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Date : 20220428


Dossier : IMM-2870-21

Référence : 2022 CF 624

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

Riani SUHANDI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] L’agent qui a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Riani Suhandi n’a pas tenu compte d’un aspect important des observations de celle-ci concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, soit le rétablissement possible de la relation entre son fils et le père de celui-ci. Il a aussi traité de façon déraisonnable un autre aspect de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, soit la possibilité de faire respecter le droit de recevoir une pension alimentaire de la part du père. Je conclus que ces lacunes ont rendu déraisonnable l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par l’agent et, par le fait même, son analyse des considérations d’ordre humanitaire.

[2] La demande de contrôle judiciaire de Mme Suhandi est donc accueillie, et sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

II. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[3] La seule question soulevée par Mme Suhandi dans la présente demande est celle de savoir si la décision rendue par l’agent à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était raisonnable. Les parties conviennent, tout comme moi, que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, en fonction de laquelle la Cour n’infirmera la décision que si elle ne possède pas les caractéristiques propres à une décision raisonnable, soit la transparence, la justification et l’intelligibilité : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25.

III. Analyse

A. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Suhandi

[4] Mme Suhandi est une citoyenne de l’Indonésie. En 2015, alors qu’elle travaillait à Bali, elle a rencontré un Canadien et ils ont entamé une relation amoureuse. Elle est venue au Canada à la fin de 2015, à Montréal plus précisément, pour rendre visite à cet homme. Elle est tombée enceinte et, au début de 2016, elle est retournée en Indonésie pour avoir le soutien de sa famille durant sa grossesse. Le père l’a rejointe en Indonésie cet été-là, et ils ont fait des plans pour y élever leur enfant. Cependant, peu après la naissance de leur fils, le père est revenu au Canada parce qu’il trouvait trop difficile de démarrer une entreprise en Indonésie.

[5] Au cours des années suivantes, le couple a continué à entretenir une relation intermittente. Toutefois, à l’été 2019, le père a obtenu une preuve de citoyenneté canadienne pour leur fils ainsi qu’un visa de visiteur pour Mme Suhandi, et il a promis de parrainer celle-ci afin qu’elle obtienne la résidence permanente. Mme Suhandi et l’enfant sont arrivés au Canada en octobre 2019. Cependant, en quelques jours, le père a changé d’avis au sujet de la relation. Au cours des mois qui ont suivi, Mme Suhandi a vécu dans un appartement avec le père, lequel passait aussi du temps à la résidence d’une autre femme. Durant cette période, il s’est comporté de manière abusive envers Mme Suhandi et leur fils sur les plans psychologique et financier, limitant les déplacements et les contacts de Mme Suhandi, refusant d’assumer les frais de subsistance de celle-ci, menaçant de la dénoncer à la police et aux autorités de l’immigration, et menaçant de donner leur fils en adoption si elle ne quittait pas le Canada.

[6] En janvier 2020, après une entrevue avec un intervenant des services de protection de l’enfance, Mme Suhandi s’est installée dans un refuge pour femmes avec son fils. Deux jours plus tard, elle a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[7] Mme Suhandi a présenté des documents et des observations à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en mars 2021. Elle a décrit sa relation avec le père de son enfant, y compris la violence conjugale qu’elle avait subie, et elle a indiqué qu’il ne lui avait apporté aucun soutien financier depuis qu’elle l’avait quitté en janvier 2020. Une demande de garde et de pension alimentaire était toujours en instance au moment où elle a présenté ses observations en mars 2021. Ses observations portaient sur trois considérations d’ordre humanitaire principales : a) les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle devait retourner en Indonésie, y compris la difficulté à faire respecter les obligations en matière de pension alimentaire et la discrimination à laquelle elle serait exposée en tant que mère célibataire; b) l’intérêt supérieur de son fils; et c) son établissement au Canada, qui s’améliorait malgré la nécessité de s’occuper de son jeune fils durant la pandémie de COVID-19.

[8] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, Mme Suhandi a fait valoir qu’il était dans l’intérêt supérieur de son fils de continuer à vivre avec elle au Canada, où il pourrait nouer une relation avec son père, où sa mère a droit à une pension alimentaire et dispose des moyens légaux pour faire respecter ce droit, et où il peut poursuivre ses études.

B. Le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[9] Dans une décision datée du 14 avril 2021, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Suhandi. Dans sa décision, l’agent a tenu compte de l’établissement de Mme Suhandi au Canada, de l’intérêt supérieur de l’enfant, ainsi que des risques et des conditions défavorables en Indonésie.

