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Date : 20220520


Dossier : T-1378-21

Référence : 2022 CF 750

Ottawa (Ontario), le 20 mai 2022

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

ÉRIC BERNARD FRÉMY

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une requête écrite en radiation de la déclaration du demandeur (incluant les amendements qui y ont été apportés) et en rejet de son action, en application des Règles 221, 359 et 369 des Règles des Cour fédérales, DORS/98-106. La défenderesse soumet que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action valable.

I. Contenu des déclarations et nature de l’action

[2] En réponse à cette requête, le demandeur demande d’abord à la Cour d’examiner à la fois sa déclaration initiale (qui comprend 270 paragraphes et 35 pages) et sa déclaration amendée (qui elle comprend 109 paragraphes et 18 pages). Cette dernière répond essentiellement à une demande de précision formulée par la défenderesse alors qu’en principe, la seconde aurait dû intégrer la première. Toutefois, puisque le demandeur se représente seul, la Cour examinera ces deux actes de procédures pour les fins de déterminer la réelle nature de son action contre la défenderesse.

A. Déclaration initiale

[3] Le demandeur est un francophone qui allègue avoir fait l’objet de discrimination linguistique de la part de son employeur de l’époque, la Gendarmerie Royale du Canada [GRC]. Ses revendications linguistiques auraient même mené à son congédiement illégal.

[4] Dans sa déclaration initiale, il allègue avoir déposé une plainte pour discrimination auprès du Commissaire aux langues officielles, laquelle a fait l’objet d’un rapport émis en janvier 2021. Ce rapport confirme que le demandeur a subi de la discrimination de la part de son employeur alors qu’il était en poste en Colombie-Britannique. Il conclut toutefois que puisque le demandeur a été réintégré comme membre de la GRC (après l’intervention de cette Cour et ultimement de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c Frémy, 2019 CAF 26), aucune recommandation n’est formulée. Tant pour le Commissaire que pour la Cour, le problème résidait dans le fait que la GRC a exigé un niveau d’anglais trop élevé du demandeur pour l’emploi occupé.

[5] Puisqu’il devait alors démontrer les causes du préjudice subit, il a choisi d’intenter la présente action. Il allègue que depuis sa réintégration en 2019, la GRC refuse de reconnaître ses douze ans d’ancienneté et elle refuse de lui octroyer les promotions auxquelles il aurait eu droit au cours de ses deux premières années de service; seule une compensation financière lui a été octroyée, non assujettie au régime de pension. La GRC refuse également de lui payer rétroactivement le salaire perdu, d’actualiser sa pension et de lui donner un poste adéquat, le tout en violation de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, ch 22, art 2. Il dépose d’ailleurs deux griefs en 2019, ainsi qu’une plainte à la Commission des relations de travail dans la fonction publique fédérale en novembre 2020 (cette dernière n’aurait pas eu de suite en l’absence, à l’époque, d’une convention collective; par ailleurs, la Cour ignore ce qui est advenu des deux griefs). La GRC désire le réintégrer comme membre stagiaire et lui faire subir une formation en conséquence. Le demandeur accepte la formation mais insiste pour être réintégré comme membre régulier. Il finit par faire cette formation sans mention de son statut. On lui refuse toujours le titre de membre régulier ce qui, selon le demandeur, constitue du harcèlement psychologique au sens où l’entend la politique du gouvernement fédéral, ainsi qu’un congédiement déguisé. Il n’a toutefois pas l’intention de démissionner et préfère continuer à revendiquer ses droits linguistiques.

[6] Le demandeur plaide que le refus par la GRC de lui octroyer les promotions auxquelles il a droit constitue de la discrimination linguistique qui perdure depuis plus de huit ans et lui cause de graves préjudices.

[7] À cet égard, le demandeur soumet à la Cour une série de questions et il invoque l’article 37 de la Loi sur la Gendarmerie Royale du Canada, LRC (1985), ch R-10, l’article 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, édictée par la Loi constitutionnelle de 1982 [Charte], les articles 39(1) et 62 de la Loi sur les langues officielles, LRC (1985), ch 31 (4e suppl) [LLO] et, finalement, l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), ch H-6. Il demande des dommages-intérêts compensatoires au montant de 1 000 000 $, ainsi que des dommages punitifs.

