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TRÈS SECRET

Date : 20240613

Dossier : CSIS-20-21

Référence : 2022 CF 645

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2024

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

AFFAIRE INTÉRESSANT UNE DEMANDE

D’AUTORISATIONS JUDICIAIRES

CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 11.13 DE LA LOI SUR LE SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, LRC 1985, c C‑23

 

MOTIFS MODIFIÉS D’AUTORISATIONS JUDICIAIRES

I. Introduction

[1] Le 23 novembre 2021, un employé du Service canadien du renseignement de sécurité [le SCRS ou le Service] a demandé par écrit, et ce, sans en aviser les autres parties, des autorisations judiciaires en application de l’article 11.13 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, c C‑23 [la Loi sur le SCRS] relativement à la conservation de deux ensembles de données canadiens pour une période de deux ans. Il existe des différences entre ces deux ensembles, mais le contexte et les exigences à remplir sont les mêmes dans les deux cas et c’est pourquoi une seule demande a été déposée.

[2] Le juge de la Cour fédérale soussigné a été nommé par le juge en chef pour l’application de la Loi sur le SCRS. Après avoir été convaincu que la conservation des ensembles de données aidera probablement le Service à exercer ses fonctions au titre des articles 12, 12.1 et 16 de la Loi sur le SCRS et que le Service a respecté, à l’égard des ensembles de données, les obligations prévues à l’article 11.1, j’ai autorisé la conservation des ensembles de données le 10 mars 2022 sous réserve des conditions jugées nécessaires ou indiquées dans l’intérêt public.

[3] Puisqu’ils sont destinés à être diffusés publiquement, les présents motifs justifiant la délivrance des autorisations judiciaires ont été rédigés sans révéler les renseignements personnels en cause ni les circonstances dans lesquelles ils ont été recueillis pour des raisons de protection de la vie privée et de sécurité nationale.

II. Cadre législatif

[4] Il s’agissait de la première demande d’autorisations judiciaires déposée en lien avec la conservation d’ensembles de données conformément à l’article 11.13 depuis que la Loi concernant des questions de sécurité nationale, LC 2019, c 13 [Loi de 2017 sur la sécurité nationale ou le projet de loi C‑59], qui a établi le régime relatif aux ensembles de données, a été sanctionnée, le 21 juin 2019.

[5] Les modifications apportées tirent leur origine en partie du moins de la décision rendue par le juge Simon Noël dans l’affaire X (Re), 2016 CF 1105, au sujet de la conservation illégale par le Service de données liées à des communications interceptées légalement. Le juge Noël a conclu que la Loi sur le SCRS autorisait le Service à ne recueillir et à ne conserver que l’information « strictement nécessaire » à l’exercice de son mandat. En fait, le SCRS conservait ces données même si elles n’étaient pas, dans l’immédiat, liées à une menace au cas où elles s’avéreraient utiles ultérieurement. Le juge Noël a reconnu la valeur de l’analyse des données sur le plan du renseignement et s’est demandé si les lois régissant le Service suivait bien le rythme des avancées technologiques.

[6] Parmi les modifications importantes apportées au cadre législatif du renseignement de sécurité, la Loi de 2017 sur la sécurité nationale a établi un régime détaillé et complexe de collecte et de conservation d’ensembles de données contenant des renseignements personnels tels que définis à l’article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels [la LPRP], LRC 1985, c P‑21. Ce régime peut être considéré comme étant la réponse du législateur aux questions soulevées par le juge Noël au sujet de la pertinence des textes de loi.

[7] L’article 3 de la LPRP, qui est cité aux présentes à l’annexe A, donne une définition très large des « renseignements personnels », qui y sont décrits comme les « renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable ». Ils comprennent des renseignements relatifs à la race, à l’origine nationale ou ethnique, à la couleur, à la religion, à l’âge ou à la situation de famille d’un tel individu, à ses études, à son casier judiciaire ou à ses antécédents professionnels, tout numéro ou symbole qui lui est propre, à ses opinions ou ses idées personnelles, et à sa correspondance de nature privée ou confidentielle. Les renseignements exclus de la définition de « renseignements personnels » sont aussi précisés à l’article 3 de la LPRP. Aux fins de la présente demande, le contenu des ensembles de données en l’espèce constitue clairement des renseignements personnels.

