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Date : 20220601


Dossier : T-1197-21

Référence : 2022 CF 805

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er juin 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

MICHAEL (JOE) FLETT

NORMAN JOSEPH LAGIMODIERE

CHARLES BOUCHER

TRACY PASHE

JOSEPH BOUCHER

JOHN NEAPEW

demandeurs

et

PREMIÈRE NATION DE PINE CREEK

DEREK NEPINAK

DON CHARTRAND

CINDY MCKAY

HARTLEY CHARTRAND

ANGELA MCKAY

BURKE RATTE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs ont introduit la présente demande en vertu de l’article 31 de la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5 [LEPN], afin de contester l’élection du chef et des conseillers de la Première Nation de Pine Creek [Pine Creek] et d’obtenir son invalidation.

Contexte

[2] Pine Creek est une Première Nation participante au sens de la LEPN et ses élections sont régies par cette Loi. L’élection du chef et du conseil qui est contestée dans la présente demande a eu lieu le 29 juin 2021 [l’élection]. Trois scrutins par anticipation ont eu lieu : un à Dauphin, le 22 juin 2021; un à Brandon, le 23 juin 2021; et un à Winnipeg, le 24 juin 2021.

[3] Au total, 1 088 bulletins de vote ont été déposés pour les postes de chef et de conseillers. Derek Nepinak a été élu chef, avec 401 voix. Il est désigné comme défendeur en l’espèce. Le candidat au poste de chef qui est arrivé deuxième est Charles Boucher (375 voix); il est l’un des demandeurs en l’espèce. Les candidats élus aux postes de conseiller sont Hartley Chartrand (337 voix), Cindy Campbell-McKay (263 voix), Don Chartrand (254 voix) et Angela McKay (233 voix). Ils sont tous désignés comme défendeurs en l’espèce. Le candidat au poste de conseiller qui est arrivé deuxième est Johnny Neapew (233 voix), qui est l’un des demandeurs en l’espèce, tout comme Michael (Joe) Flett (221 voix) et Joseph Boucher (196 voix).

[4] Les demandeurs allèguent que M. Nepinak a tenté d’acheter les votes d’électeurs en distribuant des bons d’échange pour un hot‑dog et une boisson à l’extérieur de l’édifice où a eu lieu le scrutin par anticipation à Winnipeg. De plus, le président d’élection, Burke Ratte, n’aurait pas correctement identifié des électeurs et aurait permis que d’autres irrégularités soient commises au cours de l’élection. Il est également désigné comme défendeur en l’espèce. Dans les présents motifs, il sera appelé « le président d’élection » et les autres défendeurs désignés seront collectivement appelés « les défendeurs ».

[5] Les défendeurs et le président d’élection nient les allégations formulées contre eux.

Dispositions pertinentes

Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5

Interdictions générales

16 Nul ne peut, relativement à une élection :

a) voter ou tenter de voter sachant qu’il est inhabile à voter;

b) inciter une autre personne à voter sachant que celle‑ci est inhabile à voter;

c) faire sciemment usage d’un faux bulletin de vote;

d) déposer dans une urne un bulletin de vote sachant qu’il n’y est pas autorisé par règlement;

e) par intimidation ou par la contrainte, inciter une autre personne à voter ou à s’abstenir de voter, ou encore à voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat donné;

f) offrir de l’argent, des biens, un emploi ou toute autre contrepartie valable en vue d’inciter un électeur à voter ou à s’abstenir de voter, ou encore à voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat donné.

Interdictions visant l’électeur

17 Nul électeur ne peut, relativement à une élection :

a) voter intentionnellement plus d’une fois à l’égard de chacun des postes de chef ou de conseiller;

b) accepter ou convenir d’accepter de l’argent, des biens, un emploi ou toute autre contrepartie valable pour voter ou s’abstenir de voter, ou encore pour voter ou s’abstenir de voter pour un candidat donné.

[…]

Interdiction

27 Nul ne peut, d’une manière qui n’est pas autrement interdite par la présente loi, entraver intentionnellement la tenue d’élections.

[…]

Contestation

31 Tout électeur d’une première nation participante peut, par requête, contester devant le tribunal compétent l’élection du chef ou d’un conseiller de cette première nation pour le motif qu’une contravention à l’une des dispositions de la présente loi ou des règlements a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection.

[…]

Décision du tribunal

35 (1) Au terme de l’audition, le tribunal peut, si le motif visé à l’article 31 est établi, invalider l’élection contestée.

Règlement sur les élections au sein de premières nations, DORS/2015-86 [le Règlement]

Remise du bulletin de vote

21 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le président d’élection ou le président d’élection adjoint remet un bulletin de vote sur lequel il a apposé ses initiales à toute personne qui se présente au bureau de vote et dont le nom est inscrit sur la liste des électeurs, sauf si elle a voté par anticipation.

Marque de la liste des électeurs

(2) Le président d’élection ou le président d’élection adjoint fait une marque sur la liste des électeurs en regard du nom de chaque électeur à qui un bulletin de vote est remis.

Renonciation au vote postal

(3) L’électeur qui a reçu la trousse de vote postale visée à l’article 16 peut voter en personne à un bureau de vote dans les cas suivants :

a) il retourne son bulletin de vote inutilisé au président d’élection ou à son adjoint;

b) il fournit au président d’élection ou au président d’élection adjoint une déclaration sous serment indiquant qu’il a perdu son bulletin de vote postal.

Questions en litige

[6] Les questions soulevées en l’espèce peuvent être dûment formulées comme suit :

  1. M. Nepinak a‑t‑il contrevenu à la LEPN ou au Règlement?

  2. Le président d’élection a‑t‑il contrevenu à la LEPN ou au Règlement?

  3. Dans l’affirmative, ces contraventions ont‑elles vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection?

  4. La Cour devrait‑elle exercer le pouvoir discrétionnaire d’invalider l’élection que lui confère l’article 35 de la LEPN?

Observation préliminaire

[7] Les demandeurs, les défendeurs et le président d’élection ont respectivement déposé des dossiers de demande. Chacun de ces dossiers contient la preuve versée en l’espèce.

[8] Le dossier des demandeurs contient les documents suivants :

  1. Affidavit de Michael (Joe) Flett, souscrit le 29 juillet 2021

  2. Affidavit de Norman Joseph Lagimodiere, souscrit le 29 juillet 2021

  3. Affidavit de Tracey Pashe, souscrit le 27 août 2021

  4. Affidavit de Charles Boucher, souscrit le 28 août 2021

  5. Affidavit de Justine Neapew, souscrit le 6 septembre 2021

  6. Affidavit de Norma Joseph Lagimodiere, souscrit le 22 octobre 2021

  7. Affidavit de Freda Virginia Watson, souscrit le 22 octobre 2021

  8. Affidavit d’Elizabeth Kayla Marie Flett, souscrit le 22 octobre 2021

  9. Affidavit de Jedidiha Nostradomus Flett

  10. Contre‑interrogatoire de Derek Nepinak

  11. Contre‑interrogatoire de Burke Ratte

  12. Clé USB contenant une séquence vidéo du bureau de vote de Pine Creek

[9] Le dossier des défendeurs contient les documents suivants :

  1. Affidavit de Derek Nepinak, souscrit le 1er octobre 2021

  2. Affidavit de Derek Nepinak, souscrit le 4 novembre 2021

  3. Transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Tracy Nora Pashe, le 12 novembre 2021

  4. Transcription et pièces du contre‑interrogatoire sur affidavit de Norman Joseph Gustave Lagimodiere, le 12 novembre 2021

  5. Transcription et pièces du contre‑interrogatoire sur affidavit de Freda Virginia Watson, le 12 novembre 2021

  6. Transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Charlie Willie Boucher, le 12 novembre 2021

  7. Transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Justin Neapew, le 12 novembre 2021

  8. Transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Michael Joseph Flett, le 12 novembre 2021

  9. Transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Jedidiha Nostradomus Flett, le 18 février 2022

[10] Le dossier du président d’élection contient les documents suivants :

  1. Affidavit de Burke Ratte, souscrit le 6 octobre 2021

  2. Transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Norman Joseph Gustave Lagimodiere, avec les pièces A et B, le 12 novembre 2021

  3. Transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Tracy Nora Pashe, le 1er novembre 2021

[11] J’ai examiné tous ces éléments de preuve, mais pour les besoins des présents motifs – en particulier au regard des admissions faites par les demandeurs à l’audience, dont il sera question ci‑dessous –, il n’est pas nécessaire que je mentionne chaque élément ou que je renvoie à chacun d’eux. Dans mon analyse, j’ai renvoyé aux éléments les plus pertinents dans le contexte de la question dont je suis saisie.

