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Date : 20220510


Dossier : IMM-5434-20

Référence : 2022 CF 692

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 mai 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

BALBIR SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) à New Delhi a rejeté sa demande de permis de travail. À la fin de l’audience relative à la présente demande, qui s’est tenue le 9 mai 2022, j’ai fait droit à la demande de contrôle judiciaire, fourni une brève justification et mentionné que des motifs écrits suivraient sous peu. Pour les motifs détaillés ci‑après, je conclus que la décision est déraisonnable et j’accueille la demande.

I. Le contexte

[2] Le demandeur est un citoyen de l’Inde âgé de 56 ans qui réside actuellement à New Delhi avec son épouse des 25 dernières années. Il a été résident temporaire du Canada de mai 2018 à mai 2020. Il est entré au Canada pour la première fois en 2018 en tant que visiteur. Lorsque Xpro Transport Ltée. (Xpro), une entreprise de camionnage basée à Delta, en Colombie‑Britannique, a obtenu une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable pour les conducteurs de camion sur long parcours, le demandeur a fait un aller-retour au poste frontalier et a obtenu un permis de travail pour une période de deux ans, soit de mars 2018 à mars 2020 (pour une description du concept d’aller-retour, voir Paranych c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 158 au para 5).

[3] Le demandeur a ensuite travaillé pour Xpro en tant que conducteur de camions sur long parcours de mai 2018 à janvier 2020, moment où il est retourné en Inde pour rendre visite à sa famille, notamment à son épouse. Son permis de travail a expiré alors qu’il était encore en Inde.

[4] Le 15 avril 2020, une autre entreprise de camionnage basée à Delta, SGL Trucking Ltd. (SGL), a obtenu une EIMT favorable qui lui permettrait d’embaucher le demandeur comme conducteur de camions sur long parcours pendant deux ans. Les tâches énumérées dans l’offre d’emploi de SGL comprenaient ce qui suit : conduire des camions de l’entreprise dans tout le Canada et aux États-Unis; effectuer des inspections des véhicules et des réparations en bord de route; veiller à la consignation des renseignements sur les cargaisons et à la tenue des journaux de bord; et communiquer avec le répartiteur de l’entreprise et les autres conducteurs.

[5] Croyant à tort qu’il pouvait demander un autre permis de travail au point d’entrée avec son EIMT favorable de SGL et un visa de résident temporaire valide — comme il l’avait fait auparavant à la frontière américaine lorsqu’il avait fait un aller-retour et reçu son premier permis de travail canadien — le demandeur s’est envolé pour le Canada, mais s’est vu refuser l’entrée et s’est fait conseiller de retourner en Inde et de demander un permis de travail afin d’obtenir la vignette officielle à insérer dans son passeport.

[6] Le demandeur a suivi ces instructions, est immédiatement retourné en Inde et a présenté une nouvelle demande de permis afin de pouvoir travailler comme conducteur de camions sur long parcours pour SGL, conformément à l’EIMT. Dans sa demande, il a mentionné son expérience antérieure en tant que conducteur de camions sur long parcours de 2018 à 2020, et en tant que conducteur et opérateur d’équipement de construction au Qatar entre 1996 et 2017. Il a également joint des lettres de recommandation de ses anciens employeurs, qui détaillaient la nature de ses fonctions, ainsi qu’une photocopie de son permis de conduire de classe 1 de la Colombie‑Britannique, qui permet au titulaire de conduire n’importe quelle catégorie de véhicule (autre que les motocyclettes), y compris des semi-remorques.

[7] Dans une lettre datée du 14 octobre 2020, l’agent a rejeté la demande de permis de travail du demandeur au motif qu’il n’avait pas démontré i) qu’il pouvait exercer adéquatement l’emploi pour lequel le permis est demandé ou ii) qu’il quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence. Les notes versées au système mondial de gestion des cas (le SMGC), lesquelles font partie du dossier de décision, comprennent une entrée datée du 30 juillet 2020, qui explique le raisonnement derrière ces deux motifs de refus :

