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Date : 20220513


Dossier : IMM‑4239‑21

Référence : 2022 CF 718

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

SHOLA LUMOS OGUNNIYI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, un citoyen du Nigéria, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 10 juin 2021 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR confirmait la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger suivant les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur dit craindre d’être exposé à des menaces à sa vie et d’être persécuté de la part de ses opposants politiques au Nigéria, des membres du Parti démocratique populaire [PDP], en raison de ses opinions politiques et des activités auxquelles il a participé dans sa circonscription de l’État de Lagos en qualité de membre du Congrès des progressistes [APC] du Nigéria.

[3] À partir de 2002, le demandeur a travaillé en qualité de praticien en gestion immobilière et, vu qu’il savait influencer les gens et les convaincre de se joindre au parti politique qu’il appuie, il est devenu un mobilisateur de la base politique dans sa circonscription de l’État de Lagos.

[4] En 2007, le demandeur a présenté sa candidature pour le poste de représentant à l’Assemblée législative de l’État de Lagos sur la plateforme du parti Alliance populaire progressiste (l’Alliance). Il a quitté l’Alliance en 2008 pour se joindre au Congrès d’action du Nigéria (Actions Congress of Nigeria), qui a ultérieurement fusionné avec d’autres partis pour former l’APC. Compte tenu des succès répétés de l’APC et des efforts déployés par le demandeur en vue de mobiliser de nouveaux membres pour l’APC, des membres du PDP ont tenté de convaincre le demandeur de se rallier à leur parti. Lorsque le demandeur a refusé, le PDP l’a identifié comme un ennemi.

[5] La SPR n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur et a convenu qu’en raison de son engagement politique, il a maintes fois été victime de violence politique dans sa circonscription. À cet égard, le demandeur a déclaré qu’il avait été attaqué en octobre 2019 par un gang de truands qui ont tiré des coups de feu et l’ont agressé. Les truands lui ont dit qu’ils étaient venus pour le tuer, mais qu’ils l’avaient épargné parce qu’ils l’avaient reconnu et croyaient qu’il était une bonne personne et un philanthrope au sein de la collectivité. Plus tard le même mois, le demandeur a été suivi par des membres d’un gang sur l’autoroute. Le demandeur est sorti de l’autoroute et a pu se cacher jusqu’à ce que les membres du gang repartent dans leur voiture. Le 8 novembre 2019, des truands se sont rendus au domicile du demandeur et ont harcelé, menacé, attaqué puis agressé sexuellement l’épouse et les enfants du demandeur. Les truands ont prévenu l’épouse du demandeur qu’ils avaient été envoyés pour le tuer en raison de son influence et de son appartenance politiques.

[6] La SPR a évoqué une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Abuja. Après avoir examiné la preuve, la SPR a estimé qu’il était plus probable que le contraire que la violence dirigée contre le demandeur était attribuable à sa proximité et à son lien avec la circonscription locale de Lagos, et que son retrait (et le retrait de sa famille) de la région avait vraisemblablement éliminé ce risque. La SPR a conclu que le déménagement du demandeur à Abuja éliminerait le risque direct posé par les personnes en question, car ce risque était localisé dans la circonscription dans laquelle il avait travaillé, fait campagne et vécu pendant la majeure partie de sa vie adulte. La SPR a également jugé qu’il était objectivement raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, que le demandeur cherche refuge à Abuja.

[7] En appel devant la SAR, le demandeur a présenté six nouveaux documents (que la SAR a admis) qui démontraient le caractère valable d’Abuja en tant que PRI. Le demandeur a inclus un affidavit dans son dossier d’appel, que la SAR a admis à l’exception du paragraphe 9. Il a demandé la tenue d’une audience, mais sa demande a été refusée.

[8] S’agissant du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a estimé que la question à trancher était celle de savoir si le déménagement du demandeur dans une autre ville réduirait ou éliminerait le risque que surviennent d’autres menaces, qu’auraient orchestrées ses anciens rivaux politiques. La SAR a conclu que « pratiquement toute l’organisation politique [du demandeur] se rapporte à ce travail d’organisation dans une circonscription située dans l’État de Lagos ». La SAR a estimé que le demandeur n’était pas un politicien et qu’il n’avait pas d’influence ou de profil politiques à l’extérieur de Lagos, sa circonscription locale. Il ne serait donc exposé à aucun risque à Abuja.

[9] Après avoir examiné le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle Abuja constituait une PRI valable pour le demandeur, et a rejeté son appel.

[10] Le demandeur affirme que la décision de la SAR était déraisonnable pour les raisons suivantes : a) la SAR a eu tort de rejeter l’affidavit du demandeur; b) elle a eu tort de rejeter la demande d’audience du demandeur; c) elle a conclu à tort que la menace à laquelle était exposé le demandeur était localisée dans sa circonscription; d) son analyse du témoignage du demandeur était erronée.

[11] D’après mon examen du dossier et des observations des parties, j’estime que la question déterminante en l’espèce porte sur l’évaluation erronée de la preuve par la SAR qui l’a menée à conclure que le demandeur n’avait pas de profil politique à l’extérieur de sa circonscription locale de Lagos. Cette conclusion sous‑tendait en grande partie la décision de la SAR selon laquelle Abuja constituait une PRI valable.