Contraventions à la LEPN ou au Règlement qu’aurait commises M. Nepinak

Position des demandeurs

[12] Les demandeurs allèguent que M. Nepinak, candidat au poste de chef, s’est tenu à l’extérieur de l’édifice où avait lieu le scrutin par anticipation à Winnipeg et a offert aux gens des bons d’échange pour des hot‑dogs et des boissons à la condition qu’ils votent pour lui et sa liste de candidats au conseil. Les demandeurs soutiennent que M. Nepinak a tenté d’acheter des votes et qu’il a agi en contravention des alinéas 16f), 17b) et 20b), et de l’article 27 de la LEPN. À l’appui de cette position, ils invoquent les affidavits de Norman Lagimodiere, de Freda Watson, de Tracy Pashe et de Justin Neapew. Les demandeurs affirment que l’affidavit en réponse de M. Nepinak n’est pas crédible.

Position des défendeurs

[13] Les défendeurs soutiennent qu’il ressort du témoignage de M. Nepinak que celui‑ci, alors qu’il se trouvait à l’extérieur du bureau de vote, a distribué aux gens des bons d’échange pour des hot‑dogs, par gentillesse et pour les remercier d’avoir participé au processus électoral. Il l’a fait sans demander ou dire à quiconque de voter pour lui ou pour un autre candidat en particulier. Les défendeurs soutiennent que le témoignage de M. Nepinak doit l’emporter sur ceux présentés pour le compte des demandeurs et que divers facteurs contextuels favorisent également la version des événements de M. Nepinak, notamment qu’il a distribué ouvertement des bons d’échange et les a offerts à des électeurs qui avaient déjà voté, à des non‑électeurs et à des candidats concurrents. Quoi qu’il en soit, nul ne saurait conclure qu’il y a eu achat de votes en contravention de l’alinéa 16f) de la LEPN parce que des bons d’échange pour des hot‑dogs ne sont pas une « contrepartie valable ».

Position du président d’élection

[14] Le président d’élection ne se prononce pas sur la question de savoir si M. Nepinak a contrevenu à la LEPN.

Contexte juridique

[15] L’article 31 de la LEPN comprend deux éléments auxquels celui qui conteste l’élection d’un chef ou d’un conseiller doit satisfaire pour avoir gain de cause :

  1. il doit y avoir eu contravention à la LEPN ou au Règlement;

  2. la contravention a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection.

[16] Selon l’article 35, la Cour peut, si ces éléments sont établis, invalider l’élection contestée.

[17] La jurisprudence relative aux demandes fondées sur l’article 31 et à la possibilité d’invalider l’élection contestée en vertu du paragraphe 35(1) (ou de dispositions législatives semblables) a établi les principes généraux suivants :

- La contravention peut prendre la forme d’une action ou d’une omission commise par un électeur, un candidat ou un membre du personnel électoral (Bird c Première Nation de Paul, 2020 CF 475 [Bird] au para 29; O’Soup v Montana, 2019 SKQB 185 [O’Soup] au para 27).

- Il incombe au demandeur d’établir qu’il y a eu contravention à la LEPN ou au Règlement et que cette contravention a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection (Whitford c Première Nation de Red Pheasant, 2022 CF 436 [Whitford] au para 75; Bird, aux para 28-30; McNabb v Cyr, 2017 SKCA 27 [McNabb] au para 23; Opitz c Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55 [Opitz] au para 52; Papequash c Brass, 2018 CF 325 [Papequash] au para 33; O’Soup, au para 29). Les tribunaux ont jugé que le sens du mot « vraisemblablement » se rapprochait davantage de celui de « probable » que de celui de « possible » ou de « peut avoir influé sur le résultat » (Paquachan v Louison, 2017 SKQB 239 [Paquachan] au para 24; O’Soup, au para 117).

- La norme de preuve à laquelle le demandeur doit satisfaire pour établir que les exigences de l’article 31 sont remplies est celle de la prépondérance des probabilités (Good c Canada (Procureur général), 2018 CF 1199 [Good] au para 49; Papequash, au para 33; McNabb, au para 23; O’Soup, aux para 29 et 92; Whitford, au para 75). Si le demandeur présente suffisamment d’éléments de preuve pour établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu contravention et que celle‑ci a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection, le fardeau de preuve peut être transféré au défendeur, qui doit alors réfuter l’allégation de contravention ou établir que la contravention n’a vraisemblablement pas influé sur le résultat de l’élection (Opitz, au para 61; Paquachan, au para 23; O’Soup, au para 92; McNabb, au para 23).

- Il est une « présomption de régularité » selon laquelle la Cour présume que toutes les procédures nécessaires ont été suivies au cours de l’élection contestée, à moins que le demandeur prouve le contraire (Opitz, au para 169; Bird, au para 29; O’Soup, au para 91; McNabb, au para 26). Il est inévitable que, dans une élection, des irrégularités se produisent sous une forme ou une autre (Opitz, au para 46; Paquachan, au para 19). Ces erreurs administratives ne devraient pas entraîner l’invalidation de l’élection à moins qu’il ne soit établi qu’elles ont vraisemblablement influé sur son résultat (Paquachan, au para 19; Papequash, au para 33; McNabb, au para 36; Good, au para 49; Whitford, au para 77).

- Ce ne sont pas toutes les contraventions qui justifient l’annulation d’une élection. Les facteurs à prendre en compte peuvent différer selon que la contravention porte sur des questions de forme concernant le déroulement de l’élection, ou sur des questions de fraude ou de corruption, comme l’achat de votes. Par exemple, dans les affaires portant sur des questions de forme, il peut être approprié de recourir à une approche mathématique, comme le critère du « nombre magique », pour établir la probabilité d’un résultat différent. Toutefois, lorsque le résultat d’une élection a été faussé par une fraude au point de remettre en question l’intégrité du processus électoral, une annulation peut être justifiée, peu importe le nombre de votes valides prouvé (Good, au para 54; Papequash, au para 34; McEwing c Canada (Procureur général), 2013 CF 525 [McEwing] aux para 81-82; Bird, au para 32; Gadwa c Kehewin Première Nation, 2016 CF 597 [Gadwa] aux para 88‑89; Whitford, au para 78).

- Même si les demandeurs ont satisfait aux deux exigences de la loi, la Cour a ultimement le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la tenue d’une nouvelle élection. Elle peut notamment l’exercer dans les cas de fraude ou d’autres formes de corruption. Il en est ainsi parce que l’annulation d’une élection a de graves conséquences. Non seulement elle prive les personnes dont les votes sont rejetés de leur droit de participer au scrutin, mais en prive aussi tous les électeurs qui ont voté; augmente le risque de litiges futurs; ébranle la certitude des résultats démocratiques; et peut provoquer une désillusion et une apathie chez les électeurs (Bird, au para 31; Paquachan, aux para 20 et 25; Good, au para 55; Opitz, au para 48; O’Soup, aux para 31, 117 et 123; McNabb, au para 45; McEwing, aux para 78 et 82).

[18] C’est dans ce contexte juridique que j’examine maintenant les observations des parties et la preuve.

