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Date : 20220509


Dossier : IMM-3804-21

Référence : 2022 CF 678

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

TAKHAR, Balraj Singh

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Le contexte

[1] Le demandeur, Balraj Singh Takhar, un citoyen de l’Inde âgé de 61 ans, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 1er juin 2021, par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande de résidence principale fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; il cherchait à être dispensé de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. L’agent a estimé que les facteurs invoqués ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une telle dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. En raison de l’insuffisance de la preuve, il a accordé un poids modéré à l’établissement de M. Takhar au Canada et très peu de poids aux facteurs liés aux difficultés, y compris ceux liés à la situation défavorable dans le pays. Au bout du compte, il a conclu que les considérations d’ordre humanitaire exposées par M. Takhar ne justifiaient pas de le dispenser de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente au Canada depuis l’étranger.

[2] La présente demande, la sixième que M. Takhar dépose depuis son arrivée au Canada, est la dernière d’une longue série de demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire qui ont toutes été rejetées. M. Takhar est né dans un petit village agricole du Pendjab, dans le nord de l’Inde. Il a présenté une première demande de résidence permanente depuis l’étranger à titre de membre de la catégorie du regroupement familial à la fin des années 1990, à peu près au même moment où sa sœur – citoyenne canadienne depuis 1989 établie à Surrey, en Colombie-Britannique (C.-B.) – a parrainé leurs parents pour qu’ils viennent au Canada. Les parents de M. Takhar ont réussi à venir au Canada, mais celui-ci n’a pas eu autant de chance, et son appel devant la Section d’appel de l’immigration a été rejeté en novembre 1999. Plus tard l’année suivante, en octobre 2000, M. Takhar est venu au Canada et a demandé l’asile. Malgré le fait que ses parents et sa sœur qui les avait parrainés étaient établis à Surrey (C.-B.), il a décidé de s’installer à Montréal, près de son autre sœur, qui est également citoyenne canadienne et qui vit au pays depuis 1996. Il a obtenu un permis de travail au début de 2001.

[3] La demande d’asile de M. Takhar a été rejetée en novembre 2001; elle n’a pas été jugée crédible, et l’affaire n’a pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire. En juin 2007, M. Takhar a présenté la première de ses demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée en novembre 2007. Il a vécu au Québec jusqu’en décembre 2010, moment où il a déménagé à Surrey (C.-B.) pour rejoindre sa famille (je souligne que le dossier contient des renseignements contradictoires concernant le fait qu’il aurait quitté le Canada durant une courte période et serait revenu en 2003, mais ces renseignements ne sont pas pertinents dans le cadre de la présente demande). Après son déménagement à Surrey (C.-B.), il a présenté une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en juin 2011 et il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi en janvier 2012; ces deux demandes ont été rejetées en octobre 2012. Il a ensuite présenté ses troisième et quatrième demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en 2012 et 2014, demandes qui ont toutes deux été rejetées.

[4] En 2011, l’épouse de M. Takhar avec laquelle il a eu ses deux fils – qui sont nés en 1993 et en 1996 – est décédée d’un cancer; elle vivait alors en Inde. M. Takhar était au beau milieu de ses démarches pour tenter de rester au Canada et, pour une raison quelconque, il n’a pas pu retourner en Inde. Il a indiqué qu’après le décès de son épouse, sa mère se rendait en Inde et y passait quelques mois à la fois pour s’occuper des garçons, qui avaient alors 18 et 15 ans. Il est demeuré propriétaire de la ferme familiale en Inde, où l’un de ses fils vit toujours. En avril 2013, il a présenté une autre demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial en tant qu’époux (CF1), parrainée cette fois par sa troisième épouse. Cette demande a cependant été retirée par la répondante en raison de leur divorce.

[5] En 2018, après avoir passé huit ans à Surrey, M. Takhar est retourné à Montréal, cette fois accompagné de ses parents. Ensemble, ils ont acheté une maison dans une banlieue de Montréal, où ils vivent toujours. Cette maison se situe près du domicile de l’autre sœur de M. Takhar, qui est citoyenne canadienne et qui vit au pays depuis 1996. En juin 2019, M. Takhar a présenté une cinquième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée en mai 2020. L’affaire dont je suis saisi concerne la sixième demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que M. Takhar a présentée le 10 février 2021. Il fait l’objet d’une mesure de renvoi depuis le 12 décembre 2019.