[8] Le terme « ensemble de données » est défini à l’article 2 de la Loi sur le SCRS et s’entend d’un « [e]nsemble d’informations sauvegardées sous la forme d’un fichier numérique qui portent sur un sujet commun ». Les dispositions qui régissent la collecte et la conservation des ensembles de données liés à des renseignements qui ne sont pas recueillis en vertu d’un mandat judiciaire sont exposées aux articles 11.01 à 11.25, 27 et 27.1 de la Loi sur le SCRS et sont reproduites à l’annexe B des présents motifs.

[9] Le nouveau régime ne s’applique qu’aux ensembles de données qui contiennent des renseignements personnels qui, dans l’immédiat, ne sont pas directement liés à des activités exercées en lien avec une menace pour le Canada. Par conséquent, les renseignements en l’espèce ne sont pas visés par le mandat du SCRS décrit à l’article 12. Leur collecte par le Service constituerait cependant une perquisition ou une saisie abusive au sens de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et des libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R‑U) 1982, c 11. La conservation et l’exploitation de ces renseignements par le SCRS seraient aussi problématiques, d’où la nécessité pour le législateur de rédiger un texte législatif qui fait mention des autorisations de conservation d’ensembles de données accordées par un arbitre judiciaire neutre et indépendant, autorisations qui font l’objet des présents motifs.

[10] Le régime fait la distinction entre les ensembles des données qui sont accessibles au public, qui comportent principalement des informations liées à des Canadiens ou à des personnes se trouvant au Canada et ceux qui comportent principalement des informations liées à une personne qui n’est pas Canadienne qui se trouve à l’extérieur du Canada. Le SCRS doit être convaincu que l’ensemble de données est pertinent dans le cadre de l’exercice de ses fonctions au titre de la Loi sur le SCRS. Si l’ensemble de données comporte des informations liées à des Canadiens ou à des personnes qui se trouvent au Canada, alors il doit appartenir à une catégorie pour laquelle le ministre de la Sécurité publique autorise la collecte et que le commissaire au renseignement juge raisonnable.

[11] Les catégories approuvées d’ensembles de données n’ont pas été rendues publiques, mais les décisions du ministre et du commissaire au renseignement figuraient dans l’affidavit de la demanderesse à titre d’éléments de preuve. Leur portée est exceptionnellement vaste et je n’ai eu aucune difficulté à accepter que les ensembles de données appartenaient aux catégories définies. En effet, il est difficile de voir comment tout ensemble de renseignements personnels pourrait être exclu compte tenu de la vaste portée des catégories.

[12] Dans les 90 jours suivant l’acquisition de l’ensemble de données ou jusqu’à ce qu’il demande et obtienne l’autorisation de le conserver, le Service ne peut l’interroger pour obtenir des renseignements sauf dans des situations d’urgence, afin de préserver la vie ou la sécurité d’un individu, ou si des renseignements d’une importance considérable pour la sécurité risquent d’être perdus. Il peut examiner les renseignements afin d’établir en quoi ils consistent et s’ils pourraient être utiles à une enquête en cours ou à la préparation de toute demande nécessaire. Durant cette période, et tant que le Service conserve l’ensemble de données, il doit supprimer toute information qui porte sur la santé physique ou mentale d’un individu pour laquelle il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, et toute information protégée par le privilège du secret professionnel de l’avocat.

[13] Pour pouvoir conserver un ensemble de données canadien pendant plus de 90 jours, le SCRS doit obtenir, avec l’approbation du ministre, une autorisation judiciaire délivrée par la Cour fédérale. S’il souhaite conserver un ensemble de données étranger au‑delà de la période visée, il doit obtenir l’autorisation du ministre. Le commissaire au renseignement examine la décision de conserver un ensemble de données étranger en fonction de motifs raisonnables.

[14] Les présents motifs ne concernent que les deux ensembles de données canadiens qui font l’objet de la demande dont la Cour est saisie. En vertu de la loi, la Cour doit être convaincue que l’ensemble de données aidera probablement le Service à exercer ses fonctions en matière de sécurité et de renseignement étranger et de réduction de la menace. La Cour peut imposer toutes les conditions relatives à la conservation et à l’utilisation d’un ensemble de données qu’elle estime indiquées dans l’intérêt public. L’autorisation est valide pour une période maximale de deux ans et peut être renouvelée. Durant cette période, le SCRS peut effectuer des recherches ciblées (aussi appelées « interrogations ») dans l’ensemble de données, au sujet d’une personne ou d’une entité. Il peut également exercer des activités d’exploitation ou d’analyse informatique de l’ensemble de données ayant pour but d’obtenir des renseignements qui ne seraient pas autrement apparents. Ces activités ne peuvent être menées que dans la mesure strictement nécessaire afin d’aider le SCRS à exercer les fonctions en matière de renseignement de sécurité et de réduction des menaces qui lui sont conférées par les articles 12 et 12.1 de la Loi sur le SCRS de même que ses fonctions en lien avec le renseignement étranger définies à l’article 16.