Observations présentées par les parties sur le fondement de la preuve

[19] Il n’est pas contesté que M. Nepinak a offert des bons d’échange pour un hot‑dog et une boisson à l’extérieur de l’édifice où a eu lieu le scrutin par anticipation à Winnipeg. Ce qui est contesté, c’est de savoir si, en offrant des bons d’échange, M. Nepinak cherchait à obtenir des votes pour lui‑même ou d’autres candidats qu’il soutenait.

[20] À l’appui de leur allégation, les demandeurs renvoient aux éléments de preuve suivants :

  1. L’affidavit de Norman Joseph Lagimodiere, dans lequel ce dernier affirme qu’il a agi bénévolement comme agent électoral pour le candidat Michael (Joe) Flett lors de l’élection. Lors du scrutin par anticipation à Winnipeg, il a vu à plusieurs reprises M. Nepinak se tenir debout à l’extérieur du bureau de vote et distribuer des bons d’échange bleus pour des hot‑dogs aux personnes qui entraient pour voter. Il était assez près pour entendre M. Nepinak chaque fois qu’il demandait à des gens de voter pour lui ou ses candidats au conseil. Cela s’est produit entre 13 h et 18 h. Il a pris une photo de M. Nepinak, laquelle est jointe comme pièce à son affidavit.

  2. L’affidavit de Freda Watson, dans lequel celle‑ci déclare qu’elle sortait de la voiture de sa fille, qui était garée devant le bureau de vote par anticipation de Winnipeg, lorsque M. Nepinak s’est approché, s’est présenté et lui a tendu la main. Elle ne lui a pas serré la main parce qu’elle utilisait une marchette. M. Nepinak lui a alors dit : [traduction] « Si vous votez pour moi, je vous donnerai un bon d’échange, puis vous irez voir ces gars là‑bas une fois que vous aurez fini de voter ». Elle a répondu : [traduction] « Non merci, je sais pour qui voter ». Elle dit croire que M. Nepinak souhaitait acheter son vote.

  3. L’affidavit de Tracy Pashe, qui a agi bénévolement comme agente électorale pour les candidats Charles Boucher et Joseph Boucher lors de l’élection, dans lequel Mme Pashe déclare qu’elle était assise dans la section des agents électoraux à la table du président d’élection du bureau de vote par anticipation de Winnipeg et qu’elle avait vu M. Nepinak qui se trouvait dans le hall d’entrée adjacent au bureau de scrutin et donnait des bons d’échange aux gens qui entraient. Il a donné des bons d’échange à une personne assise à l’entrée du bureau de vote. M. Nepinak lui a remis cinq bons d’échange pour des hot‑dogs, et elle joint à son affidavit une photo d’une série de six bons d’échange portant la mention [traduction] « bon pour une boisson ». Elle dit également croire que le président d’élection a vu M. Nepinak donner des bons d’échange, à elle et à d’autres personnes. Elle affirme qu’elle est sortie plusieurs fois du bureau de vote et qu’à au moins une occasion, elle avait vu M. Nepinak donner des bons d’échange pour des hot‑dogs à une personne qui entrait dans l’immeuble pour voter.

  4. L’affidavit de Justin Neapew, qui a agi comme bénévole pour le candidat Michael (Joe) Flett lors de l’élection, dans lequel M. Neapew déclare que le jour du scrutin par anticipation à Winnipeg, il conduisait des personnes au bureau de vote. Il se garait alors de l’autre côté de la rue, devant les portes d’entrée du bureau de vote, et avait vu M. Nepinak se lever, parler aux électeurs et leur donner des bons d’échange pour des hot‑dogs. Il déclare qu’il a demandé à une quinzaine de ces électeurs ce que M. Nepinak voulait et que tous ont répondu qu’il leur avait donné des bons d’échange et leur avait demandé de voter pour lui et son groupe de candidats. M. Neapew affirme également qu’environ 10 à 15 autres électeurs lui ont spontanément dit la même chose en montant dans son véhicule. Chaque fois qu’il quittait le bureau de vote par anticipation, il voyait M. Nepinak debout à l’extérieur en train de parler à des personnes avec ses bons d’échange pour des hot‑dogs.

[21] Les défendeurs s’appuient sur l’affidavit de M. Nepinak.

  1. L’affidavit de M. Nepinak, daté du 1er octobre 2022, a été produit en réponse à la preuve par affidavits des demandeurs. M. Nepinak déclare qu’il avait l’intention de voter au bureau de scrutin par anticipation de Winnipeg et de distribuer des bons d’échange à des amis, à des membres de sa famille et à d’autres personnes dans les environs de l’hôtel où se trouvait le bureau. Les bons pouvaient être échangés contre un hot‑dog et une boisson gazeuse au chariot d’alimentation de Willy Dogs. Il avait acheté 60 bons d’échange de Willy Dogs au coût de 6,25 $ chacun. Il a déclaré qu’il était habituel et culturel d’offrir de la nourriture ou un festin avant, pendant ou après un événement culturel ou politique, et il a fait remarquer qu’il avait offert du poisson frit aux électeurs et à ses amis avant son élection au poste de grand chef de l’Assemblée des chefs du Manitoba et que, dans un geste de bonne volonté, il en avait de nouveau offert à ses amis et à ses électeurs lors de sa réélection à ce poste.

Après avoir voté, M. Nepinak a quitté l’hôtel et a marché environ 32 mètres vers le sud, où il a offert un bon d’échange à une femme âgée qui se dirigeait vers le nord. Elle lui a demandé son nom et il a répondu que c’était Derek, mais il n’a pas donné son nom complet et n’a pas dit qu’il était candidat au poste de chef. Elle a refusé le bon d’échange. Au même endroit, il a également offert quelques bons d’échange à Norman Joseph Lagimodiere, que ce dernier a acceptés. Arthur McKay lui a demandé un bon d’échange et il lui en a donné six. Plus tard, M. Nepinak s’est approché d’environ huit hommes vêtus de rouge et de noir, qui étaient près des portes d’entrée de l’hôtel et qu’il croyait être associés à des candidats à l’élection, comme Charles Boucher. Il a offert des bons d’échange au groupe et l’un des hommes en a pris deux. Il n’a dit à personne dans le groupe qu’il était candidat au poste de chef. Il a ensuite marché environ 70 à 80 pieds vers le nord, où il s’est arrêté. Trois personnes venant du sud l’ont abordé. L’une d’elles lui a demandé s’il était candidat au poste de chef, et il a confirmé que c’était le cas et a donné un bon d’échange à chaque personne ainsi que d’autres bons pour leurs enfants. Peu après 14 h, M. Nepinak s’est rendu au chariot à hot‑dogs, a échangé un bon contre un hot‑dog et une boisson, puis a quitté le secteur à bord de son véhicule. Il se souvient qu’il se trouvait à proximité de l’hôtel entre 13 h 27 à 14 h 27 environ, se fiant à cet égard à son reçu de stationnement, dont une copie est jointe comme pièce à son affidavit. Il est retourné au chariot à hot‑dogs peu après 18 h 30, a parlé avec l’exploitant du chariot, puis est retourné à sa moto. Il a alors rencontré Charles Boucher et lui a offert des bons d’échange, que Charles Boucher a acceptés. Charles Boucher a reçu deux bons d’échange et en a demandé deux autres, qu’il a obtenus. M. Nepinak est ensuite parti sur sa moto.

En réponse à l’affidavit de Tracy Pashe, M. Nepinak déclare qu’il a peut‑être donné un bon d’échange à un jeune homme assis à l’entrée du bureau de vote, mais qu’il ne savait pas s’il était un électeur ou s’il avait voté. En réponse à l’affidavit de Norman Joseph Lagimodiere, M. Nepinak déclare qu’à aucun moment, lorsqu’il était à l’hôtel ou près de l’hôtel, il n’avait demandé ou dit à quiconque de voter pour lui, ou pour un autre candidat, ou de ne pas voter pour un candidat en particulier.