[10] Lorsqu’il s’est penché sur l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que le fils ne serait pas en mesure d’aller à l’école en Indonésie, et que celui-ci arriverait à s’adapter de nouveau à la vie en Indonésie grâce aux soins et au soutien de sa mère. Il a pris acte de l’observation concernant la pension alimentaire, mais il a conclu que la preuve ne suffisait pas [traduction] « à établir que la demanderesse et sa famille ne seraient pas en mesure de subvenir aux besoins de l’enfant en l’absence d’une pension alimentaire ». Soulignant que Mme Suhandi avait sollicité le soutien de sa famille durant sa grossesse et qu’elle était restée auprès d’elle durant trois ans, l’agent a conclu que la famille était en mesure de soutenir la mère et le fils, et que celui-ci [traduction] « tirerait profit de ses liens familiaux en Indonésie ». Il a aussi conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que Mme Suhandi serait incapable de trouver un emploi en Indonésie pour subvenir aux besoins de son fils et aux siens. Dans l’ensemble, il a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que l’intérêt supérieur de l’enfant serait compromis dans une mesure telle que, soupesé par rapport à d’autres facteurs, il justifiait l’octroi d’une dispense pour les considérations d’ordre humanitaire.

C. La décision de l’agent était déraisonnable

[11] Je conclus que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par l’agent ne présente pas les caractéristiques d’une décision raisonnable énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov. Je parviens à cette conclusion pour deux raisons.

[12] Premièrement, l’agent n’a pas fait mention, et n’a vraisemblablement pas tenu compte, de l’observation de Mme Suhandi selon laquelle il serait dans l’intérêt supérieur de son fils de rester au Canada afin qu’il puisse nouer une relation avec son père. Même si le père n’avait pas récemment versé de pension alimentaire et qu’il n’entretenait pas de relation avec le fils, Mme Suhandi a souligné qu’il était important que son fils entretienne une relation avec ses deux parents. À mon avis, l’agent n’a pas « [tenu] valablement compte » de l’une des questions et préoccupations centrales soulevées par Mme Suhandi : Vavilov, au para 127. Étant donné l’importance pour un décideur d’être « attentif et sensible à la question qui lui [est] soumise », plus particulièrement en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, il s’agissait d’une omission importante dans le raisonnement de l’agent : Vavilov, au para 128; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 34-40; Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 511 aux para 5-9; Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 194 au para 20.

[13] Comme le fait remarquer le ministre, un décideur administratif n’est pas tenu de « répond[re] à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » soulevés par une partie : Vavilov, au para 128, citant Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 25. Après avoir examiné la preuve et les observations présentées par Mme Suhandi dans le cadre de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, je conclus que ses observations concernant l’intérêt de son fils à nouer une relation avec son père constituaient un argument central soulevé au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant, et non simplement un argument secondaire ou sans importance qui pourrait raisonnablement être passé sous silence. Contrairement à ce qu’a affirmé le ministre, l’argument n’a pas [traduction] « été soulevé comme un point parmi d’autres » dans les observations présentées par Mme Suhandi sur les considérations d’ordre humanitaire. Il était mentionné dans les observations comme le deuxième de cinq facteurs qui indiquaient qu’il était dans l’intérêt supérieur du fils de rester au Canada. Il a par la suite été répété dans le dernier paragraphe des observations de l’avocat sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Il a également été soulevé expressément dans trois paragraphes distincts de l’affidavit de Mme Suhandi déposé à l’appui de sa demande, dans lequel elle a déclaré qu’elle croyait qu’il était [traduction] « important qu’un enfant entretienne une relation avec ses deux parents » et qu’elle souhaitait rester au Canada [traduction] « pour que [son fils] puisse nouer une relation avec son père ».

[14] De plus, le ministre soutient que, selon la preuve, le père n’avait aucun intérêt à entretenir une relation avec son fils, ce qui diffère des situations dans les affaires Perez et Paul précitées, dans lesquelles il existait une relation continue avec le père. Bien que les circonstances factuelles puissent être différentes, comme c’est le cas dans chaque affaire, cela ne signifie pas que l’agent pouvait simplement écarter de son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant une possible relation entre le fils et son père. Dans les décisions Perez et Paul, la Cour est parvenue à des résultats différents en se fondant non pas sur la nature factuelle de la relation concernée, mais sur la question de savoir si les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire avaient correctement tenu compte de cette relation dans leur évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant : Perez, au para 9; Paul, au para 17.