[15] Les ensembles de données doivent être conservés séparément l’un de l’autre et des autres données opérationnelles. Seules les personnes désignées par le directeur du SCRS peuvent y accéder. Si des activités d’interrogation ou d’exploitation permettent d’obtenir des informations importantes dont la conservation est jugée strictement nécessaire, une personne désignée peut en transférer les résultats dans les données opérationnelles du Service, où ils pourront être utilisés à des fins d’enquête. Autrement, les résultats de ces activités devront être détruits.

[16] Le cadre législatif exige également des audits aléatoires et périodiques, et les rapports produits à l’issue de ces audits doivent être remis à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (l’OSSNR ou l’Office de surveillance). Aux termes de l’article 27.1 de la Loi sur le SCRS, l’OSSNR peut remettre un rapport au directeur, qui doit dès que possible le déposer à la Cour fédérale, au sujet d’activités d’interrogation ou d’exploitation qui pourraient ne pas être conformes à la loi. Un juge désigné à cette fin examine les informations afin de déterminer si le Service a agi conformément à la loi lorsqu’il a effectué l’interrogation ou l’exploitation. Il peut rendre une ordonnance ou prendre toute autre mesure qu’il estime appropriée dans les circonstances.

[17] Cette disposition donne à l’Office de surveillance un moyen de communiquer à la Cour fédérale des informations qui lui seraient utiles. Auparavant, une telle communication n’était possible que dans le cadre de la publication des rapports annuels non classifiés de l’Office de surveillance. Or, pour des raisons de sécurité nationale, ces rapports publics sont forcément vagues. Par cette modification, la Cour comprendra mieux de quelle manière le Service exécute ses ordonnances, au moins à l’égard de cet aspect de la loi.

[18] Bien que ce ne soit pas directement pertinent à l’égard de la présente demande, je souligne que dans la mesure où les informations sont recueillies de manière incidente en lien avec une menace à la sécurité du Canada lors de l’exécution d’un mandat décerné par la Cour, le demandeur peut maintenant, aux termes du paragraphe 21(1.1), demander au juge l’autorisation de conserver les informations en vue de constituer un ensemble de données.

[19] L’article 28 de la Loi sur le SCRS a aussi été modifié par le projet de loi C‑59 de manière que le gouverneur en conseil puisse, par règlement, déterminer la forme des autorisations judiciaires présentées en vertu de l’article 11.13 et régir la pratique et la procédure, ainsi que les conditions de sécurité, applicables à l’audition des demandes d’autorisations judiciaires présentées au titre de l’article 11.13.

III. Historique procédural

[20] Au moment d’écrire les présentes lignes, il n’y avait eu aucun règlement à l’égard des questions en l’espèce. Par conséquent, la procédure suivie était similaire à celle utilisée pour les demandes de mandats au titre de la Loi sur le SCRS et les procédures au titre de lois connexes. Un avis de demande a été présenté au greffe des instances désignées le 23 novembre 2021, qui a ouvert un dossier ultra‑ très secret. En plus de l’avis de demande, la demanderesse, représentée par un avocat du Groupe litiges et conseils en sécurité nationale [le GLCSN ou l’avocate du procureur général du Canada] du ministère de la Justice, a présenté à la Cour un affidavit sous serment à l’appui de la demande et des ébauches d’autorisation.

[21] Comme il s’agissait d’une nouvelle instance, M. Gordon Cameron, un avocat chevronné ayant obtenu une attestation de sécurité et pratiquant dans un cabinet privé a été désigné ami de la Cour. À ce titre, il a eu accès à tous les documents soumis à la Cour et a assisté aux audiences à huis clos.

[22] À l’issue d’un examen initial de l’affidavit et des ébauches d’autorisation, la Cour a convoqué une conférence de gestion de l’instance et invité l’avocat du GLCSN et l’ami de la Cour, le 30 novembre 2021, afin de discuter des prochaines étapes.