  1. Dans son affidavit du 4 novembre 2021, M. Nepinak répond à l’affidavit de Freda Watson. M. Nepinak déclare ne pas connaître personnellement Freda Watson, mais se souvenir avoir discuté, le jour du scrutin par anticipation, avec une femme qui quittait un véhicule avec une marchette. Il affirme qu’il s’est approché du véhicule, où se trouvaient plusieurs personnes, dont une jeune femme, qu’il s’est présenté et qu’il a demandé si elles étaient membres de la Première Nation de Pine Creek. La jeune femme a répondu par la négative. Il leur a ensuite offert des bons d’échange pour des hot‑dogs; il pense en avoir donné quatre à la jeune femme, qui a dit qu’elle en donnerait quelques‑uns à ses enfants. Il ne se souvient pas si la personne qu’il suppose maintenant être Freda Watson a accepté un bon d’échange de sa part, et il ne lui a pas dit de voter pour lui. Il n’a pas non plus dit que le bon d’échange était conditionnel à ce qu’elle vote pour lui ou qu’il lui donnerait un bon d’échange si elle votait pour lui. Il ne lui a pas offert le bon d’échange pour tenter d’acheter son vote, contrairement à ce qu’affirme Freda Watson dans son affidavit. Il dit qu’il a offert le bon d’échange par gentillesse et pour la remercier d’avoir participé au processus électoral.

[22] Dans leurs observations écrites, les demandeurs renvoient aux affidavits susmentionnés présentés à l’appui de leur position. Ils répondent à l’explication que M. Nepinak a donnée dans son affidavit, et qu’il a précisée en contre‑interrogatoire, quant aux raisons pour lesquelles il avait distribué des bons d’échange pour des hot‑dogs, à savoir qu’il considérait qu’il était coutume d’offrir de la nourriture et qu’il avait déjà offert du poisson frit avant d’autres élections en signe de gratitude et par gentillesse. Les demandeurs ne prétendent pas qu’il est inhabituel d’offrir de la nourriture lors d’un événement culturel ou politique. Ils soutiennent toutefois que les deux exemples fournis par M. Nepinak ne renvoient qu’à ses propres agissements. Ils ajoutent que M. Nepinak a carrément nié avoir demandé à des électeurs de voter pour lui ou pour tout autre candidat, et que son témoignage n’est pas crédible parce que [traduction] « [p]lusieurs électeurs ont affirmé catégoriquement qu’il leur avait dit pour qui voter, tout en leur offrant de la nourriture et des boissons ».

[23] Les défendeurs soutiennent qu’il n’y a pas d’achat de votes lorsqu’une chose n’est pas offerte à la condition de voter pour une personne en particulier. Comme les demandeurs n’ont présenté aucune preuve établissant que les bons d’échange pour des hot‑dogs avaient été offerts à condition que le bénéficiaire vote pour une personne en particulier, ils n’ont pas démontré qu’il y avait eu contravention à l’alinéa 16f) de la LEPN. Rien ne prouve non plus que M. Nepinak a favorisé verbalement l’élection d’un candidat donné, de sorte qu’aucune violation de l’alinéa 20b) n’a été établie. Les défendeurs soutiennent que les demandeurs reconnaissent maintenant que cet aspect de leur position est faible et attaquent donc la crédibilité de M. Nepinak. Ils soutiennent que les demandeurs n’ont pas contre‑interrogé M. Nepinak sur le principal élément factuel contesté en l’espèce, à savoir ce qu’il avait dit en distribuant les bons d’échange pour des hot‑dogs. Étant donné que les demandeurs n’ont pas remis en question la crédibilité de M. Nepinak lorsque ce dernier a été contre‑interrogé, il ne leur est pas permis de le faire en présentant plus tard des observations écrites, alors que M. Nepinak ne peut plus défendre sa crédibilité. Pour étayer cet argument, les défendeurs s’appuient sur la jurisprudence relative aux témoignages donnés lors d’un procès. Ils affirment également que les demandeurs ne peuvent pas contester la crédibilité de M. Nepinak sur le seul fondement des affidavits contradictoires de leurs propres témoins quant à une question factuelle cruciale qui n’a pas été soumise à M. Nepinak en contre‑interrogatoire. Ils soutiennent qu’il n’y a aucune raison de ne pas croire M. Nepinak lorsqu’il affirme qu’il n’a pas dit ou suggéré aux gens comment voter, si bien que les demandeurs ne sauraient satisfaire à la première exigence de l’article 31 de la LEPN, soit qu’il y a eu contravention.

[24] Les défendeurs soutiennent que, quoi qu’il en soit, le témoignage de M. Nepinak doit être retenu, puisque selon la prépondérance des probabilités, une personne éclairée et douée d’un sens pratique le reconnaîtrait d’emblée comme raisonnable dans cette situation et ces conditions, renvoyant à cet égard à l’arrêt Faryna v Chorny, 1951 CanLII 252 à la p 357. Par ailleurs, nul ne peut conclure qu’il y a eu achat de votes en contravention de l’alinéa 16f) de la LEPN parce que les bons d’échange pour des hot‑dogs ne sont pas une « contrepartie valable ».

Analyse

[25] Le témoignage de Tracy Pashe établit seulement que M. Nepinak offrait des bons d’échange pour des hot‑dogs, ce que M. Nepinak reconnaît. Mme Pashe n’affirme pas avoir entendu M. Nepinak dire quoi que ce soit aux électeurs lorsqu’il distribuait les bons d’échange. Son témoignage n’établit pas que M. Nepinak lui a offert les bons en échange d’un vote en sa faveur ou en faveur d’autres candidats, ou pour l’inciter à voter pour lui ou d’autres candidats. En effet, même si elle agissait comme agente électorale bénévole pour les candidats à l’élection, Charles Boucher et Joseph Boucher, elle affirme simplement que M. Nepinak lui a donné cinq bons d’échange (elle a produit une photo montrant six bons d’échange). Son affidavit passe sous silence les circonstances dans lesquelles M. Nepinak lui a donné ces bons d’échange pour des hot‑dogs. Il semble également peu probable que M. Nepinak lui ait donné ces bons d’échange dans l’espoir qu’elle voterait pour lui, étant donné qu’elle appuyait de toute évidence Charles et Joseph Boucher.

[26] Le témoignage de Justin Neapew révèle qu’il a demandé à une quinzaine d’électeurs qu’il avait conduit au bureau de scrutin ce que M. Nepinak voulait et qu’ils lui ont tous répondu qu’il leur avait donné des bons d’échange et leur avait demandé de voter pour lui et son groupe de candidats. De plus, de 10 à 15 autres électeurs qui sont montés à bord de son véhicule lui ont dit la même chose. Il affirme que, chaque fois qu’il a quitté le bureau de vote par anticipation, il a vu M. Nepinak debout à l’extérieur en train de parler à des personnes avec ses bons d’échange pour des hot‑dogs.

[27] Je n’accorde aucun poids à cette preuve. Premièrement, le témoignage de M. Neapew à propos de ce que M. Nepinak disait aux électeurs constitue du ouï‑dire et est présumé inadmissible. Rien ne laisse croire qu’il serait admissible par application d’une exception traditionnelle à la règle du ouï‑dire ou parce qu’il satisfait aux exigences de nécessité et de fiabilité de l’« exception […] raisonnée » (R c Khelawon, 2006 CSC 57 aux para 2-3; Johnstone c Première Nation Nêhiyawak de Mistawasis, 2022 CF 492 au para 25). En fait, on ne m’a donné aucune explication sur les raisons pour lesquelles aucun affidavit de ces électeurs n’avait été présenté sur ce point crucial. Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat des demandeurs a reconnu que ce témoignage constituait du ouï‑dire. Je conviens également avec les défendeurs qu’il faudrait tirer une conclusion défavorable du fait que les demandeurs n’ont présenté le témoignage d’aucun de ces 25 à 30 électeurs qui auraient été directement invités par M. Nepinak à voter pour lui lorsque ce dernier leur offrait des bons d’échange pour des hot‑dogs (Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, art 81(2); Première Nation Crie de Split Lake c Sinclair, 2007 CF 1107 aux para 25-27).