B. Déclaration amendée

[8] Suite au dépôt de la déclaration initiale du demandeur, la défenderesse a demandé et obtenu des précisions.

[9] D’abord, on a demandé au demandeur de préciser quel(s) droit(s) garanti(s) par la Charte aurai(en)t été violé(s) par la défenderesse de façon à donner ouverture à réparation en vertu de l’article 24 de la Charte. Dans sa déclaration amendée, le demandeur précise qu’il s’agit des articles 15 (droit à l’égalité devant la Loi) et 16 (reconnaissance des deux langues officielles) de la Charte. Le demandeur réitère donc qu’en tant que membre francophone de la GRC, il n’a pas eu droit à la même protection de la loi que ses collègues anglophones.

[10] On a ensuite demandé au demandeur par qui, quand, où et comment la responsabilité de la défenderesse aurait été engagée par ces violations. Le demandeur répond que la responsabilité de la défenderesse est engagée par les gestes de la GRC, posés de juin à décembre 2013 puis suite à sa réintégration en mars 2019, alors qu’il était en poste en Colombie-Britannique, et par la violation de ses droits linguistiques, par de la discrimination et par un congédiement déguisé.

[11] Le demandeur ventile ses dommages et précise que sa réclamation au chapitre des dommages punitifs s’élève à la somme de 210 000 $. Il réfère la Cour à l’article 49 de la Charte [québécoise] des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, qui prévoit la possibilité d’octroyer des dommages punitifs en cas d’atteinte illicite et intentionnelle à l’un des droits qu’elle garantit et suggère que cela s’applique par analogie dans le contexte fédéral.

[12] Le demandeur allègue qu’il était du devoir de la défenderesse de faire respecter les articles 15 et 16 de la Charte, ce qu’elle n’a pas fait en permettant une violation de ses droits linguistiques.

II. Analyse

[13] À l’instar de la défenderesse, je prends bonne note du fait que le demandeur se représente lui-même et qu’il le fait en toute bonne foi.

[14] Par ailleurs, il est acquis qu’une déclaration doit s’interpréter généreusement, surtout lorsque celle-ci est rédigée par une partie qui se représente seule : de simples lacunes rédactionnelles ou le fait de mal qualifier une cause d’action ne constituent pas des motifs qui en justifient la radiation (Gélinas c Canada, 2021 CF 1157).

[15] Cette règle qui se veut généreuse à l’égard du demandeur ne fait toutefois pas échec au pouvoir de radier les demandes ne possédant pas une possibilité raisonnable de succès (R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 aux paras 19-20). Une déclaration est sujette à radiation, au titre de la Règle 221(1)a) des Règles des Cours fédérales, lorsqu’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués sont tenus pour avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable (Imperial Tobacco au para 17; Canada c Harris, 2020 CAF 124 au para 23).

[16] Ceci dit, dans sa déclaration amendée, le demandeur allègue avoir droit à une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte au motif que la défenderesse aurait violé les droits que lui garantissent ces paragraphes 15(1) et 16(1).

[17] S’agissant du paragraphe 15(1), le demandeur allègue une discrimination linguistique en soutenant avoir été privé de la même protection et du même bénéfice que la LLO accorde aux anglophones.

[18] Ainsi, même lorsqu’il invoque le paragraphe 15(1) de la Charte, le demandeur continue de fonder son action sur la LLO en invoquant la jurisprudence relative à cette loi et les divers rapports émis par le Commissaire aux langues officielles.

[19] Or, cette approche pose problème pour plusieurs raisons que j’examinerai successivement.

A. Les faits allégués par le demandeur sont-ils suffisants pour établir une violation de la Charte et le droit à la réparation demandée?