[23] À la demande de la Cour, une copie de la note du directeur autorisant l’interrogation de l’ensemble de données dans une situation d’urgence a été remise ainsi que les décisions et les motifs du commissaire au renseignement ayant approuvé l’autorisation du directeur. Conformément à l’alinéa 11.13(2)f), la demande doit exposer le contenu de l’autorisation du directeur. Cette exigence a été respectée du fait de la présentation de l’affidavit à l’appui de la demande. Je suis d’avis qu’il serait préférable, à l’avenir, que la véritable autorisation soit fournie pour convaincre la Cour que cette exigence législative a été respectée.

[24] L’affidavit initial présenté à l’appui de la demande contenait des informations à jour au 17 novembre 2021. Pour mettre à jour ces informations, un autre affidavit a été produit par la même déposante le 14 décembre 2021, puis déposé le 15 décembre 2021.

[25] Les audiences ont eu lieu les 15 et 17 décembre 2021. En ces deux occasions, la déposante s’est présentée devant le juge et a répondu sous serment aux questions de l’avocat du GLCSN, de l’ami de la Cour et de la Cour. Un élément de preuve produit par la déposante pour expliquer les tableaux dans lesquels le Service avait reçu les informations a été déposé durant l’audience. Dans une déclaration faite devant la Cour au début des audiences, l’avocate du procureur général du Canada a reconnu son obligation, à titre d’officier de justice, particulièrement dans le cadre de demandes faites ex parte, comme c’est le cas en l’espèce, de garantir qu’aucune information défavorable aux intérêts du Service n’a été cachée à la Cour. Elle a aussi reconnu son obligation d’agir de manière indépendante par rapport au Service, de maintenir son objectivité et d’informer la Cour de toute considération juridique pertinente qui pourrait se présenter en l’espèce.

[26] Dans le premier affidavit de la déposante se trouve un paragraphe reconnaissant l’obligation de franchise auquel sont soumis les employés du Service qui fournissent de l’information et des éléments de preuve à la Cour. La question a aussi été abordée au début de l’interrogatoire principal de la déposante mené par l’avocate du procureur général du Canada. La déposante a déclaré qu’elle comprenait avoir l’obligation de faire une divulgation complète, franche et impartiale à la Cour et que cette obligation s’appliquait aux autres employés du Service qui lui avait fourni à elle de l’information, notamment le personnel opérationnel qui avait manipulé les ensembles de données. Elle a expliqué cette obligation aux autres employés du Service et ceux‑ci lui ont confirmé qu’ils comprenaient de quoi il retournait.

[27] Tant le Service que l’avocate du procureur général du Canada ont érigé en politique de telles déclarations à la suite de réserves exprimées par la Cour dans plusieurs autres affaires où elle avait constaté que les demandes de mandats étaient incomplètes et que certains faits importants n’avaient pas été communiqués. La Cour n’a aucune raison de croire que ce pourrait être le cas en l’espèce. Cependant, comme l’a fait ressortir le contre‑interrogatoire de la demanderesse, les informations fournies au sujet des sources sur lesquelles la demande était fondée manquaient de spécificité. De l’avis de la Cour, il ne s’agit pas d’une tentative délibérée de retenir des faits importants, mais plutôt le signe que les exigences à respecter pour justifier une demande ne sont pas claires.

[28] La demanderesse a aussi affirmé qu’elle avait effectué les enquêtes nécessaires et que, pour autant qu’elle sache et qu’elle croie, aucune information mentionnée dans l’affidavit n’avait été obtenue par la torture ou par d’autres méthodes dégradantes, inhumaines ou cruelles. Elle a répété sa déclaration lors de son témoignage et son contre‑interrogatoire a porté sur celle‑ci.

[29] En plus d’être interrogée sur les sujets précis mentionnés précédemment, la demanderesse a été interrogée en détail sur les sources des informations recueillies par le SCRS, sur la manière dont ces informations sont réunies et gérées, et sur la façon dont la conservation de bases de données aiderait le Service à exercer ses fonctions.

[30] Comme elle l’avait décrit dans son affidavit initial et lors de son témoignage, au sein du Service, la demanderesse a principalement travaillé à titre d’analyste de l’exploitation des données. Elle a également occupé un poste d’experte des ensembles de données. Elle travaille au sein de la Direction générale de l’exploitation et de la gestion des données, dont relève le Centre d’analyse des données opérationnelles (CADO). Son unité, Acquisition de données et Gouvernance, au sein du CADO, donne des conseils sur les ensembles de données à ce dernier et à tout le Service.

