge Brown a ajouté ce qui suit, au paragraphe 13 de la décision Sidhu :

[13] Voilà qui revient, à mon avis, à créer un critère trop strict. Mais de toute façon, même si pareille déclaration était valide, je me verrais contraint, en vertu des principes de la courtoisie judiciaire, d’adhérer à la récente décision Wardlaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 262, dans laquelle mon collègue, le juge Favel, déclarait au paragraphe 36 :

[36] À plusieurs endroits dans la décision, l’agente souligne que la demanderesse principale n’a pas prouvé son inadmissibilité à la catégorie des ECFC. Cependant, rien dans le libellé ou l’objet du paragraphe 25(1) ne prévoit une telle obligation. L’agente a plutôt imposé aux demandeurs un fardeau basé sur la politique contenue dans le guide d’IRCC. Elle a ainsi limité son pouvoir discrétionnaire en considérant le guide comme un cadre juridique contraignant. [Non souligné dans l’original.]

[15] Étant donné que, dans la décision en cause en l’espèce, l’agent a proposé dans des termes identiques un critère que la Cour avait déjà rejeté, je suis d’autant plus tenue par les principes de courtoisie d’accepter la décision dans l’affaire Sidhu et de conclure que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en imposant cette même obligation à la demanderesse.

[16] Bien que la décision Sidhu n’ait pas été abondamment commentée dans la jurisprudence, elle a été mentionnée en passant dans la décision Ram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 210 au para 23. De plus, la décision Wardlaw a été suivie dans la décision Rocha v Canada (Citizenship and Immigration), 2020 FC 84 au para 35. Dans la décision Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 715 au para 9, le juge Martineau a suivi un raisonnement semblable pour conclure que l’agent avait commis une erreur en proposant d’autres moyens d’immigrer « sans connaître leurs exigences sur le plan des faits et de la loi ». Je suis d’avis que ces décisions appuient l’argument de la demanderesse concernant le fait que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[17] Par ailleurs, dans la présente demande, l’agent disposait d’éléments de preuve démontrant que la demanderesse avait essayé d’immigrer par d’autres moyens, sans succès, mais ces éléments de preuve n’ont pas été examinés dans la décision.

[18] Je suis particulièrement d’accord avec l’observation de la demanderesse selon laquelle l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve présentés dans la lettre de son époux. Dans cette lettre, ce dernier indiquait qu’il avait essayé d’être admissible à l’un des programmes gérés par Entrée express, mais qu’il n’avait pas suffisamment de points. De plus, des éléments de preuve montraient que la demanderesse avait essayé sans succès de demander un permis d’études. L’agent n’a pas mentionné ces éléments de preuve dans sa décision. Il n’a plutôt que renvoyé à une lettre fournie par un député, dans laquelle ce dernier laissait entendre que l’époux de la demanderesse pourrait être admissible à l’un des programmes gérés par Entrée express en raison de ses études et de ses compétences. La demanderesse soutient, et je suis d’accord avec elle, que l’agent n’a pas examiné les éléments de preuve contradictoires, ce qui va à l’encontre des décisions Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), et Sernicula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 389 au para 31, et rend la décision déraisonnable.

[19] À l’audience, le défendeur a fait valoir que, dans sa lettre, l’époux de la demanderesse a affirmé que ses échecs passés à obtenir le statut de résident permanent [traduction] « ne [les] avaient pas dissuadés de poursuivre [leurs] efforts » et que l’agent a raisonnablement conclu que la demanderesse et son époux tenteraient de nouveau de régulariser leur statut à l’avenir.

[20] Je ne souscris pas à cet argument. Comme la décision ne renvoyait même pas à la lettre de l’époux, tout argument de la part du défendeur visant à suggérer comment l’agent a pu interpréter la lettre est hypothétique et revient à renforcer les motifs de la décision après coup.

[21] Pour ce seul motif, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision. Je n’ai pas à examiner les autres arguments soulevés par la demanderesse.

IV. Conclusion

[22] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[23] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5571-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5571-20

 

INTITULÉ :

TENNESHA ROCKHELL LAWRENCE-HAMMOND c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER MARS 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Samuel Plett

Desloges Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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