[20] Les faits allégués dans un acte de procédure doivent être suffisamment précis pour cerner les questions en litige et permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense (Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 aux paras 16-17). Dans Mancuso, la Cour d’appel fédérale précise comment cette règle s’applique aux affaires relatives à la Charte :

[21] Il n’existe pas de règles distinctes visant les actes de procédure dans les affaires relatives à la Charte. L’exigence des faits substantiels vise autant les moyens tirés de violations de la Charte qu’aux moyens tirés de la common law. La Cour suprême du Canada a défini par sa jurisprudence l’essence de chaque droit garanti par la Charte, et le demandeur est tenu d’alléguer des faits substantiels suffisants pour répondre au critère applicable à la disposition en cause. Il ne s’agit pas là d’une simple formalité, « au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte ».

[21] La Cour ajoute que lorsqu’une action se fonde sur le paragraphe 15(1) de la Charte et que l’on invoque un motif de distinction analogue comme en l’instance, la déclaration doit exposer des faits suffisants pour étayer non seulement les éléments constitutifs de la discrimination alléguée, mais également la prétention que le motif en question constitue un motif analogue (Mancuso au para 24).

[22] Or, il est reconnu que pour établir l’existence d’une discrimination au sens du paragraphe 15(1), le demandeur est tenu de démontrer qu’une loi ou une mesure assimilable à une loi :

Ÿ Crée, à première vue ou de par son effet, une distinction (c’est-à-dire une différence de traitement) fondée sur un motif énuméré ou analogue; et

Ÿ Impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage.

(R c C.P., 2021 CSC 19, para 56 et 141; Fraser c Canada (Procureur Général), 2020 CSC 28, au para 27)

[23] La première déficience que comportent les déclaration initiale et déclaration amendée du demandeur est qu’elles n’identifient aucune loi ou mesure assimilable à une loi qui engendrerait une distinction dans le traitement offert à un francophone, par rapport à celui offert à un anglophone. Si les faits sont tenus pour avérés, il semblerait que les droits linguistiques du demandeur n’ont pas été respectés. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle en est venu le Commissaire aux langues officielles. Toutefois, il s’agit là d’une violation individuelle due au non-respect par son employeur d’une loi qui vise justement à le protéger. Il ne s’agit pas de l’existence d’une loi, directive, politique ou autre mesure d’application générale susceptible de créer une distinction discriminatoire à son égard, du fait de son appartenance à un groupe particulier.

[24] Non seulement les faits allégués par le demandeur ne supportent pas les éléments constitutifs de la discrimination alléguée, mais ils ne supportent pas non plus la prétention que le motif en question constitue un motif analogue. Ici, le demandeur demande essentiellement que la Cour reconnaisse l’existence d’un nouveau motif analogue. Compte tenu de l’importance d’une telle décision sur le système juridique, il est nécessaire que le dossier soit suffisamment clair et étoffé pour permettre de trancher la question de savoir si un motif de distinction en particulier devrait être reconnu comme un motif analogue, surtout lorsque cette question fait l’objet de débats complexes (Fraser aux paras 117, 120 et 123).

[25] Puisque la déclaration initiale et la déclaration amendée du demandeur n’allèguent aucun fait substantiel suffisant permettant d’établir l’existence d’un motif analogue, sa réclamation fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte est vouée à l’échec.

B. Le paragraphe 15(1) de la Charte peut-il servir à reconnaître, à élargir ou à renforcer les droits découlant de la LLO?

[26] Mais il y a plus. Dans son action, le demandeur confond la discrimination linguistique qu’il allègue avoir subie – en raison du non-respect de la LLO, et le droit à l’égalité garanti par la Charte. Pour donner droit au remède recherché par le demandeur, il faudrait conclure qu’un manquement à la LLO est constitutif de discrimination au sens de la Charte.

[27] Or, une telle conclusion se heurte à un solide consensus jurisprudentiel, émanant des Cours d’appel à travers le pays, qui souffle en sens inverse.

