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Date : 20220512


Dossier : IMM-2169-21

Référence : 2022 CF 697

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

Tu Quyen TRUONG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Tu Quyen Truong, une citoyenne du Vietnam âgée de 30 ans, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 19 mars 2021 [la décision] par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Mme Truong voulait être dispensée de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. L’agent a conclu que les considérations d’ordre humanitaire étaient insuffisantes pour justifier une telle dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Mme Truong soutient que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve contradictoires ni examiné ses arguments, qu’il a utilisé son établissement au Canada contre elle et qu’il n’a pas suffisamment justifié sa conclusion. Pour les motifs qui suivent, je souscris aux affirmations de Mme Truong et j’accueille sa demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte

[3] Mme Truong est née à Kuala Lumpur, en Malaisie, de parents vietnamiens devenus réfugiés à la suite de la crise migratoire et humanitaire ayant éclaté dans les années qui ont suivi la fin de la guerre du Vietnam. Elle ne possède toutefois pas la citoyenneté malaisienne. Elle a deux demi-sœurs du côté de son père, mais elle n’entretient aucune relation avec elles puisqu’elles ont toujours vécu avec leur mère. Alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, ses parents sont retournés au Vietnam puisque les circonstances qui les avaient poussés à demander l’asile en Malaisie s’étaient dissipées. Au Vietnam, ses parents possédaient de petites entreprises dans le secteur de la vente au détail, notamment deux stations-service. En 2004, son père a subi un accident qui l’a laissé paraplégique. Il a fait des sacrifices et économisé pour permettre à sa fille de faire des études à l’étranger dans l’espoir qu’elle ait un avenir meilleur, comme le souhaitent la plupart des parents.

[4] Mme Truong est arrivée au Canada en août 2008, à l’âge de 16 ans, pour faire des études secondaires à Toronto. Durant ses études, elle a habité chez sa tante à Mississauga; elle a trois tantes et plusieurs cousins et cousines qui vivent au Canada. À la fin de son secondaire, en 2011, elle a poursuivi ses études au Canada et a obtenu un diplôme en tourisme et voyage du Collège Sheridan en 2014. Après sa première année au collège, elle a quitté la maison de sa tante pour voler de ses propres ailes. En juillet 2014, elle a obtenu un permis de travail postdiplôme valide pour trois ans et elle a travaillé comme esthéticienne dans un salon de manucure de même que comme préposée à la réception dans un hôtel. Elle a, en outre, obtenu des certificats de spécialisation en soins esthétiques.

[5] À la suite de l’expiration de son permis de travail, en juillet 2017, Mme Truong s’est vu délivrer un permis d’études et elle a obtenu, en avril 2018, un certificat en anglais langue seconde. À l’approche de la date d’expiration de son permis d’études, elle a rencontré un consultant qui, croit-elle, a présenté une demande pour elle dans le système Entrée express et a demandé une étude d’impact sur le marché du travail pour son employeur. Après un certain temps, le même consultant lui a conseillé de demander un autre permis d’études. Même si elle n’avait pas l’intention ou le désir de poursuivre ses études, elle a suivi ce conseil et elle a obtenu un nouveau permis d’études en juin 2018. Ce dernier a expiré en août 2019. Cependant, elle n’a pas fréquenté l’école pendant cette période et depuis, elle vit au Canada sans statut. En juillet 2020, elle a cherché à régulariser son statut au Canada; elle a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, laquelle s’appuyait sur son établissement au Canada, sur les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait retourner au Vietnam et sur les conditions défavorables dans le pays.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] Après avoir examiné les antécédents de Mme Truong en matière d’études et d’emploi au Canada, son engagement bénévole au sein de la collectivité, les liens sociaux qu’elle avait noués durant son séjour au Canada, ainsi que sa situation et son indépendance financières, l’agent a conclu qu’elle avait démontré un degré d’établissement typique. En ce qui concerne les difficultés auxquelles Mme Truong serait exposée si elle devait retourner au Vietnam, l’agent a conclu qu’elle n’avait pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’elle ne pourrait pas subvenir à ses besoins au Vietnam ou que sa sécurité serait menacée.