[6] Depuis son retour à Montréal en 2018, M. Takhar est le principal aidant de ses parents, avec qui il vit depuis qu’ils ont acheté une maison ensemble. Il les accompagne à leurs rendez-vous médicaux parce qu’ils ne conduisent pas; il agit comme interprète parce que leurs compétences en anglais sont limitées; il leur donne leurs médicaments et les aide en ce qui concerne leurs besoins médicaux; il fait toutes leurs courses et leurs tâches ménagères. Sa sœur qui vit à Surrey (C.-B.) et qui a parrainé leurs parents pour qu’ils viennent au Canada en 1998 est maintenant veuve et elle a trois enfants. Elle affirme qu’elle ne peut pas s’occuper de leurs parents. Son autre sœur qui vit à Montréal avec son époux, ses deux enfants et son beau-père affirme elle aussi ne pas pouvoir s’occuper de leurs parents. Ses deux fils vivent à l’extérieur du Canada. L’un vit sur la ferme familiale en Inde et espère rejoindre son épouse qui étudie au Canada et détient un permis de travail; l’autre vit en Nouvelle-Zélande.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[7] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par M. Takhar repose sur son établissement au Canada, sur les difficultés et sur la situation défavorable en Inde. À l’appui de sa demande, M. Takhar a présenté des avis de cotisation; des relevés bancaires; plusieurs lettres d’appui de la part de membres de sa famille, d’amis et de voisins; des lettres d’emploi; et des lettres de recommandation liées à son travail bénévole. L’agent a conclu que les considérations d’ordre humanitaire invoquées par M. Takhar ne suffisaient pas à justifier une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[8] En ce qui concerne l’établissement de M. Takhar au Canada, l’agent a accordé un poids modéré au rôle de principal aidant que jouait celui-ci auprès de ses parents et il a accordé un certain poids au fait que ses sœurs vivaient au Canada, à sa stabilité financière au Canada, à ses solides antécédents professionnels et au travail bénévole qu’il accomplissait dans sa communauté. Cependant, l’agent n’a accordé aucun poids à la possibilité que le fils de M. Takhar rejoigne son épouse au Canada puisque celle-ci ne détenait qu’un permis de travail temporaire sans garantie de pouvoir rester au Canada et que le projet du fils de M. Takhar de venir s’établir au Canada était purement hypothétique. Bien qu’il ait accordé un poids modéré aux facteurs liés à l’établissement de M. Takhar, l’agent a souligné que celui-ci entretenait toujours des liens étroits avec l’Inde. Il a précisé que M. Takhar avait passé la majeure partie de sa vie en Inde, où il avait terminé ses études avant de venir au Canada à l’âge de 39 ans, qu’un de ses fils vivait toujours en Inde et s’occupait de la ferme familiale et qu’il connaissait toujours très bien la langue et la culture de l’Inde puisqu’il faisait partie de la communauté sikhe au Canada. En définitive, l’agent a conclu que M. Takhar entretenait, selon toute vraisemblance, des liens plus étroits avec l’Inde qu’avec le Canada.