[15] Deuxièmement, je suis d’accord avec Mme Suhandi pour dire que la façon dont l’agent a traité la question de la pension alimentaire était déraisonnable. Mme Suhandi a fait valoir qu’elle avait droit à une pension alimentaire; elle a fourni la preuve de la paternité du père et des mesures qu’elle avait prises afin d’obtenir cette pension alimentaire. Elle a fait remarquer que le père était réticent à lui verser la pension et elle a affirmé qu’il serait difficile, voire impossible, de faire respecter cette obligation à partir de l’Indonésie, pays qui ne pratique pas la réciprocité avec le Canada. Elle a aussi renvoyé à la preuve sur les conditions dans le pays, qui indique qu’il n’existe pas de système pour faire respecter les ententes de pension alimentaire en Indonésie. Comme je le mentionne plus haut, l’agent a répondu à cette observation en concluant que la preuve ne suffisait pas à établir que Mme Suhandi et sa famille seraient incapables de subvenir aux besoins de l’enfant en l’absence d’une pension alimentaire.

[16] Le fils de Mme Suhandi a légalement droit à une pension alimentaire de la part de son père. Si le renvoi de Mme Suhandi en Indonésie risque de compromettre ce droit, il s’agit d’un facteur à prendre en compte dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et, à mon avis, on ne saurait répondre à cette préoccupation en soulignant que d’autres membres de la famille devraient être en mesure de combler l’écart financier causé par l’incapacité à faire respecter ce droit. L’agent était chargé d’évaluer l’intérêt supérieur du fils, la mesure dans laquelle cet intérêt serait compromis par le rejet de la demande et l’importance de ce facteur dans l’évaluation globale des considérations d’ordre humanitaire. Je conviens avec Mme Suhandi que l’analyse de l’agent ne tient pas suffisamment compte de l’incidence que peut avoir sur l’intérêt du fils le fait de recevoir du soutien financier de la part de ses deux parents, comme il y a droit. En outre, l’agent a aggravé cette erreur en soulignant que Mme Suhandi avait déjà reçu du soutien de sa famille lorsqu’elle était en Indonésie, sans tenir compte du décès subséquent de son père et de l’incidence que pouvait avoir eue ce décès sur la capacité de sa famille à subvenir à ses besoins et à ceux de son enfant.

[17] À mon avis, ces erreurs commises par l’agent suffisent à rendre déraisonnable son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant. Étant donné l’importance de ce facteur pour la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Suhandi, j’estime que ces erreurs sont bien plus qu’une « erreur mineure ». En fait, elles sont graves à un point tel qu’on ne peut pas dire que la décision satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

D. L’établissement

[18] Bien que ce facteur ne soit pas déterminant en l’espèce, compte tenu des conclusions qui précèdent, j’ai une certaine réserve quant à la façon dont l’agent a traité l’établissement de Mme Suhandi au Canada. La preuve et les observations sur les considérations d’ordre humanitaire présentées par Mme Suhandi faisaient largement état de la relation marquée par la maltraitance qu’elle avait entretenue avec le père de son fils. Ses observations au sujet de son établissement, plus particulièrement, indiquaient qu’elle avait réussi à mettre fin à cette relation et à construire un nouveau foyer pour elle et son fils; elle avait eu besoin d’une aide financière pour y arriver, mais elle espérait devenir financièrement autonome. Il s’agissait là d’un aspect important de la situation personnelle de Mme Suhandi, en général, et de ses observations sur son établissement, plus particulièrement.

[19] L’agent n’a apparemment fait aucune mention des antécédents de maltraitance dans sa décision. Lorsqu’il a abordé l’établissement de Mme Suhandi, l’agent a souligné qu’il était [traduction] « conscient de sa situation », mais il a conclu que son établissement était néanmoins limité. À mon avis, même si l’on interprétait la mention, par l’agent, de la [traduction] « situation » de Mme Suhandi comme voulant dire que celle-ci avait vécu de la maltraitance, ce qui est loin d’être évident, l’agent n’a pas démontré qu’il avait considéré la maltraitance conjugale qu’elle avait vécue comme un facteur dans le cadre de sa demande. Dans la mesure où l’agent souhaitait éviter de renvoyer indûment à la maltraitance vécue par Mme Suhandi, je suis d’avis que cette réserve était déplacée dans les circonstances. Mme Suhandi a clairement fait mention de cette question et de ses antécédents personnels de maltraitance dans le cadre de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et elle avait droit à une décision qui montrait clairement que l’agent avait compris la gravité de la situation et qu’il l’avait considérée comme un facteur pertinent dans son évaluation.

IV. Conclusion

[20] Je conclus donc que la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Suhandi ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, l’intelligibilité et la transparence, et qu’elle doit être annulée. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Suhandi est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[21] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2870-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 14 avril 2021, par laquelle un agent principal a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Riani Suhandi, est annulée, et la demande est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2870-21

 

INTITULÉ :

RIANI SUHANDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 15 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

le 28 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Karima Karmali

 

Pour la demanderesse

 

Taylor Andreas

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Karima Karmali

Avocate

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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