[28] D’abord, dans Gingras c Canada, [1994] 2 CF 734 (para 60), la Cour d’appel fédérale affirme qu’il « apparaît en effet peu probable qu’une personne puisse, par le biais d'une soi-disant discrimination fondée sur l’usage de l’une des deux langues officielles, obtenir davantage en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte que ce à quoi elle a droit en vertu des garanties linguistiques définies aux articles 16 à 22 [de la LLO] ».

[29] Dans Lalonde c Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 CanLII 21164 (paras 96 et 99 à 101), la Cour d’appel de l’Ontario a pour sa part indiqué que « l’article 15 de la Charte ne peut être utilisé comme porte de sortie pour améliorer les droits linguistiques au-delà de ce qui est prévu dans d’autres dispositions de la Charte » et qu’il « ne peut donc pas être invoqué pour ajouter des droits linguistiques que la Charte n’a pas déjà accordé expressément ».

[30] La même année, la Cour d’appel du Québec s’est exprimée comme suit dans Westmount (Ville de) c Québec (Procureur Général), 2001 CanLII 13655 :

[144] En concluant [dans les arrêts R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, et Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 RCS 3] que les droits linguistiques doivent être interprétés de façon généreuse et compatible avec leur objet, la Cour suprême n'a pas pour autant mis à l'écart le principe qu'il n'appartenait pas aux tribunaux d’ajouter au compromis politique sur les droits linguistiques.

[145] En bref, les appelants requièrent la création d'un droit linguistique nouveau, droit qui ne peut leur être octroyé par les tribunaux. […]

[149] Il est loin d'être certain que l’on puisse recourir à l'article 15 de la Charte canadienne pour soutenir la protection des droits linguistiques prévus par la Constitution. Comme nous l’avons déjà signalé, les droits linguistiques ne sauraient être confondus avec les garanties fondamentales de la Charte. La Cour suprême a d’ailleurs clairement indiqué qu’il n’était pas approprié de recourir aux articles 15 et 27 pour déterminer l'étendue des droits linguistiques.

[31] Dans McDonnell c Fédération des Franco-Colombiens, 1986 CanLII 927 (para 17), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a quant à elle affirmé que même s’il n’était pas impossible d’envisager une discrimination fondée sur la langue, le concept de « langues officielles » n’entrait pas dans la portée de l’article 15 de la Charte.

[32] Finalement, les cours d’appel de l’Alberta, de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse sont parvenues à des conclusions similaires (Paquette c Canada, 1987 ABCA 228 (para 35); Ringuette c Canada, 1987 CanLII 3953 (paras 30-33); R c MacKenzie, 2004 NSCA 10 (para 33).

[33] Or, ce consensus jurisprudentiel s’explique aisément; il serait « déplacé d’invoquer un principe d’égalité destiné à s’appliquer universellement à "tous" pour interpréter une disposition [de la LLO en l’occurrence] qui accorde des droits particuliers à un groupe déterminé » (Mahe c Alberta, [1990] 1 RCS. 342, page 369).

[34] Il serait tout aussi déplacé d’invoquer ce même principe universel d’égalité pour reconnaître, élargir ou renforcer des droits et des privilèges linguistiques qui sont accordés, certes aux minorités linguistiques du pays, mais aux seuls locuteurs des deux langues officielles du Canada.

[35] En conséquence et même en tenant pour avérés les faits allégués par le demandeur, le moyen fondé sur le paragraphe 15(1) de la Charte est non fondé en droit; il est donc voué à l’échec.

C. Le paragraphe 16(1) de la Charte confère-t-il des droits individuels dont la violation donnerait ouverture à réparation en vertu de son paragraphe 24(1)?

[36] Le demandeur plaide qu’une violation du paragraphe 16(1) de la Charte lui donne droit à une réparation en vertu de son paragraphe 24(1).

[37] Bien que le paragraphe 16(1) de la Charte reconnaisse et confirme le principe de l’égalité réelle entre les deux langues officielles du Canada, les tribunaux n’ont jamais inféré de cette disposition un quelconque droit individuel susceptible de donner lieu à la réparation d’un préjudice personnel en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

[38] Le paragraphe 16(1) de la Charte se lit comme suit :

 

16 (1) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.