[9] Lorsqu’il a évalué les difficultés auxquelles M. Takhar serait confronté s’il devait retourner en Inde, l’agent a tenu compte du rôle de principal aidant que jouait celui-ci auprès de ses parents âgés; selon M. Takhar, sans son aide, ses parents risqueraient de dépendre de l’aide gouvernementale. L’agent a pris acte du rôle et des responsabilités que M. Takhar assumait auprès de ses parents, mais il a conclu que si celui-ci devait retourner en Inde, ses parents pourraient toujours compter sur le soutien émotionnel et physique de leurs deux filles, de leurs cinq petits-enfants, de leurs amis et des membres de leur communauté au Canada. L’agent a reconnu qu’il serait difficile pour les deux sœurs de M. Takhar de prendre la relève de celui-ci auprès de leurs parents, mais il a estimé qu’il était raisonnable de penser que les autres membres de la famille et les amis pourraient répondre à tout besoin éventuel en matière de soins, limitant ainsi les difficultés que subirait M. Takhar. De plus, l’agent a tenu compte du fait qu’un des fils de M. Takhar vivait en Inde, il a jugé que la preuve ne suffisait pas à établir que les membres de la famille de M. Takhar ne pourraient pas lui rendre visite en Inde et il a estimé que celui-ci pourrait continuer à communiquer avec les membres de sa famille au Canada grâce aux outils de communication en ligne. L’agent n’a accordé aucun poids à l’allégation de M. Takhar selon laquelle il lui serait difficile de réintégrer la société indienne puisque celui-ci n’avait fourni aucun élément de preuve montrant qu’il subirait des conséquences négatives. L’agent a conclu que M. Takhar serait toujours habitué à la vie en Inde puisqu’il était né et avait vécu la majeure partie de sa vie dans ce pays, qu’il avait la citoyenneté indienne et que c’était dans ce pays qu’il avait appris sa langue maternelle. Enfin, l’agent a accordé très peu de poids à l’allégation de M. Takhar selon laquelle il se retrouverait au chômage en Inde en raison de son âge et du fait qu’il venait d’une région rurale. L’agent a conclu que, mis à part l’âge de M. Takhar, rien dans les éléments de preuve présentés par celui-ci ne donnait à penser qu’il aurait de la difficulté à trouver un emploi en Inde. Par ailleurs, l’agent a souligné que M. Takhar pourrait toujours tirer un revenu de la ferme familiale.

[10] En ce qui concerne la situation défavorable dans le pays, l’agent a tenu compte du profil de M. Takhar en tant que Sikh ayant déjà été pris pour cible par la police indienne dans le passé. Cependant, il a conclu que M. Takhar n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir un lien entre la situation générale des Sikhs en Inde et sa situation personnelle. Il a aussi conclu que M. Takhar n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve qui démontraient que la police le prendrait de nouveau pour cible dans l’avenir.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[11] La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si le refus de l’agent d’accorder la résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire était raisonnable.

[12] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable pour juger du bien-fondé d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 44).

[13] Une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est accordée dans des circonstances exceptionnelles; par conséquent, une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est hautement discrétionnaire et commande la retenue (Kanthasamy, au para 111; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La Cour doit être convaincue que « [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Elle doit s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55).

IV. Analyse

A. L’établissement

[14] En ce qui concerne les facteurs liés à l’établissement, M. Takhar soutient que la décision est déraisonnable pour les raisons suivantes :

  1. Bien que les membres de sa famille aient tous rédigé des lettres détaillées attestant leur relation avec lui, l’agent n’a pas analysé correctement l’étroitesse des liens qui l’unissaient aux différents membres de sa famille au Canada, à l’exception de celui qui l’unissait à sa sœur établie à Montréal et à qui, comme l’a reconnu l’agent, il [traduction] « rendait fréquemment visite ».

  2. L’agent n’a accordé aucun poids au fait que sa bru vivait au Canada et que son fils projetait de la rejoindre, et ce, même s’il avait affirmé que, selon toute vraisemblance, son fils rejoindrait son épouse en Ontario dans un avenir rapproché.

  3. L’agent a déraisonnablement conclu que ses parents seraient en mesure de gérer, tant financièrement que physiquement, la propriété qu’ils partageaient à Montréal.

  4. L’agent a déraisonnablement conclu qu’il entretenait, selon toute vraisemblance, des liens plus étroits avec l’Inde qu’avec le Canada.

[15] Je ne puis être d’accord avec M. Takhar.