[31] Par conséquent, la déposante a été désignée conformément à l’article 11.07 de la Loi sur le SCRS pour mener des activités d’évaluation sur les ensembles de données. Ces activités consistent notamment à déterminer les ensembles de données qui sont visés par le régime et si le contenu doit être traduit et décrypté. Il s’agit ainsi de préparer l’ensemble de données en vue d’une demande de conservation, s’il y a lieu. Durant la période d’évaluation, le Service ne peut pas exercer d’activités d’interrogation ou d’exploitation sur l’ensemble de données. Il peut toutefois la consulter à des fins d’évaluation.

[32] La déposante a témoigné qu’elle avait été désignée pour consulter et évaluer les deux ensembles de données concernés. Dans ses affidavits et lors de son témoignage, elle a décrit comment le Service avait entendu parler des deux ensembles de données et comment ils avaient été recueillis par le Service auprès d’autres ministères et organismes fédéraux, par voie de requêtes. Elle a décrit l’interaction entre le Service et ces ministères et organismes. Certaines informations contenues dans ces ensembles provenaient d’un organisme étranger. Les informations sont réparties dans 26 feuilles de calcul organisées en colonnes, toutes surmontées d’un en‑tête expliquant leur contenu qu’on pourrait catégoriser comme étant des renseignements personnels.

[33] Lorsqu’il a obtenu ces informations, le SCRS les a comparées aux données opérationnelles qu’il avait déjà. Elles avaient été obtenues en vertu de l’article 12 de la Loi sur le SCRS, qui prévoit que « [...] dans la mesure strictement nécessaire, [le Service] analyse et conserve les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada [...] ».

[34] Étant donné les circonstances dans lesquelles les informations ont été obtenues, le Service a jugé qu’il était « strictement nécessaire » de les recueillir en vertu de l’article 12 de la Loi sur le SCRS pour déterminer si elles concernaient des personnes qui constituaient une menace envers la sécurité du Canada. Au regard des éléments de preuve présentés à la Cour, il s’agit d’une conclusion raisonnable. La question de savoir quoi faire des informations, qui ne concernaient pas une menace, par rapport à d’autres informations relatives à une menace que le Service avait obtenues à la même époque a été soulevée.

[35] On a décidé d’invoquer le régime sur les ensembles de données et de demander l’autorisation d’interroger l’ensemble de données en vertu de la disposition sur les situations d’urgence énoncée à l’article 11.22 de la Loi sur le SCRS. Le directeur a autorisé l’interrogation et cette décision a par la suite été approuvée par le commissaire au renseignement conformément à l’article 11.23 de la loi susmentionnée.

[36] Après qu’il été établi qu’il s’agissait véritablement d’une situation d’urgence, les informations ont été communiquées à la demanderesse. Les feuilles de calcul contenaient des colonnes de données relatives à des personnes en particulier. Le témoin a examiné les tableaux afin de déterminer s’ils semblaient contenir des renseignements médicaux, relatifs à la santé mentale ou visés par le secret professionnel de l’avocat, devant être détruits. Les feuilles de calcul, qui avaient été reçues par courriel, puis transmises au sein du Service, ont été détruites. La demanderesse a témoigné que les employés du Service qui avaient reçu les informations lui avaient confirmé qu’elles avaient été détruites dès qu’il avait été établi qu’elles relevaient du régime sur les ensembles de données et que la conservation des informations strictement nécessaires avait été autorisée par la Cour.

[37] Ces informations sont maintenant conservées séparément des autres fonds de données du Service et seules les personnes désignées peuvent y accéder. De plus, les demandes d’accès à des fins d’interrogation ou d’exploitation présentées par d’autres directions générales du Service sont consignées et ne sont autorisées que dans la mesure strictement nécessaire pour aider le Service a exercé ses fonctions au titre des articles 12 et 12.1 de la Loi sur le SCRS ou pour prêter assistance au ministre de la Défense nationale ou au ministre des Affaires étrangères en vertu de l’article 16 de cette même loi.