[traduction]
Demande examinée. Homme marié postulant pour travailler comme conducteur de camions sur long parcours au Canada. A une épouse en Inde et deux fils au Canada. Le demandeur n’a pas d’emploi en Inde et n’y est pas bien établi. Il n’a pas résidé en Inde depuis 1996, moment où il s’est rendu à Doha pour travailler. Il est entré au Canada en tant que visiteur et y est resté à ce titre pendant qu’il suivait une formation pour travailler comme conducteur de camions sur long parcours. Il a ensuite fait un aller‑retour au poste frontalier pour y obtenir un permis de travail d’une durée de deux ans. Ce permis de travail a expiré. Le demandeur a quitté le Canada pour se rendre en Inde et rendre visite à sa famille, puis il a tenté de revenir au Canada avec un visa de résidence temporaire (2020/07/30, BG00031) alors qu’il avait l’intention de travailler. Le demandeur a été autorisé à partir. Il n’a pas établi qu’il satisfaisait aux critères énoncés dans l’EIMT : aucune note du test du système international de tests de la langue anglaise [IELTS] n’a été fournie. Capacité linguistique non démontrée. Le demandeur n’est pas bien établi en Inde, car il n’y a pas travaillé ou vécu de manière permanente depuis 1996 environ. Il a des liens familiaux solides au Canada, notamment une sœur et sa famille ainsi que ses deux fils. Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas convaincu que le demandeur est un véritable travailleur temporaire qui partirait à la fin d’une période déterminée. La demande est rejetée.

II. Analyse

[8] La seule question est de savoir si la décision est raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99 [Vavilov]). J’estime qu’elle ne satisfait pas à la norme établie dans cet arrêt pour deux raisons.

A. La capacité du demandeur à effectuer le travail

[9] Premièrement, en ce qui concerne la conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas établi qu’il était capable d’exercer l’emploi visé, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents et n’a pas déterminé ni pris en compte le niveau d’anglais requis pour s’acquitter des fonctions de l’emploi.

[10] L’alinéa 200(3)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], est rédigé ainsi :

(3) Le permis de travail ne peut être délivré à l’étranger dans les cas suivants :

(3) An officer shall not issue a work permit to a foreign national if

a) l’agent a des motifs raisonnables de croire que l’étranger est incapable d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé;

(a) there are reasonable grounds to believe that the foreign national is unable to perform the work sought;

[11] La ligne directrice de la politique du défendeur intitulée « Travailleurs étrangers : Évaluation du respect des exigences linguistiques » (la Ligne directrice) indique que selon l’alinéa 200(3)a) du Règlement, les agents d’immigration ne doivent pas limiter leur évaluation des compétences linguistiques ni des exigences nécessaires à l’accomplissement du travail souhaité uniquement aux critères décrits dans l’EIMT. Les exigences linguistiques prévues dans l’EIMT doivent plutôt faire partie de l’évaluation de l’agent, qui peut également tenir compte d’autres facteurs, comme les modalités de l’offre de travail.

[12] Selon la Ligne directrice, les capacités linguistiques du demandeur peuvent être évaluées au moyen des résultats du test IELTS, mais lorsqu’un agent décide d’exiger une preuve de la capacité linguistique, il doit indiquer le niveau exact des compétences linguistiques nécessaires en faisant référence à l’EIMT ainsi qu’aux conditions de travail décrites dans l’offre d’emploi. Elle prévoit également que les « notes inscrites dans le système [SMGC] doivent indiquer clairement l’évaluation linguistique effectuée par l’agent et, dans les cas où la demande est rejetée, elles doivent présenter clairement l’analyse portant sur la manière dont le demandeur n’a pas réussi à convaincre l’agent qu’il serait capable d’effectuer le travail souhaité ».

[13] En l’espèce, la conclusion de l’agent semble avoir été entièrement fondée sur l’absence de résultats au test IELTS. Je constate que l’EIMT fait référence aux exigences linguistiques orales et écrites en anglais, même si elle ne fait mention d’aucun niveau de compétence en particulier. Toutefois, l’agent ne semble pas avoir pris en considération le fait que le demandeur avait déjà exercé avec succès le même travail que celui qu’il cherchait à accomplir au Canada pendant près de deux ans avant le dépôt de sa demande de permis de travail. La lettre de Xpro confirmait que le demandeur avait déjà effectué exactement le même travail pendant près de deux ans et qu’il avait assumé les mêmes responsabilités de conducteur de camions sur long parcours en Colombie‑Britannique, soit la même province que celle où il devait être basé selon la nouvelle EIMT.

[14] La Ligne directrice ne lie pas les agents, mais elle est utile à la Cour quant à l’évaluation que l’agent était censé effectuer. Le défendeur soutient essentiellement qu’il est raisonnable pour un agent de s’attendre à une preuve des compétences linguistiques en anglais lorsque ces compétences sont nécessaires pour exercer l’emploi (Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1548). J’en conviens, mais le Règlement porte sur l’exécution du travail et, comme le prévoit la Ligne directrice, un agent doit regarder au-delà de l’EIMT et tenir compte de la nature du travail lui‑même et du niveau précis de compétence linguistique requis, ce que l’agent n’a pas fait en l’espèce.