[28] Deuxièmement, le récit des événements fait par M. Neapew, qui est fondé sur sa connaissance directe, contredit le témoignage de M. Nepinak. Dans son affidavit, M. Neapew affirme avoir vu M. Nepinak à l’extérieur du bureau de vote chaque fois qu’il quittait l’hôtel. Lorsqu’il a été contre‑interrogé sur son affidavit, il a déclaré qu’il y avait conduit des gens entre 10 h et 19 h, et il a continué d’affirmer que [traduction] « chaque fois » qu’il s’y rendait, il voyait M. Nepinak distribuer des bons d’échange. Toutefois, il a déclaré plus tard qu’il voulait seulement dire que c’était [traduction] « après l’heure du dîner », bien que ce qu’il voulait dire par là ne ressorte pas clairement de la transcription du contre‑interrogatoire. En revanche, M. Nepinak a déclaré qu’il avait été dans les environs du bureau de vote pendant environ une heure, soit de 13 h 30 à peu avant 14 h 30. Il a corroboré cette déclaration en présentant un reçu de stationnement, joint à son affidavit, qui montre que sa voiture avait été garée de 13 h 27 à 14 h 27. L’élément de preuve que constitue le reçu de stationnement n’a pas été contesté par les demandeurs lors du contre‑interrogatoire de M. Nepinak. Cela étant, je suis plus portée à croire le témoignage de M. Nepinak au sujet de l’heure à laquelle il se trouvait au bureau de vote, ce qui, du coup, jette le doute sur un aspect important du témoignage de M. Neapew et le rend moins crédible en général.

[29] J’ai aussi quelques réserves quant à la crédibilité du témoignage de M. Lagimodiere. Ce dernier a souscrit son premier affidavit, le 29 juillet 2021. En réponse à l’affidavit du président d’élection, il a signé un deuxième affidavit, le 22 octobre 2021, dans lequel il soulève une nouvelle allégation grave de pratiques électorales corrompues. Plus précisément, M. Lagimodiere a rencontré le président d’élection, à sa demande, le 4 juin 2021; ce dernier a alors [traduction] « exigé que les demandeurs Flett et Boucher lui versent 10 000 $ et que, lorsqu’ils seraient élus, il obtienne de Pine Creek un contrat d’évaluation environnementale et de gestion des déchets. Pour confirmer le contrat, le défendeur Ratte voulait que je rencontre son partenaire, Darrel Olsen, pour discuter de sa demande ».

[30] Lors du contre‑interrogatoire sur ce deuxième affidavit, M. Lagimodiere a d’abord soutenu que le président d’élection avait demandé à le rencontrer, et que c’était lors de cette rencontre qu’il avait fait la demande. Toutefois, lorsqu’on lui a présenté des messages textes montrant que c’était M. Lagimodiere qui avait demandé une rencontre, il a changé son témoignage et a reconnu que c’était lui qui avait demandé la rencontre. Il est difficile de croire que le président d’élection se serait rendu à une rencontre sollicitée par M. Lagimodiere et qu’il aurait ensuite exigé la somme de 10 000 $. Et même si c’était le cas, il semble peu probable que M. Lagimodiere n’ait pas parlé de la demande avant l’élection, puisque formulée par le président d’élection, qui dirigeait le processus électoral, elle aurait soulevé des doutes sur la corruption entourant ce processus. Quoi qu’il en soit, il serait raisonnable de s’attendre à ce qu’une allégation aussi grave ait au moins été soulevée dans le premier affidavit de M. Lagimodiere. L’importance de la somme demandée, 10 000 $, par rapport à des bons d’échange de 6,25 $ pour des hot‑dogs, semble éloquente. Bien qu’aucune des parties ne s’appuie sur cette allégation de corruption, j’estime que celle‑ci mine la crédibilité du témoignage de M. Lagimodiere.

[31] Enfin, en ce qui concerne le témoignage de Mme Watson, elle est la seule témoin et la seule électrice à avoir déclaré que M. Nepinak lui avait parlé directement en lui offrant un bon d’échange pour des hot‑dogs en contrepartie de son vote. Elle a déclaré que M. Nepinak avait dit : [traduction] « Si vous votez pour moi, je vous donnerai un bon d’échange, puis vous irez voir ces gars là-bas une fois que vous aurez fini de voter ». Elle a dit croire que M. Nepinak souhaitait acheter son vote.

[32] En contre‑interrogatoire, Mme Watson a déclaré qu’elle avait déjà décidé pour qui elle allait voter à son arrivée au bureau de vote. Lorsqu’on lui a demandé si l’offre d’un bon d’échange pour un hot‑dog l’avait fait changer d’intention, elle a répondu non, parce qu’elle n’aimait pas les hot‑dogs et qu’elle avait [traduction] « en fait pensé que c’était un vrai hot‑dog ». Lorsqu’on lui a dit que M. Nepinak ne lui avait rien dit lors du scrutin par anticipation qui aurait pu être interprété comme une tentative d’acheter son vote, elle a répondu qu’elle n’était pas d’accord parce qu’il avait essayé de le faire. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait tenté d’acheter son vote avec un hot‑dog, elle a répondu non, que c’était [traduction] « avec un bon d’échange, pas avec un hot‑dog ». Lorsqu’on lui a demandé contre quoi, selon elle, le bon pouvait être échangé, elle a répondu contre un hot‑dog, puisque [traduction] « il [lui avait offert] un bon d’échange. Il a dit que le bon d’échange était pour un hot‑dog, mais il n’a pas dit voici un hot‑dog […] ». Lorsqu’on lui a dit, [traduction] « [d]onc, vous ne croyez pas que c’était pour un hot‑dog », elle a répondu qu’elle le croyait à ce moment‑là. Lorsqu’on lui a demandé si c’était le cas maintenant, elle a répondu qu’elle ne le savait pas et qu’elle [traduction] « ne [pouvait] pas répondre à cette question ». Lorsqu’on lui a dit [traduction] « donc, à ce moment vous avez dit que vous croyiez que le bon devait être échangé contre un hot‑dog », elle a répondu : [traduction] « Oui, c’est ce qu’il a dit; voici un bon d’échange; allez voir ces gars là‑bas, ils vous donneront un hot‑dog. Mais quand j’ai regardé là‑bas, je n’ai pas vu de kiosque à hot‑dogs ».

[33] Plus tard, Mme Watson a été interrogée sur des publications Facebook qu’elle avait faites, où elle offrait aux électeurs non seulement de les conduire gratuitement au bureau de scrutin par anticipation, mais aussi de leur fournir des formulaires de demande de vote par correspondance. Elle a confirmé qu’elle avait également rédigé et publié une déclaration électorale au nom de son beau‑frère, John Neapew, l’un des demandeurs en l’espèce. De plus, elle est membre d’un groupe Facebook privé appelé « Pine Creek First Nation 2021 – Official Membership Notices », et d’une page publique appelée « Off Reserve Members of Pine Creek First Nation ». Lorsqu’on lui a demandé si ces deux pages Facebook offraient aux membres de la Première Nation de Pine Creek la possibilité d’afficher des publications sur des questions importantes, comme les élections, elle a répondu par l’affirmative. Elle a dit plus tard qu’elle n’avait jamais vu personne parler d’achat de votes sur les pages Web. Lorsqu’on lui a demandé si des allégations d’achat de votes ou de tentative en ce sens seraient un grave problème dans le cadre d’une élection, elle a répondu par l’affirmative. Elle a ensuite reconnu qu’une dame avait publié (sur la page « Pine Creek First Nation – Official Notices ») que certains des candidats essayaient d’acheter des votes et qu’elle avait fait un commentaire [traduction] « parce qu’on parlait de [s]on frère sur la page Web, et [elle l’a] défendu et [a] dit qu’il était très honnête, qu’il était impossible qu’il fasse quelque chose comme ça ». Lorsqu’on lui a demandé de dire clairement qu’elle avait déclaré que quelqu’un avait, dans une publication, accusé son frère d’avoir tenté d’acheter des votes, elle a nié et dit que seuls les candidats avaient été accusés. Quand son témoignage antérieur lui a été présenté, selon lequel elle avait publié un message pour défendre son frère, elle a répondu qu’elle [traduction] « ne sa[vait] pas à qui elle faisait référence parce que personne n’était nommé. [Elle] ne sa[vait] pas qui [elle] défendai[t] […] ».