[38] Durant son témoignage, la demanderesse a présenté les tableaux à la Cour, lui a expliqué de quelle façon les informations avaient été organisées et a fait part des conclusions qu’elle avait tirées à l’issue de son examen. Elle a plus précisément expliqué comment elle était parvenue à établir que les informations étaient liées à des Canadiens ou à des personnes se trouvant au Canada et en quoi elles satisfaisaient aux critères de l’une des catégories d’ensemble de données approuvées par le ministre et le commissaire au renseignement.

[39] La demanderesse a affirmé qu’il faudrait mettre à jour les tableaux si de nouvelles informations ayant une incidence sur des données étaient obtenues pendant la période de conservation de l’ensemble de données.

[40] Après le témoignage de la demanderesse, l’avocate et l’ami de la Cour ont présenté à la Cour leurs observations de vive voix au sujet du bien‑fondé de la demande et des autorisations proposées. L’ami de la Cour a suggéré d’ajouter des conditions dans les ébauches d’autorisation aux fins d’examen par la Cour, et de peut‑être joindre une mise en garde aux données se trouvant dans les fonds du Service. Le libellé des conditions proposées et de la mise en garde avait été soumis à l’avocate du procureur général du Canada, mais les parties ne sont parvenues à aucun consensus quant à leur inclusion.

[41] Après avoir entendu les observations, la Cour a indiqué qu’elle ne délivrerait pas les autorisations à l’égard des ébauches soumises par la demanderesse. Elle a donné instruction à l’avocate du procureur général du Canada et à l’ami de la Cour de discuter de changements à apporter au texte proposé en fonction des réserves qu’elle a exprimées. Parmi les sources d’inquiétude de la Cour, mentionnons les propositions du Service au sujet de la manière dont les ensembles de données pourraient être mis à jour et édités, de façon continue, au moyen d’ajouts, de suppressions et de corrections. Il lui semblait que le Service souhaite obtenir carte blanche de sorte à pouvoir modifier la base de données sans obtenir son autorisation. La Cour s’inquiétait aussi du fait que, selon la proposition initiale, les ensembles de données pourraient être interrogés ou exploités sans qu’il soit fait mention du contexte dans lequel les informations avaient été recueillies. Cela pourrait avoir des conséquences en matière de respect de la vie privée pour les personnes concernées, surtout si les informations étaient communiquées à des organismes étrangers.

[42] Le 21 décembre 2021, l’avocate du procureur général du Canada a présenté une lettre dans laquelle elle demandait une prolongation du délai accordé pour soumettre un nouveau libellé et des observations écrites. La Cour a accepté les échéanciers proposés et le délai a été prolongé de nouveau à la demande de l’avocate du procureur général du Canada. Des éléments de preuve et des observations supplémentaires ont été présentés à la Cour le 9 février 2022 en réponse aux réserves de la Cour et aux conditions proposées par l’ami de la Cour. À la requête de la Cour, l’avocate du procureur général du Canada et l’ami de la Cour ont poursuivi leurs discussions afin de parvenir à une réponse commune à lui présenter. Le processus a duré plus longtemps que prévu à cause de la pandémie. En effet, compte tenu de la nature de l’affaire, les discussions entre l’avocate du procureur général du Canada et l’ami de la Cour ne pouvaient avoir lieu que dans une pièce sécurisée du tribunal.

[43] L’avocate du procureur général du Canada a soumis des demandes d’autorisation révisées le 4 mars 2022, et indiqué les changements proposés dont elle avait convenu avec l’ami de la Cour. Ce dernier a remis à la Cour une communication distincte pour expliquer son point de vue sur les révisions et porter d’autres questions à son attention.

[44] L’ami de la Cour avait précédemment recommandé qu’une condition supplémentaire soit ajoutée, à savoir exiger que soient périodiquement remis à la Cour des rapports sur les activités d’interrogation et d’exploitation des ensembles de données. L’objectif était de répondre à une préoccupation quant au fait que des informations pourraient être migrées de manière inappropriée à l’une ou l’autre des bases de données opérationnelles générales du Service dont il est question à l’article 12 de la Loi sur le SCRS. L’avocate du procureur général du Canada s’est opposée à cette proposition au motif qu’elle n’était pas nécessaire et qu’elle entraînait une duplication du travail effectué par l’OSSNR puisqu’il devrait aussi se pencher sur l’utilisation des ensembles de données par le Service, comme il est précisé plus haut.