IV. Le régime législatif

[7] Le paragraphe 25(1) de la Loi permet au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de soustraire un étranger aux exigences de la Loi pour des considérations d’ordre humanitaire :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25(1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25(1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

V. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[8] La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si le refus de l’agent d’accorder la résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire était raisonnable. Plus particulièrement, Mme Truong soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a-t-il déraisonnablement évalué ses facteurs d’établissement?

  2. L’agent a-t-il déraisonnablement écarté des éléments de preuve, négligé de prendre en compte des arguments et tiré des conclusions qui allaient à l’encontre de la preuve?

[9] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable pour juger du bien-fondé d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [ Kanthasamy ] au para 44). Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti », et la Cour doit être convaincue « [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, aux para 85, 100).

VI. Analyse

[10] Comme l’a déclaré le juge Boswell dans la décision Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878 [Ndlovu], « [l]e degré d’établissement d’un demandeur au Canada ne constitue, évidemment, que l’un des divers facteurs qui doivent être pris en compte et appréciés afin d’évaluer les difficultés qui surviennent dans le cadre d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire. L’évaluation des éléments de preuve constitue également, évidemment, une partie intégrale de l’expertise et du pouvoir discrétionnaire d’un agent et la Cour doit hésiter à intervenir relativement à une décision discrétionnaire d’un agent » (Ndlovu, au para 14).

A. L’agent a-t-il déraisonnablement évalué l’établissement de la demanderesse?

[11] Mme Truong fait d’abord valoir que, de l’avis de l’agent, un degré d’établissement atypique ou exceptionnel était nécessaire pour justifier une dispense. Elle affirme qu’il a commis une erreur en se concentrant sur la mesure dans laquelle son degré d’établissement au Canada se comparait à celui d’une personne se trouvant dans une situation semblable (citant Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 [Sebbe]; Ndlovu; Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185).

[12] Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas. Dans la décision, l’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Il est à noter que la demanderesse s’est vu délivrer un permis de travail et un permis d’études l’autorisant à faire les deux au Canada. Dans ce contexte, il ne serait pas inhabituel qu’un certain degré d’établissement soit atteint durant une telle période. Je reconnais les mesures que la demanderesse a prises en vue de s’établir au Canada. Elle s’est intégrée à la collectivité durant une longue période en faisant des études, en obtenant un emploi, en nouant des liens sociaux et en faisant du bénévolat. Cependant, il convient de souligner que ce ne sont pas là des activités inhabituelles pour de nouveaux arrivants dans un pays. La demanderesse a plutôt démontré le degré d’établissement typique qu’aurait atteint une personne se trouvant dans une situation semblable.

[Non souligné dans l’original.]

[13] À mon avis, l’emploi du terme [traduction] « typique » ne signifie pas que l’agent a appliqué un critère plus strict dans l’évaluation de l’établissement de Mme Truong. Les commentaires de l’agent — à savoir que les mesures d’établissement prises par Mme Truong n’étaient pas des activités inhabituelles pour des nouveaux arrivants dans un pays et que le degré d’établissement qu’elle avait démontré était typique — sont descriptifs et en accord avec l’approche établie dans l’arrêt Kanthasamy, laquelle a été appliquée dans d’autres décisions de la Cour fédérale (Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879 au para 22; Boukhanfra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 4 au para 15; Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 au para 20). Je ne vois rien de déraisonnable dans la façon dont l’agent a formulé sa conclusion quant au degré d’établissement.