[15] L’agent aurait pu parvenir à la même conclusion malgré les éléments de preuve versés au dossier s’il avait justifié sa décision, entre autres s’il avait expliqué pourquoi le demandeur ne serait pas capable d’effectuer le travail énoncé dans l’EIMT. Comme l’agent n’a pas concilié sa conclusion avec les éléments de preuve clairs qui la contredisaient, notamment en ce qui concerne l’expérience de travail antérieure du demandeur, sa décision n’est pas justifiée et est donc déraisonnable (Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934).

B. Le départ du Canada à l’expiration du permis de travail

[16] Deuxièmement, en ce qui a trait à la conclusion de l’agent selon laquelle il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence (l’Inde), le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il a toujours respecté les exigences en matière d’immigration, et affirme qu’il s’est plutôt fondé uniquement sur son manque d’établissement en Inde et ses liens familiaux solides au Canada.

[17] Le défendeur rétorque que l’agent a renvoyé aux antécédents du demandeur en matière d’immigration et soutient que le demandeur invite donc la Cour à conclure que l’agent aurait dû favoriser la preuve du respect antérieur des règles d’immigration plutôt que la preuve selon laquelle il avait de fortes raisons de rester au Canada.

[18] Je ne suis pas de cet avis. Si l’agent avait évalué le respect par le demandeur des lois canadiennes en matière d’immigration, il lui aurait été loisible d’y accorder le poids qu’il voulait. Cependant, l’agent n’a pas effectué une telle analyse. La seule justification fournie se trouve dans l’extrait des notes versées au SMGC, reproduit au paragraphe 7 des présents motifs.

[19] Le problème avec cette deuxième question, tout comme avec la première, c’est que rien n’indique que l’agent a tenu compte du respect par le demandeur des lois canadiennes en matière d’immigration pour prendre sa décision. Encore une fois, l’agent était libre d’arriver à cette conclusion, mais non sans la justifier à la lumière du dossier de preuve, lequel contient des explications assermentées qui éclairent la situation et qui démontrent les efforts considérables que le demandeur était prêt à faire pour continuer à respecter les règles d’immigration. La décision est lacunaire puisque ces faits n’ont pas été pris en compte. Comme l’a déclaré le juge en chef dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 894 au para 24 :

De plus, en concluant que M. Singh ne retournerait probablement pas en Inde à la fin de son séjour de deux ans au Canada, l’agent n’a pas tenu compte de l’importance du fait que rien n’indiquait qu’il avait déjà omis de se conformer aux lois sur l’immigration de Singapour depuis son déménagement dans ce pays en 2009 (Momi, précitée, aux paragraphes 20 et 25). Je ne sous-entends pas qu’un défaut d’examiner ce critère seul devrait constituer un motif pour conclure qu’une décision est déraisonnable. Toutefois, eu égard aux faits propres à l’espèce, cette omission constituait une autre lacune qui, prise avec les autres collectivement, rendait la décision déraisonnable.

[20] En l’espèce, cette lacune est également aggravée par la première erreur décrite précédemment. De plus, comme l’a souligné l’avocat du demandeur, dans les décisions Singh et Momi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 162, il a été reproché à l’agent de ne pas avoir évalué la conformité aux lois sur l’immigration dans d’autres pays. Dans le cas qui nous occupe, le dossier du demandeur au Canada était sans tache.

[21] Enfin, la lettre de refus indiquait que l’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence. Toutefois, dans les notes versées au SMGC, il est fait référence à la sœur du demandeur, à la famille de celle-ci et aux deux fils du demandeur qui vivent au Canada, mais l’agent n’a pas soupesé ces éléments par rapport au fait que l’épouse du demandeur, avec qui il est marié depuis 25 ans, réside en Inde et que le demandeur est retourné la voir lorsqu’il a eu de la difficulté à obtenir un permis de travail pour sa deuxième EIMT. Ce fait est clairement un facteur pertinent et est contraire à la conclusion de l’agent.

[22] Les agents des visas ont certainement droit à la déférence, mais seulement lorsque leurs conclusions ont un minimum de justification. Aucune justification n’a été fournie en l’espèce. Suivant l’arrêt Vavilov, la Cour ne peut pas faire preuve de retenue à l’égard d’une décision dont le raisonnement est absent ni compléter ce raisonnement pour le décideur. Faute de justification, l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5434-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent des visas est annulée et renvoyée à un nouvel agent pour qu’il rende une nouvelle décision après avoir invité le demandeur à déposer des observations supplémentaires.

  3. Aucune question à certifier n’a été proposée, et je suis d’avis que l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5434-20

 

INTITULÉ :

BALBIR SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 MAI 202

 

COMPARUTIONS :

David Orman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Idorenyin Udoh-Orok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Orman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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