[16] L’agent a pleinement pris en compte la relation qu’entretenait M. Takhar avec ses parents et ses sœurs, ainsi que le rôle d’aidant que jouait celui-ci auprès de ses parents. Selon les lettres d’appui, la nature ou la qualité de la relation entre M. Takhar et ses parents et ses sœurs reposait sur le rôle d’aidant qu’il jouait auprès de ses parents. Dans sa lettre, la sœur de M. Takhar établie à Surrey donnait davantage de détails, faisant notamment mention des problèmes qu’il avait rencontrés, en particulier à la suite du décès de sa première épouse. Cependant, elle ne donnait que peu de détails sur la qualité de sa relation avec son frère, outre le fait que celui-ci aidait leurs parents. Rien ne m’indique quels autres éléments de la relation entre M. Takhar et ses parents et ses sœurs l’agent aurait omis de prendre en compte au vu de la preuve dont il disposait. De plus, même si l’agent n’a pas mentionné, dans sa décision, chacune des lettres rédigées par les membres de la famille de M. Takhar, il a manifestement tenu compte des liens familiaux de celui-ci au Canada. Il n’était pas tenu de mentionner et d’aborder explicitement, dans sa décision, chacun des éléments de preuve présentés par le demandeur, et il est présumé avoir examiné l’ensemble de la preuve (Palumbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 706 au para 13, citant Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF)).

[17] M. Takhar s’appuie sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire Majkowski c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 582 [Majkowski], pour affirmer qu’un agent d’immigration ne peut rejeter l’élément central sur lequel repose une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en l’espèce l’âge avancé et la santé déclinante de ses parents. J’admets l’observation de M. Takhar selon laquelle sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire reposait principalement sur le fait que ses parents vieillissaient et que leur santé se détériorait. Toutefois, cette question a été directement analysée dans la décision de l’agent, lequel a accordé un poids modéré au rôle de principal aidant joué par M. Takhar, en particulier compte tenu de la preuve présentée par les sœurs de celui-ci selon laquelle elles seraient prétendument incapables d’aider à prendre soin de leurs parents. Hormis le fait que, dans la décision Majkowski, la question en litige portait sur l’âge avancé et l’état de santé du demandeur, et non sur l’âge et la santé de ses parents, il n’en demeure pas moins que les besoins des parents de M. Takhar étaient au premier plan dans l’esprit de l’agent; M. Takhar aurait simplement préféré que l’agent accorde davantage de poids à son rôle d’aidant auprès de ses parents de façon à justifier l’octroi de la dispense demandée. L’agent a accordé à cet élément le poids approprié compte tenu des circonstances et des autres possibilités qui s’offraient à la famille, et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve. Je ne vois rien de déraisonnable dans l’évaluation faite par l’agent.

[18] De plus, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « il [était] raisonnable de dire que les parents [pouvaient] s’occuper de la propriété commune sans le demandeur » et que [traduction] « [m]is à part leur âge, rien n’indiqu[ait] que les parents du demandeur ne seraient pas en mesure de gérer, tant financièrement que physiquement, leur propriété commune ». Abstraction faite de la sagesse dont a fait preuve M. Takhar en achetant conjointement une propriété avec ses parents lorsqu’il a quitté Surrey (C.-B.) pour retourner à Montréal en 2018 compte tenu de son statut d’immigration précaire, je comprends son père lorsqu’il affirme qu’il ne peut plus faire les mêmes choses qu’avant et qu’avec l’âge, ses forces sont devenues limitées. Je comprends aussi la mère de M. Takhar lorsqu’elle affirme que celui-ci fait l’épicerie, les courses et l’entretien ménager. Cependant, rien dans la preuve ne donne à penser que ces tâches ne pourraient pas être effectuées par les parents de M. Takhar ou par leur fille qui vit à Montréal. À cet égard, la sœur de M. Takhar, qui vit à environ sept kilomètres, a écrit une lettre d’appui pour son frère, dans laquelle elle a déclaré ce qui suit : [traduction] « Ce serait très difficile si [mon frère] devait retourner en Inde. J’ai mes propres responsabilités et, même si j’essaie de leur rendre visite toutes les deux semaines, il me serait très difficile de leur apporter autant d’aide qu’il le fait. [...] Je ne sais pas ce qu’ils feraient s’il devait retourner en Inde. » La sœur n’a pas précisé à quel point sa vie était mouvementée à l’époque ni pourquoi il lui serait difficile de s’occuper de ses propres parents, qui vivent à proximité. Je n’oublie pas non plus que c’est la sœur de M. Takhar établie à Surrey qui a parrainé leurs parents pour qu’ils viennent au Canada en 1998 et qui a choisi d’assumer les obligations qui en découlaient. Il ne fait aucun doute qu’il est pratique pour tout le monde que M. Takhar soit le principal aidant de ses parents, et j’admets que le niveau de soins que sa sœur pourrait offrir ne serait pas le même que celui qu’offre M. Takhar, qui vit dans la même maison que ses parents vieillissants, mais la distance entre le domicile de ceux-ci et celui de la sœur de M. Takhar n’est que de quelques kilomètres. Sans plus qu’une simple déclaration de la sœur établie à Montréal, énoncée ci-dessus, et sans aucune indication quant aux raisons pour lesquelles les parents ne pourraient pas retourner vivre avec leur fille à Surrey dans l’éventualité où ils auraient réellement besoin de soins quotidiens, je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de l’agent.