[14] Toutefois, je souscris à l’argument de Mme Truong selon lequel l’agent n’a pas évalué correctement la question de savoir si l’interruption de son établissement au Canada pour retourner au Vietnam afin de présenter une demande de résidence permanente militait en faveur de l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi. L’agent a énoncé les réalisations de Mme Truong au Canada, notamment ses études, sa participation à des activités bénévoles, ainsi que sa nature assidue et ses efforts pour subvenir à ses besoins et devenir productive sur le plan économique. Comme je l’ai mentionné, je n’ai rien contre le fait que l’agent ait utilisé des termes descriptifs en disant, par exemple, que le degré d’établissement de Mme Truong n’était pas [traduction] « inhabituel », qu’il ne correspondait pas à des [traduction] « activités inhabituelles pour des nouveaux arrivants » ou que la preuve démontrait « un degré d’établissement typique ». Le problème que pose la décision est plutôt qu’après avoir tiré ces conclusions, l’agent a simplement déclaré qu’à son avis, la situation de Mme Truong ne nécessitait pas une mesure exceptionnelle. L’agent ne s’est jamais penché sur le degré de difficultés auquel Mme Truong serait exposée si elle devait retourner au Vietnam, pas plus qu’il ne s’est demandé si la mesure dans laquelle son établissement serait interrompu militait en faveur de l’octroi de la dispense. Le raisonnement de l’agent donne à penser qu’une fois qu’un certain degré d’établissement est atteint, l’analyse prend fin. Il ne saurait en être ainsi.

[15] Le ministre soutient que l’agent s’est bel et bien penché sur le degré d’interruption qu’entraînerait le fait que Mme Truong doive abandonner ce qu’elle a construit au Canada et retourner au Vietnam pour présenter une demande de résidence permanente lorsqu’il a déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « Bien que je comprenne le désir de la demanderesse de rester au Canada, je conclus que l’objectif qu’elle visait lorsqu’elle est venue au pays a été atteint. » Abstraction faite de la question de savoir si l’objectif initial que visait la demanderesse en venant au Canada (pour étudier, en l’espèce) est pertinent en ce qui a trait à l’examen des difficultés dans le contexte des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, les propos de l’agent ne me donnent pas à penser qu’il a procédé à l’examen nécessaire des conséquences qu’aurait toute interruption de l’établissement de Mme Truong dans l’éventualité où elle devrait quitter le Canada. Le ministre invoque les décisions rendues par la Cour dans les affaires Dan Shallow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 749 au paragraphe 9, et Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422, aux paragraphes 61 à 64, pour appuyer la proposition selon laquelle le simple fait de résider au Canada, d’occuper un emploi de façon continue et de s’être intégré à la collectivité ne suffit pas à faire pencher le facteur de l’établissement en faveur d’un demandeur. Il se peut que ce soit le cas, mais là n’est pas la question. La question en l’espèce ne porte pas sur le degré d’établissement auquel l’agent a conclu, mais plutôt sur le fait que l’agent n’a pas tenu compte de l’incidence qu’aurait sur Mme Truong le fait de devoir interrompre cet établissement.

[16] Je comprends que, souvent, l’analyse tend à être axée sur le degré d’établissement évalué en fonction d’une série de facteurs mesurables, parfois en comparaison avec le degré d’établissement d’autres personnes, et que le poids de ces facteurs peut faire pencher la balance pour ou contre l’octroi de la dispense demandée. Toutefois, il ne s’agit pas d’atteindre un seuil magique d’établissement qui placerait le demandeur « au-dessus du lot », mais plutôt de savoir si l’interruption de cet établissement joue en faveur de l’octroi de la dispense (Sebbe, au para 21). Il n’existe pas nécessairement de lien de causalité entre les deux; les bouleversements et les difficultés qu’entraîne l’interruption d’un établissement ne sont pas toujours plus importants si l’établissement est considérable. Je comprends qu’un certain degré d’interruption est une conséquence naturelle d’un renvoi du Canada; cependant, c’est le degré d’interruption, et pas nécessairement le degré d’établissement, qui occasionne des difficultés et qui doit être évalué. Ce sont les conséquences que subirait la demanderesse si elle devait abandonner sa vie au Canada qui n’ont pas été prises en compte par l’agent et, pour cette raison, j’estime que la décision est déraisonnable.

[17] Compte tenu de ma conclusion, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la dernière question soulevée par Mme Truong.

VII. Conclusion

[18] J’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2169-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision datée du 19 mars 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2169-21

 

INTITULÉ :

Tu Quyen TRUONG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 31 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

le 12 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Cimone Morlese

POUR LA DEMANDERESSE

Kevin Spykerman

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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