[45] La Cour a souscrit à l’avis de l’avocate du procureur général du Canada selon lequel, en l’espèce, il n’était pas nécessaire ni favorable à l’économie des ressources judiciaires d’exiger que des rapports soient remis périodiquement à la Cour, alors que le processus de l’OSSNR était susceptible d’être plus efficace. La Cour n’est pas aussi bien placée que l’Office de surveillance pour suivre le risque de migration inappropriée et elle est convaincue que celui‑ci saura repérer un tel risque. L’OSSNR pourra en outre informer la Cour de tout usage abusif des demandes d’autorisation. Cette conclusion, quoique générale, dépend aussi des faits relatifs aux demandes et pourrait devoir être revue dans une autre affaire.

[46] Les ébauches révisées des autorisations limitent la portée de la définition de « ensemble de données » et précisent qu’un ensemble de données ne peut être mis à jour que conformément aux deux conditions exposées dans les autorisations. La première condition exige du Service qu’il informe la Cour que doit être effectuée une mise à jour autre pour modifier des coordonnées, et prévoit qu’aucun changement ne sera effectué si la Cour souhaite obtenir de l’information ou des observations supplémentaires sur les changements proposés.

[47] La deuxième condition exige qu’un texte soit ajouté à tout rapport sur l’interrogation ou l’exploitation des ensembles de données; ce texte doit décrire le contexte dans lequel ces ensembles ont été obtenus, notamment la situation des personnes que concernent les informations. Cette condition fait suite à une proposition de l’ami de la Cour d’inclure une mise en garde dans toute communication des informations par le Service. La Cour était convaincue que l’ajout de ce texte garantirait qu’il n’y aurait aucune confusion sur la nature et la source des informations pouvant mener à des circonstances inappropriées pour les personnes concernées.

IV. Issue

[48] Comme l’exige la loi, j’ai été convaincu que les conditions préalables prévues par la loi relativement à la délivrance des autorisations avaient été observées. Parmi ces conditions, mentionnons la désignation de la demanderesse par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile pour les besoins des demandes, la consultation préalable du sous‑ministre et le fait que le ministre avait lui‑même approuvé les demandes.

[49] Compte tenu de la preuve par affidavit et du témoignage que la demanderesse a présentés devant la Cour, et conformément au paragraphe 11.13(1) de la Loi sur le SCRS, je suis convaincu que la conservation des ensembles de données aidera probablement le Service à exercer ses fonctions au titre des articles 12, 12.1 et 16 de la Loi sur le SCRS, et que le Service a respecté les obligations prévues à l’article 11.1 de cette même loi. Je suis convaincu que les questions mentionnées aux alinéas 11.13(2)a) à f) de la Loi sur le SCRS sont étayées par la preuve déposée devant la Cour.

[50] J’autorise par conséquent le Service à conserver les ensembles de données pendant une période de deux ans à partir de la date de délivrance de l’ordonnance, soit le 10 mars 2022, et j’autorise la mise à jour de ces ensembles sous réserve des conditions établies dans l’ordonnance.

[51] Il s’agissait de demandes d’une nature tout à fait nouvelle et la Cour souhaite remercier l’avocate du procureur général du Canada et l’ami de la Cour pour l’aide qu’ils lui ont apportée. Il convient aussi de féliciter la demanderesse, qui a présenté sa preuve de manière claire et franche.

[52] En plus de ses observations sur le bien‑fondé des demandes, l’ami de la Cour a fait quelques suggestions précieuses sur la forme de la preuve par affidavit présentée par le Service et sur la manière dont d’autres employés du Service devraient être consultés dans la préparation de telles demandes. Ces suggestions de nature générale au sujet du processus seront communiquées à tous les juges désignés, qui les examineront en lien avec d’autres demandes de mandats et d’autorisations.

« Richard G. Mosley »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CSIS-20-21

INTITULÉ :

AFFAIRE INTÉRESSANT UNE DEMANDE

D’AUTORISATIONS JUDICIAIRES

CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 11.13 DE LA LOI SUR LE SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, LRC 1985, c C‑23

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 NOVEMBRE 2021

LE 15 DÉCEMBRE 2021

LE 17 DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 12 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 13 JUIN 2024

COMPARUTIONS :

Proja Filipovich

Kendra Eyben

Pour la demanderesse

Gordon Cameron

AMI DE LA COUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

Gordon Cameron

Ottawa (Ontario)

AMI DE LA COUR

 

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