[19] Je ne vois rien de déraisonnable non plus dans le fait que l’agent n’ait accordé aucun poids à la relation de M. Takhar avec sa bru ni au projet de son fils de déménager au Canada :

[traduction]
La bru du demandeur, MANPREET KAUR, vit à Oshawa, en Ontario, depuis août 2018 et elle détient un visa de résident temporaire. Elle est mariée au fils du demandeur, DILPREET SINGH TAKHAR, qui vit actuellement en Inde. Le demandeur indique que son fils espère rejoindre son épouse au Canada dans l’avenir. Bien que la bru du demandeur vive actuellement au Canada et que son fils projette de vivre au Canada dans l’avenir, cela ne peut pas être considéré comme un facteur en ce qui concerne les liens familiaux du demandeur au Canada puisque le visa que détient actuellement sa bru est temporaire et que le souhait de son fils de venir au Canada est hypothétique. Je n’accorde donc aucun poids à ce facteur.

[Non souligné dans l’original.]

[20] L’agent était en droit de conclure qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte, dans son évaluation de l’établissement de M. Takhar au Canada, du statut temporaire de la bru de celui-ci au pays (Vavilov, aux para 125-126; Douglas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 703 au para 42). Quoi qu’il en soit, même si M. Takhar estime que ce facteur est [traduction] « hautement pertinent », il n’appartient pas à la Cour de décider si un poids suffisant a été accordé à chaque facteur. De plus, c’est à juste titre que l’agent a refusé de se fonder sur des conjectures, c’est-à-dire sur le fait que la bru et le fils de M. Takhar pourraient, un jour, obtenir le statut de résident permanent (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Satiacum, [1989] ACF no 505 (CAF)).

[21] Enfin, M. Takhar conteste la conclusion de l’agent selon laquelle il entretient toujours des liens étroits avec l’Inde. Selon lui, la conclusion de l’agent n’est pas étayée par la preuve, laquelle montre qu’il n’a pas vécu en Inde depuis des années, que 11 membres de sa famille vivent au Canada et que son fils projette de déménager bientôt au Canada. Cependant, il incombait à M. Takhar de convaincre l’agent qu’il n’entretenait pas de liens avec l’Inde, et l’agent avait déjà conclu que le projet de son fils de déménager au Canada était, au mieux, hypothétique. Je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de l’agent.