16 (1) English and French are the official languages of Canada and have equality of status and equal rights and privileges as to their use in all institutions of the Parliament and government of Canada.

 

[39] Même interprété de façon large et libérale, ce texte concerne le statut des deux langues officielles du Canada et non un droit individuel qui serait autrement garanti par la Charte. Le Parlement a d’ailleurs donné suite à ce principe en adoptant la LLO et en inscrivant dans le Code criminel le droit à un procès dans la langue officielle de l’accusé.

[40] La Charte protège certes certains droits linguistiques individuels: Le droit d’employer le français ou l’anglais dans les débats et autres travaux du Parlement (paragraphe 17)1)), le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement (paragraphe 19(1)) et dans tous les actes de procédure qui en découlent et le droit d’employer le français ou l’anglais pour communiquer avec le siège ou l’administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada ou pour en recevoir les services (paragraphe 20(1)). Mais aucun de ces droits garantis n’est en cause en l’instance.

[41] Or, le paragraphe 24(1) de la Charte vise la personne victime de violation d’un droit « qui lui est garanti ». Comme l’indique la Cour suprême du Canada dans Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27 (au para 61), le demandeur ne saurait être victime de la violation d’un droit qui ne lui est pas garanti. Les droits dont le demandeur se réclame lui sont garantis par la LLO qui elle-même rencontre les exigences du paragraphe 16(1) de la Charte.

[42] Cette cause d’action invoquée par le demandeur est donc également mal fondée en droit et vouée à l’échec.

D. La LLO donne-t-elle ouverture au recours en dommage du demandeur?

[43] Tel qu’indiqué plus haut, le demandeur se fonde sur des extraits de rapports émis par le Commissaire aux langues officielles qui conclut à des manquements à l’alinéa 39(1)a) et au paragraphe 62(2) de la LLO (il avait également conclu au bien-fondé de la plainte initiale déposée en 2013 en vertu de la Partie VI de la LLO).

[44] Or, l’Article 77 de la LLO ne donne pas ouverture à un recours pour une violation de ses articles 39 et 62. Dans (Devinat c Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 CF 212) et Agence canadienne de l’inspection des aliments c Forum des maires de la péninsule acadienne, 2004 CAF 263, la Cour d’appel fédérale a traité la portée de cette disposition de la LLO.

[45] En fait, dans cette deuxième décision, elle ferme la porte à tout recours judiciaire fondé sur les dispositions qui ne sont pas énumérés au paragraphe 77(1) de la LLO, à l’exception du contrôle judiciaire au titre l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, exception visée au paragraphe 77(5) de la LLO. Voici comment la Cour s’exprime :

[23] Je traiterai d'abord de la portée du paragraphe 77(1).

[24] Cette Cour, dans Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), 1999 CanLII 9386 (CAF), [2000] 2 C.F. 212 (C.A.), a jugé qu'une plainte déposée en vertu de l'article 20 de la Loi, qui se trouve dans la partie III, était recevable, non pas en raison du paragraphe 77(1) de la Loi puisqu'il n'y est pas fait mention de la partie III, mais en raison du paragraphe 77(5) qui préserve tout « autre droit d'action ». L'intimé et les intervenantes nous demandent au fond de remettre en question la décision rendue dans Devinat. Or Devinat, à mon avis, est bien fondé.

[25] Le texte du paragraphe 77(1) est clair et explicite. Le législateur a voulu que seules les plaintes visant une obligation ou un droit prévus à certains articles ou dans certaines parties de la Loi puissent faire l'objet du recours prévu dans la partie X. La suggestion de la procureure de la commissaire à l'effet qu'il suffit qu'une plainte soit déposée en vertu des articles ou des parties de la Loi énumérés au paragraphe 77(1), pour que puisse être enclenché par le plaignant un recours visant quelque article de la Loi que ce soit, ne saurait être retenue. Non seulement le législateur aurait-il parlé pour ne rien dire en prenant le soin d'énumérer certains articles et parties de la Loi au paragraphe 77(1), mais aussi, et peut-être surtout, cette énumération est-elle tout à fait compatible avec l'intention du législateur clairement exprimée ailleurs dans la Loi de ne pas assurer à chaque article ou à chaque partie de la Loi le même statut non plus que la même protection devant les tribunaux.