[34] Mme Watson a également confirmé qu’elle n’avait pas publié sur Facebook de message alléguant que M. Nepinak avait tenté d’acheter son vote : [traduction] « non, parce que je n’avais pas de preuve. Pourquoi est‑ce que je publierais ça? ». Elle a ajouté : [traduction] « Non. Parce que je ne suis pas quelqu’un qui diffame quelqu’un d’autre sur la base d’un ouï‑dire ».

[35] Après avoir lu le contre‑interrogatoire de Mme Watson dans son ensemble, j’estime que son témoignage est moins que franc. Elle a déclaré avoir défendu son frère, mais je ne vois pas comment elle aurait pu publier en réponse qu’il était très honnête et qu’il était impossible qu’il fasse quelque chose comme ça, pour ensuite affirmer que le message ne visait que les candidats en général et qu’elle ne savait pas qui elle défendait dans sa réponse. Il est également difficile de concilier ce qu’elle a déclaré dans son affidavit au sujet de ce que M. Nepinak lui avait dit au bureau de vote par anticipation avec ce qu’elle a déclaré en contre‑interrogatoire, à savoir qu’elle ne [traduction] « diffame[rait pas] quelqu’un d’autre sur la base d’un ouï‑dire ». Bien que je reconnaisse que Mme Watson n’a peut‑être pas pleinement apprécié le contexte juridique des termes qu’elle a employés, je suis toujours préoccupée par l’idée qu’elle a jugé l’interaction qu’elle aurait eue avec M. Nepinak comme si peu vraisemblable qu’elle ne pouvait en parler dans une publication.

[36] À l’inverse, je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que le témoignage par affidavit de M. Nepinak n’a pas été contesté ou réfuté de façon significative en contre‑interrogatoire. Bien que les demandeurs ne puissent pas accepter son explication quant à la raison pour laquelle il offrait des bons d’échange pour des hot‑dogs – par gentillesse et en guise d’appréciation pour avoir participé au processus électoral –, cette explication n’a pas changé en contre‑interrogatoire. Quoi qu’il en soit, il a donné des précisions crédibles sur son témoignage par affidavit. De plus, comme le soulignent les défendeurs, le témoignage de M. Nepinak, selon lequel il n’avait demandé ou dit à personne de voter pour lui, y compris Mme Watson, et qu’il n’avait pas dit à cette dernière que le bon d’échange pour un hot‑dog lui était offert en contrepartie d’un vote en sa faveur ou qu’il lui en donnerait un si elle votait pour lui, n’a pas été contesté en contre‑interrogatoire. À mon avis, son témoignage était aussi honnête et ne pose aucun problème de crédibilité. Je préfère le témoignage de M. Napinak à celui de Mme Watson.

[37] Le fait que de la nourriture et des boissons aient été offertes ne mène pas non plus inévitablement à la conclusion qu’il y a eu achat de votes. Dans l’affaire Good c Canada (Procureur général), 2018 CF 1199 [Good], l’une des nombreuses allégations d’achat de votes concernait la mise à disposition d’une salle de réception dans un hôtel où un candidat avait tenu un scrutin par anticipation pour le poste de chef et où il avait fourni de la nourriture et des boissons gazeuses. Après avoir apprécié la preuve, dont certains éléments étaient directement contredits par d’autres, la juge McVeigh a conclu qu’il n’était pas inhabituel pour des candidats, au sein de toute tribune politique, d’avoir accès à une salle de réception où les gens « vont et viennent », et les faits présentés ne démontraient pas que la salle de réception ou les événements qui s’y étaient produits constituaient une incitation à acheter des votes. La juge McVeigh a conclu qu’il n’avait pas été prouvé qu’il y avait eu contravention à l’alinéa 16f) de la LEPN (aux para 270‑273).

[38] De même, dans la décision Bird, la juge McVeigh a conclu qu’un candidat n’avait pas contrevenu à l’alinéa 16f) de la LEPN en organisant, six jours avant l’élection, un dîner‑causerie où l’on avait servi de la soupe, du bannock et du champagne, parce qu’il était fréquent de parrainer des activités, y compris des dîners, pendant une campagne électorale (aux para 68‑70). À titre subsidiaire, même si l’on avait contrevenu à l’alinéa 16f), cette contravention n’aurait pas influé sur les résultats de l’élection parce qu’il relèverait de la spéculation de prétendre que le dîner avait réussi à lui seul à influencer 50 voix (au para 71).

[39] Je reconnais que, dans l’affaire Bird, l’offre de nourriture et de boissons a eu lieu pendant une campagne électorale, alors que dans l’affaire Good, elle avait eu lieu dans l’hôtel où se déroulait un scrutin par anticipation – un cas semblable à celui dont je suis saisie.

[40] Je conviens également avec les défendeurs que le témoignage de M. Nepinak semble plus compatible avec les probabilités entourant l’affaire dans son ensemble. Il a déclaré, sans que ce soit contesté, qu’il avait offert des bons d’échange pour des hot‑dogs aux électeurs et aux non‑électeurs, ainsi qu’à d’autres candidats ou personnes dont il croyait qu’elles avaient un lien avec d’autres candidats, notamment à Mme Pashe, à M. Lagimodiere et à M. Charles Boucher. On pourrait penser que, si M. Nepinak avait tenté d’influencer les votes, il aurait probablement agi de façon stratégique dans sa distribution de bons d’échange pour des hot‑dogs.

[41] M. Nepinak a également offert ouvertement des bons d’échange pour des hot‑dogs à l’extérieur du bureau de vote par anticipation. S’il avait tenté d’acheter des votes, cette façon de faire aurait été tout sauf discrète et le risque qu’elle soit découverte aurait été très élevé.

[42] De plus, l’idée que les membres de la Première Nation de Pine Creek qui ont participé au scrutin par anticipation pouvaient être influencés dans leur décision par un hot‑dog et une boisson gazeuse – ou que M. Nepinak pensait qu’ils pouvaient l’être – semble, au mieux, improbable.

[43] De plus, s’il est vrai que l’offre de bons d’échange pour des hot‑dogs était conditionnelle à ce que l’électeur accepte de voter d’une certaine façon, il reste que rien n’indique que M. Nepinak a demandé une preuve – par exemple, une photo du bulletin rempli – que la condition avait été respectée avant de remettre ledit bon d’échange. S’il offrait des bons d’échange pour des hot‑dogs aux électeurs qui entraient dans le bureau de vote, ceux‑ci pouvaient voter librement et obtenir quand même un hot‑dog. Comme l’a dit la Cour dans la décision Henry c Première Nation Anishinabe de Roseau River, 2017 CF 1038 au para 59, « il n’y a pas corruption, ni achat de votes, quand de l’argent est offert sans qu’une condition de voter d’une certaine façon y soit rattachée ».

[44] Pour tous ces motifs, je ne suis pas convaincue que les demandeurs se sont acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’en offrant des bons d’échange pour des hot‑dogs, M. Nepinak tentait d’inciter les électeurs à voter pour un candidat donné, en contravention de l’alinéa 16f) de la LEPN.

Contrepartie valable

[45] L’alinéa 16f) interdit à quiconque d’offrir « de l’argent, des biens, un emploi ou toute autre contrepartie valable en vue d’inciter un électeur à voter ou à s’abstenir de voter, ou encore à voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat donné ».