B. Les difficultés

[22] M. Takhar soutient que l’agent a minimisé les difficultés auxquelles ses parents seraient confrontés s’il devait retourner en Inde, qu’il n’a pas tenu compte de l’âge avancé de ses parents (Majkowski) et qu’il a fait abstraction de la preuve montrant que ses sœurs ne seraient pas en mesure d’apporter à leurs parents l’aide dont ils ont besoin. Je ne puis être d’accord avec M. Takhar puisqu’il semble confondre les difficultés auxquelles il risquerait d’être lui-même confronté s’il devait retourner en Inde avec les difficultés auxquelles les membres de sa famille au Canada seraient confrontés s’il n’était plus là pour agir comme principal aidant auprès de ses parents. Il ne fait aucun doute que les difficultés auxquelles sont confrontés les membres de la famille peuvent, dans certaines circonstances, jouer un rôle dans l’évaluation des difficultés (Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511; Hosrom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 365 [Hosrom]). Cependant, comme l’a clairement déclaré le juge Little dans la décision Hosrom, ce sont les considérations d’ordre humanitaire qui touchent le demandeur qui sont au cœur de la demande; bien que les difficultés auxquelles un membre de la famille peut être confronté (soit le répondant dans cette affaire) puissent être pertinentes dans le cadre de l’évaluation des difficultés réalisée par le ministre dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elles ne sont prises en compte que dans la mesure où elles peuvent avoir une incidence sur le demandeur (Hosrom, au para 63). En l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’agent a fait abstraction des difficultés auxquelles les parents de M. Takhar pourraient être confrontés si celui-ci devait retourner en Inde; en fait, l’agent a expressément abordé la question. Ce que la preuve ne démontre pas c’est l’incidence qu’auraient ces difficultés sur M. Takhar, et en l’absence de preuve contraire, il n’était pas déraisonnable pour l’agent de souligner qu’étant donné la présence d’autres membres de la famille et d’amis au Canada pouvant contribuer à apporter un soutien émotionnel et physique aux parents de M. Takhar, les difficultés auxquelles celui-ci serait confronté s’il devait retourner en Inde ne seraient rien de plus que les conséquences normales de son renvoi (Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163 au para 19).

[23] M. Takhar soutient aussi que l’agent a commis une erreur en considérant que les membres de sa famille pourraient lui rendre visite en Inde et en laissant entendre que les outils de communication en ligne constituaient une façon acceptable d’atténuer les difficultés liées à la séparation physique d’avec sa famille au Canada. Il ajoute que [traduction] « l’agent [n’a fourni] aucun élément de preuve pour étayer son opinion selon laquelle la vidéoconférence rempla[çait] convenablement le fait de se trouver physiquement au même endroit que ses amis et les membres de sa famille ». Il incombe au demandeur d’établir qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée, et M. Takhar n’a fourni aucune preuve montrant que les membres de sa famille ne pourraient pas lui rendre visite en Inde ou qu’ils ne seraient pas en mesure de communiquer par téléphone ou par vidéoconférence. La Cour suprême du Canada a reconnu que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés », mais que cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au para 23).

[24] Enfin, M. Takhar soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle il n’avait pas démontré qu’il subirait des conséquences négatives s’il devait retourner en Inde est déraisonnable compte tenu des éléments de preuve fournis concernant le taux de chômage élevé en Inde, son âge et le fait que sa ferme n’était pas rentable. Il fait valoir que rien n’indique qu’il pourrait de nouveau travailler comme agriculteur ou qu’il pourrait trouver un autre emploi à 61 ans. En outre, puisque que son fils qui vit en Inde avait déclaré qu’il lui apportait une aide financière, l’agent aurait dû conclure que les profits de la ferme ne lui permettraient pas de subvenir à ses besoins dans l’avenir. Cependant, c’est au demandeur qu’il incombe d’établir qu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée (Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 366 au para 25, citant Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 45). M. Takhar n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour s’acquitter de ce fardeau, comme des éléments de preuve démontrant l’absence de profits réalisés par la ferme, son incapacité à exécuter les tâches nécessaires à l’exploitation de la ferme ou son incapacité à vendre la ferme et à trouver un autre emploi.

C. La situation défavorable dans le pays

[25] Pour finir, M. Takhar soutient que, compte tenu de la preuve concernant son militantisme politique passé en tant que Sikh, l’agent a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve à l’appui des facteurs invoqués concernant les difficultés liées à la situation défavorable en Inde. L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
Le demandeur prétend qu’il pourrait être victime de brutalité policière et de corruption puisqu’il a déjà été ciblé dans le passé. Il affirme craindre d’être victime d’extorsion, d’être incarcéré ou de subir d’autres mauvais traitements aux mains de la police indienne. Je souligne que le demandeur a déjà été pris pour cible par la police dans le passé et qu’il est théoriquement possible qu’il le soit de nouveau dans l’avenir, mais rien ne donne à penser qu’il est plus susceptible de se retrouver dans une telle situation que n’importe quelle autre personne en Inde. De plus, le fils du demandeur vit actuellement en Inde et ses parents se sont rendus dans le pays régulièrement. Rien n’indique que le fils ou les parents du demandeur aient subi de mauvais traitements aux mains de la police. Par conséquent, j’accorde peu de poids à ce facteur.