[26] Le paragraphe 82(1) est particulièrement révélateur à cet égard, puisqu'il établit la primauté de certaines parties seulement de la Loi sur toute autre loi, et la partie VII n'est pas de celles-là. Par ailleurs, l'imputabilité politique varie selon les parties de la Loi qui sont en cause, le Conseil du Trésor, par exemple, étant responsable de l'application des parties IV, V et VI (voir l'article 46) et le ministre du Patrimoine canadien, de l'application de la partie VII (voir les articles 42, 43 et 44 [mod. par L.C. 1995, ch. 11, art. 29]). Selon l'article 31, les dispositions de la partie IV l'emportent sur les dispositions incompatibles de la partie V. Enfin, l'article 91 de la Loi précise qu'en matière de dotation en personnel, les parties IV et V de la Loi ne produisent pas certains effets.

[27] Cette asymétrie de la Loi s'explique aisément quand on constate qu'elle traite aussi bien de politiques et d'engagements, que de droits et d'obligations. Le paragraphe 77(1) est lui-même des plus instructif à cet égard puisqu'il précise que les plaintes dont il traite visent non pas des articles ou des parties de la Loi en eux-mêmes, mais « une obligation ou un droit prévus » aux dits articles ou aux dites parties. Le législateur s'est donc exprimé avec beaucoup de prudence, de manière à ce que ne puissent être portés devant la Cour que ces litiges visant des obligations ou des droits. Cette prudence est d'autant plus justifiée que le pouvoir de réparation que confère le paragraphe 77(4) est d'une ampleur exceptionnelle et qu'on comprend aisément que le Parlement n'ait pas voulu permettre aux tribunaux de s'ingérer dans le domaine de politiques et d'engagements qui n'est habituellement pas de leur ressort.

[28] J'en arrive ainsi à la conclusion que le recours prévu à l'article 77 est limité aux plaintes fondées sur les articles et parties énumérées au paragraphe 77(1).

[46] Il est d’ailleurs acquis que les articles 39 et 62 de la LLO doivent être considérés comme des « déclaration[s] d’engagement du gouvernement du Canada » et non comme des sources d’obligation pour le gouvernement (Ayangma c Canada, 2003 CAF 149, au para 31; Lavoie c Canada (Procureur général), 2007 CF 1251, au para 40).

[47] Il s’ensuit que même si l’action du demandeur était fondée sur les manquements allégués à LLO, elle serait vouée à l’échec.

III. Conclusion

[48] Pour les motifs énumérés aux présentes, la déclaration et la déclaration amendée du demandeur sont radiées et son action est rejetée. Puisque le demandeur a eu l’opportunité de préciser le fondement de son action et d’étayer les moyens par lesquels il entendait établir son droit à une réparation fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte, il ne lui sera pas permis de modifier de nouveau sa déclaration.

[49] Par ailleurs, la Cour exerce sa discrétion et accorde à la défenderesse des dépens au montant total de 500 $.


JUGEMENT dans T-1378-21

LA COUR ORDONNE que:

  1. La requête de la défenderesse est accueillie;

  2. La déclaration et la déclaration amendée du demandeur sont radiées sans possibilité de les modifier;

  3. L’action du demandeur est rejetée en application de la règle 221(1) des Règles des Cours fédérales;

  4. Le demandeur est condamné à payer à la défenderesse des dépens au montant total de 500 $.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1378-21

 

INTITULÉ :

ÉRIC BERNARD FRÉMY c SA MAJESTÉ LA REINE

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MAI 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Éric Bernard Frémy

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Michaël Fortier

Benoît de Champlain

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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