[46] Je suis d’accord avec les défendeurs qu’un bon d’échange pour un hot‑dog et une boisson d’une valeur de 6,25 $ n’est pas une « contrepartie valable », comme le prévoit l’alinéa 16f) de la LEPN. L’ajout du qualificatif « valable » au mot « contrepartie » signifie qu’il existe un seuil minimal sous lequel la personne concernée ne sera pas visée par la disposition. Il est peu probable qu’en offrant des bons d’échange pour des hot‑dogs et des boissons, M. Nepinak ait incité un électeur à changer son vote. D’ailleurs, Freda Watson a affirmé dans son témoignage que l’offre n’avait pas influencé son intention de vote.

[47] À mon avis, les demandeurs n’ont pas établi que M. Nepinak avait fourni une contrepartie valable aux électeurs dans le but d’influencer leur vote. Par conséquent, et aussi pour ce motif, les demandeurs n’ont pas démontré que M. Nepinak avait contrevenu à l’alinéa 16f) de la LEPN.

Alinéa 20b)

[48] Compte tenu des conclusions exposées ci‑dessus au regard de la preuve, les demandeurs n’ont pas non plus établi que M. Nepinak avait favorisé verbalement l’élection d’un candidat ou s’y était opposé en étant à portée de voix d’un bureau de scrutin, en contravention de l’alinéa 20b) de la LEPN.

Article 27

[49] Les demandeurs allèguent également que, par sa conduite, M. Nepinak a contrevenu à l’article 27 de la LEPN en entravant intentionnellement la tenue de l’élection. Ils n’ont pas précisé cette allégation, et, à mon avis, elle est sans fondement. Ils n’ont pas établi qu’en distribuant des bons d’échange pour des hot‑dogs, M. Nepinak avait entravé d’une façon quelconque la tenue de l’élection ou y avait porté atteinte. Rien ne prouve que le vote a été perturbé ou que quelqu’un n’a pas pu entrer dans le bureau de scrutin.

Contraventions à la LEPN ou au Règlement qu’aurait commises le président d’élection

Position des demandeurs

[50] Les demandeurs soutiennent que leur preuve par affidavits établit qu’il y a eu un certain nombre d’irrégularités et de contraventions à la LEPN, comme l’omission d’identifier adéquatement les électeurs pour s’assurer qu’ils était admissibles à voter et celle de sécuriser adéquatement les urnes. Ils affirment qu’à cause de la négligence grave ou de la simple négligence du président d’élection, il y a une perte de confiance dans le résultat de l’élection, qui est dans une certaine mesure faussé, ce qui justifie son invalidation.

Position des défendeurs

[51] Les défendeurs soutiennent que les demandeurs n’ont pas précisé en quoi les irrégularités qu’ils ont relevées, à savoir que le président d’élection n’avait pas pris les précautions nécessaires pour s’assurer que les personnes ayant participé au scrutin y avaient droit et que le traitement des urnes était adéquat, constituaient des infractions à la LEPN ou au Règlement.

Position du président d’élection

[52] Le président d’élection soutient qu’il n’a pas contrevenu à la LEPN ou au Règlement et qu’il n’a pas omis d’identifier adéquatement les électeurs qui ont voté. Il soutient que la LEPN et le Règlement n’exigent pas que les électeurs fournissent une pièce d’identité lorsqu’ils se présentent au bureau de scrutin. Le président d’élection reconnaît qu’à une occasion, une personne avait voté au nom du véritable électeur – un imposteur –, mais qu’une fois découvert, l’incident avait été traité conformément au Manuel du président d’élection publié par Affaires autochtones et du Nord Canada. Il n’y a pas eu contravention à la LEPN ou au Règlement. Le président d’élection nie avoir fait preuve d’imprudence ou de négligence dans l’exercice de ses fonctions et soutient que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve établissant qu’il ne s’est pas acquitté des obligations que lui imposent la LEPN ou le Règlement.

Analyse

[53] À l’audition de la présente demande, l’avocat des demandeurs a fait savoir que ses clients abandonnaient l’allégation selon laquelle les urnes n’avaient pas été sécurisées de façon adéquate. Par conséquent, cette allégation ne sera pas examinée dans les présents motifs.

[54] Les questions relatives à l’identité des électeurs que soulèvent les demandeurs sont les suivantes :

- L’affidavit de Michael (Joe) Flett indique que sa nièce, Elizabeth Kayla Marie Flett, n’a pas voté à l’élection, ce que cette dernière a confirmé par affidavit. Toutefois, selon la liste du président d’élection, Elizabeth Kayla Marie Flett a voté en personne à Brandon. Dans le registre tenu par l’agent électoral de Michael (Joe) Flett quant au scrutin par anticipation qui a eu lieu à Brandon, le nom d’Elizabeth Kayla Marie Flett apparaît deux fois.

- L’affidavit de Michael (Joe) Flett indique que Margaret Sylvia Pascal [traduction] « figure sur la liste des personnes ayant voté par anticipation et le jour de l’élection », mais qu’elle était dans une institution au Québec et qu’elle n’aurait donc pas pu voter en personne. Dans son affidavit, Joseph Lagimodiere déclare qu’il a informé le président d’élection que la personne qui a voté sous le nom de Margaret Sylvia Pascal n’était pas la véritable Margaret Sylvia Pascal. Le président d’élection a déclaré qu’à aucun moment, Joseph Lagimodiere ne l’avait informé du fait que des gens prétendaient être quelqu’un d’autre et que (une personne s’étant présentée comme étant) Margaret Sylvia Pascal avait voté en personne au scrutin par anticipation tenu à Winnipeg, le 24 juin 2021, après avoir signé un affidavit confirmant son identité et déclaré qu’elle avait perdu son bulletin de vote postal.

La liste du président d’élection, qui est jointe à son affidavit, indique qu’une personne s’étant identifiée comme étant Margaret Sylvia Pascal avait voté en personne à Winnipeg et avait signé un affidavit confirmant son identité.

- L’affidavit de Michael (Joe) Flett indique que Jedidiha Nostradomus Flett [traduction] « a voté par anticipation le jour de l’élection », mais qu’il se trouvait dans un établissement au Manitoba et n’aurait pas pu voter. Jedidiha Nostradomus Flett confirme dans un affidavit qu’il était incarcéré au moment de l’élection et n’avait pas voté. Le registre de l’agent électoral de Michael Flett indique que Jedidiha Nostradomus Flett a voté lors du scrutin par anticipation à Brandon. L’affidavit du président d’élection indique que (une personne s’étant présentée sous le nom de) Jedidiha Nostradomus Flett a voté lors du scrutin par anticipation tenu à Brandon, le 23 juin 2021.

La liste du président d’élection indique que Jedidiha Nostradomus Flett a voté en personne à Brandon.

- L’affidavit de Michael (Joe) Flett indique que Thomas Ducharme est inscrit comme personne ayant voté, mais qu’il n’aurait pas pu le faire puisqu’il est décédé avant l’élection. Selon le registre tenu par l’agent électoral de Michael Flett, Thomas Ducharme a voté à Winnipeg [DD, à la p 28]. L’affidavit du président d’élection indique que (une personne s’étant identifiée sous le nom de) Thomas Ducharme a voté lors du scrutin par anticipation tenu à Winnipeg, le 24 juin 2021, après avoir signé un affidavit dans lequel il déclarait avoir perdu son bulletin de vote postal.

La liste du président d’élection indique qu’une personne s’étant identifiée sous le nom de Thomas Ducharme avait voté en personne à Winnipeg après avoir signé un affidavit dans lequel elle confirmait son identité et déclarait avoir perdu son bulletin de vote postal.

- L’affidavit de Michael Flett indique qu’Alvin Steven Junior Richard a été inscrit comme personne ayant voté, mais qu’il n’aurait pas pu le faire puisqu’il est décédé avant l’élection. Selon le registre tenu par l’agent électoral de Michael Flett, Alvin Steven Junior Richard a voté à Pine Creek. L’affidavit du président d’élection indique qu’Alvin Steven Junior Richard n’a pas voté à l’élection de 2021. Son nom ne figure pas sur la liste du président d’élection.