[Non souligné dans l’original.]

[26] M. Takhar n’a présenté aucun élément de preuve qui montrait que la police indienne le cherchait toujours; il n’a pas réussi à établir de lien entre la situation générale des Sikhs en Inde et sa situation personnelle (Uwase c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 515 aux para 41-43).

[27] Dans l’ensemble, M. Takhar affirme que l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve importants dans son évaluation des facteurs. L’agent a examiné et soupesé les éléments de preuve avant de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par M. Takhar; je suis d’avis que celui-ci n’est tout simplement pas d’accord avec le poids accordé aux facteurs par l’agent. Il n’appartient toutefois pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur. Je conclus donc que la décision n’a rien de déraisonnable.

V. Conclusion

[28] Dans les observations écrites présentées à l’appui de la dernière demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de M. Takhar, ses avocats de l’époque ont demandé à l’agent [traduction] « [d’]étudier cette 6e demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avec un regard neuf, car [M. Takhar] présent[ait] une nouvelle preuve convaincante qui justifi[ait] de faire une nouvelle analyse de sa demande et de lui accorder la résidence permanente » [caractères gras dans l’original]. Au début de l’audience, j’ai demandé à l’avocate de M. Takhar de désigner précisément cette nouvelle preuve qui avait été présentée et qui, vraisemblablement, ne faisait partie d’aucune des demandes précédentes. L’avocate m’a informé qu’elle avait récemment été engagée, qu’elle n’avait pas participé à la préparation des observations et qu’elle n’avait pas avec elle les demandes précédentes, de sorte qu’elle ne pouvait renvoyer à aucune [traduction] « nouvelle preuve convaincante ». Cependant, elle a soutenu que la décision de l’agent devait être maintenue ou annulée selon son bien-fondé, peu importe les observations antérieures. Cette affirmation est techniquement exacte; toutefois, les décisions relatives à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne sont pas rendues isolément, et les antécédents d’un demandeur en matière d’immigration sont pertinents. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, lorsqu’il s’agit de déterminer, par exemple, si les difficultés doivent être considérées comme inhabituelles, injustifiées ou démesurées dans le contexte d’une longue série de demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ayant toutes été rejetées, il est préférable pour un demandeur de démontrer les raisons pour lesquelles sa demande devrait être accueillie cette fois-ci.

[29] Cela dit, je compatis énormément à la situation de M. Takhar et je comprends tout à fait sa mère lorsqu’elle déclare, dans sa lettre d’appui, que les membres de la famille [traduction] « voulaient s’assurer qu’[il] reste au Canada, de sorte que le gouvernement puisse constater qu’[il avait] à cœur de prouver sa loyauté et son respect à l’égard du processus d’immigration ». Mis à part le fait que la présentation incessante de demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire a plutôt montré un manque de respect à l’égard du processus d’immigration canadien, j’ai été touché par les nombreuses lettres d’appui des amis et des membres de la famille de M. Takhar attestant son excellente moralité. M. Takhar pourrait sans doute, un jour, devenir un bon citoyen canadien; toutefois, la réalité est que sa situation, bien que digne d’empathie, n’en est pas une qui serait, compte tenu du rejet répété de ses nombreuses demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, « de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 à la p 364), ce qui justifierait une dispense de l’application de la Loi.

[30] Dans les circonstances, compte tenu de la décision de l’agent en elle-même, que j’y souscrive ou non, je n’ai pas été convaincu qu’elle était déraisonnable. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3804-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3804-21

 

INTITULÉ :

TAKHAR, Balraj Singh c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Annabel E. Busbridge

Pour le demandeur

Lisa Maziade

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bertrand Deslauriers, Avocats, Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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