[12] La norme de contrôle qui s’applique à cet élément est celle de la décision raisonnable [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25]. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit décider si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [Vavilov, précité, aux para 15, 85]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [Adenjij‑Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[13] Comme je l’ai dit plus tôt, la SAR a conclu d’après son examen de la preuve que pratiquement toutes les activités politiques du demandeur avaient eu lieu dans sa circonscription de l’État de Lagos. Après avoir tiré cette conclusion, la SAR s’est exprimée comme suit au sujet d’une lettre émanant du siège social de l’APC que le demandeur a produite à titre de nouvel élément de preuve :

Enfin, l’appelant a présenté à titre de nouvel élément de preuve un document précisant que, de 2013 à 2019, il s’est rendu à Abuja environ 16 fois pour assister à divers événements ou réunions politiques. À mon avis, la présence à des réunions, la plupart étant avec des membres de son propre parti, ou à des activités sociales de son parti ne permettrait pas nécessairement de conclure qu’il acquerrait un profil politique particulier à Abuja de sorte qu’il serait exposé à un risque.

[14] S’agissant de l’examen par la SAR de la lettre de l’APC, j’estime que la conclusion de la SAR démontre qu’elle a fait une interprétation complètement erronée du contenu de la lettre de l’APC ainsi que du témoignage et des observations du demandeur – et qu’elle s’est complètement abstenue de les examiner –, sur lesquels il s’appuyait principalement pour affirmer qu’il avait des antécédents importants d’engagement politique et de visibilité à Abuja.

[15] La SAR n’a pas mentionné que la lettre de l’APC avait été rédigée par le secrétaire du comité des adhésions de l’APC au nom du comité de travail national et du comité exécutif national du parti. La SAR n’a pas non plus mentionné que selon la lettre de l’APC, le demandeur était [traduction] « un membre actif de [son] grand parti, qui avait assumé plusieurs rôles de leadership et participé en qualité de représentant du parti aux réunions nationales internes du parti et aux réunions nationales entre les partis ». L’auteur de la lettre a dressé une liste non exhaustive de ces réunions. Sur les seize événements énumérés, sept ont été co‑organisés par la Commission électorale nationale indépendante [INEC], que la SPR avait déjà identifiée comme étant l’organisme électoral indépendant chargé de surveiller les élections, et dont les tâches consistent à réglementer le processus et à prévenir l’inconduite électorale. L’INEC a dirigé les élections présidentielles, les élections à l’Assemblée nationale, les élections à l’Assemblée législative de l’État ainsi que les élections locales dans les trente‑six États et sur le territoire de la capitale fédérale. De plus, la liste des activités détaillée contenue dans la lettre de l’APC montrait clairement que des membres d’autres partis politiques avaient assisté à ces activités, tenues au siège de l’INEC à Abuja. Figuraient également sur cette liste, deux rassemblements de l’APC. Le premier, qui a eu lieu en 2014, visait à protester contre l’insécurité créée par Boko Haram (élément qui, selon le demandeur, représente une menace pour lui à Abuja), les meurtres, la corruption et la brutalité policière au Nigéria. Le second, qui a eu lieu en février 2019, était un rassemblement de clôture de l’APC pour la campagne de réélection du président Mohammadu Buhari à Abuja. Ces deux événements se sont déroulés sur la place Eagle, la place principale de la capitale située devant le Centre international de conférences d’Abuja, et le premier rassemblement s’est étendu à [traduction] « tous les environs d’Abuja ». Le demandeur, en sa qualité de membre du comité de contact et de mobilisation de l’APC, a également assisté aux réunions du comité responsable de la signature des deux premiers accords nationaux de paix organisées par tous les partis en prévision des élections présidentielles de 2015 et de 2019, qui ont eu lieu au Centre international de conférences. Enfin, le demandeur a assisté à l’investiture présidentielle de l’APC sur la place Eagle en 2015. De ces seize événements, seuls le tout premier congrès national électif, le congrès national électif, le congrès national présidentiel et la formation nationale en leadership de l’APC n’impliquaient aucune interaction avec les membres d’autres partis politiques ou aucune visibilité importante.

[16] En outre, je conclus que la SAR n’a pas donné suite aux observations du demandeur au sujet de la lettre de l’APC, selon lesquelles ces activités lui avaient permis de rencontrer des dirigeants locaux à de nombreuses occasions et d’interagir avec des gens des quartiers où se sont tenues les réunions, autant dans les régions urbaines que rurales d’Abuja.

[17] J’estime que la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’acquerrait pas nécessairement un profil politique particulier à Abuja à la suite de « réunions, la plupart étant avec des membres de son propre parti, ou [d’]activités sociales de son parti », n’est pas étayée par la preuve au dossier. De plus, cette conclusion minimise de façon déraisonnable l’importance de la participation et de la visibilité du demandeur à Abuja en sa qualité de membre influent de l’APC.

[18] Je conclus que les erreurs susmentionnées rendent la décision de la SAR déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

[19] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et je conviens qu’aucune n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4239‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision rendue le 10 juin 2021 par la Section d’appel des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4239‑21

INTITULÉ :

SHOLA LUMOS OGUNNIYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 avril 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 13 mai 2022

COMPARUTIONS :

Fade Orefuja

POUR LE DEMANDEUR

Dustin McManus

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fade Orefuja

Avocate

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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