- L’affidavit de Tracey Pashe indique que lors du scrutin par anticipation tenu à Brandon, celle‑ci a inscrit sur sa liste des votants (ou celle de l’agente électorale) que Destiny Brandi Schewenzer avait voté (sur la liste des votants, son nom est écrit « Destiny Brandi Schwenzer »). Lors du scrutin tenu à Winnipeg, une autre personne s’est identifiée comme étant Destiny Brandi Schewenzer. Mme Pashe affirme qu’elle a [traduction] « contesté » l’admissibilité à voter de cette personne auprès du président d’élection, mais que celui‑ci lui avait dit qu’il n’avait d’autre choix que de la laisser voter parce qu’elle avait produit une pièce d’identité.

Dans son affidavit, le président d’élection explique que ni la LEPN ni le Règlement ne prévoient le cas où quelqu’un prétend être un électeur qui a déjà voté. Toutefois, il est écrit à l’article 8.7.3 du Manuel du président d’élection que si la liste des électeurs montre qu’une personne a déjà voté sous le nom d’un électeur qui veut maintenant voter, ce dernier doit d’abord prouver qu’il est la personne dont le nom figure sur la liste. Le président d’élection a jugé que, selon la pièce d’identité qu’elle avait fournie, Destiny Brandi Schewenzer était bien l’électrice inscrite sur la liste des électeurs et que la personne qui avait voté au scrutin par anticipation à Brandon était un imposteur. Le président d’élection a déclaré que Destiny Brandi Schewenzer avait voté au scrutin par anticipation à Winnipeg, le 24 juin 2021. La liste du président d’élection indique que Destiny Brandi Schwenzer a voté à Brandon et à Winnipeg.

- Dans son affidavit, Norman Joseph Lagimodiere indique qu’il a informé le président d’élection que la personne qui avait voté sous le nom de Richard Catcheway n’était pas le véritable Richard Catcheway. Il affirme que Richard Catcheway, son cousin, est un itinérant qui n’a aucun intérêt à voter. Richard Andrew Catcheway figure sur la liste des électeurs du registre tenu par l’agent électoral de M. Lagimodiere et sur celle du registre tenu par l’agente électorale de Tracy Pashe comme ayant voté par la poste. L’affidavit du président d’élection indique qu’à aucun moment, Joseph Lagimodiere ne l’a informé du fait que des gens prétendaient être quelqu’un d’autre et que (une personne s’étant présentée comme étant) Richard Catcheway avait voté au moyen d’un bulletin de vote postal. La liste du président d’élection semble indiquer que Richard Catcheway a voté au moyen d’un bulletin de vote postal.

[55] Les demandeurs ont allégué que ces sept irrégularités dans l’identification des électeurs démontrent que le président d’élection a contrevenu à la LEPN.

[56] Toutefois, comme leur avocat l’a reconnu lorsqu’il a comparu devant moi, la LEPN et le Règlement n’exigent pas que les électeurs fournissent une pièce d’identité ou que le président d’élection déploie des efforts particuliers pour confirmer l’identité d’un électeur.

[57] Comme l’a soutenu le président d’élection, la seule disposition pertinente est le paragraphe 21(1) du Règlement, qui précise qui peut se voir remettre un bulletin de vote. À cet égard, les seules exigences sont : que la personne n’ait pas voté par anticipation; qu’elle se présente au bureau de vote; et que son nom soit inscrit sur la liste des électeurs. Lorsqu’une personne satisfait à tous ces critères, le président d’élection doit lui remettre un bulletin de vote :

Remise du bulletin de vote

21 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le président d’élection ou le président d’élection adjoint remet un bulletin de vote sur lequel il a apposé ses initiales à toute personne qui se présente au bureau de vote et dont le nom est inscrit sur la liste des électeurs, sauf si elle a voté par anticipation.

[58] Le Manuel du président d’élection, bien qu’il ne soit pas contraignant, est instructif en ce qu’il explique ce que doit faire le président d’élection. Les articles suivants sont pertinents en l’espèce :

[traduction]

8.6.1 Identité de l’électeur

Lorsqu’une personne se présente au bureau de vote, elle doit vous donner son nom ou le donner au président adjoint d’élection. Vous devez alors vérifier si le nom est inscrit sur la liste des électeurs.

[…]

8.6.3 Remise du bulletin de vote

Si vous, ou le président adjoint d’élection, constatez que la personne est habile à voter, qu’elle n’a pas reçu de bulletin de vote postal et qu’elle n’a pas voté par anticipation, prenez un bulletin de vote, apposez‑y vos initiales au verso, pliez‑le de manière à ce que vos initiales soient visibles et que le recto soit dissimulé. Remettez le bulletin de vote à l’électeur et demandez‑lui de le retourner de la même manière. Rayez d’un trait le nom de l’électeur sur la liste des électeurs, de sorte à indiquer qu’il a reçu un bulletin.

[…]

8.7.2 Personne qui a déjà voté sous le nom d’un électeur

Si la liste des électeurs montre qu’une personne a déjà voté sous le nom d’un électeur qui veut maintenant voter, cet électeur doit d’abord prouver au président ou au président adjoint d’élection qu’il est la personne dont le nom figure sur la liste. Si vous ou votre adjoint êtes convaincu que cette personne est habile à voter et qu’elle n’a pas déjà voté, vous pouvez lui remettre un bulletin de vote.

Veuillez indiquer sur la liste des électeurs que l’électeur initial était un imposteur, mais que l’électeur légitime a exercé son droit de vote. Bien que les électeurs ne soient pas tenus de présenter une pièce d’identité avant de voter, il serait avantageux que quelqu’un qui connaît bien la collectivité, comme l’administrateur du registre, soit présent lors du vote afin de décourager les imposteurs.

[59] Selon l’alinéa 14a) de la LEPN, quiconque demande un bulletin de vote sous un faux nom contrevient à la loi. Ainsi, ces inconnus qui l’ont fait lors de l’élection ont contrevenu à la LEPN. Toutefois, comme les candidats le reconnaissent maintenant, le président d’élection n’a pas contrevenu à la LEPN ou au Règlement en n’exigeant pas des électeurs qu’ils présentent une pièce d’identité. Je refuse également de deviner l’objet de la LEPN et de combler le vide qu’elle contiendrait à cet égard, comme les demandeurs m’ont invité à le faire à l’audience. Cet argument est nouveau et non étayé.

[60] Il convient également de souligner que la preuve établit que, lorsque Destiny Brandi Schwenzer s’est présentée au bureau de vote par anticipation à Winnipeg et que le président d’élection a constaté qu’un vote avait déjà été inscrit sous son nom à Brandon, celui‑ci a suivi la procédure décrite dans le Manuel du président d’élection en confirmant son identité, à sa satisfaction, et en lui remettant ensuite un bulletin de vote.

[61] Je souligne en outre que les personnes qui ont prétendu être Margaret Sylvia Pascal et Thomas Ducharme ont chacune signé un affidavit avant de recevoir un bulletin pour voter en personne au bureau de vote par anticipation de Winnipeg, le 24 juin 2021. Cette procédure est également conforme aux exigences de l’alinéa 21(3)b) du Règlement, que voici :

21 (3) L’électeur qui a reçu la trousse de vote postale visée à l’article 16 peut voter en personne à un bureau de vote dans les cas suivants :

a) il retourne son bulletin de vote inutilisé au président d’élection ou à son adjoint;

b) il fournit au président d’élection ou au président d’élection adjoint une déclaration sous serment indiquant qu’il a perdu son bulletin de vote postal.

[62] En conclusion, compte tenu de ce qui précède et du fait que les demandeurs le reconnaissent maintenant, l’allégation selon laquelle le président d’élection a contrevenu aux dispositions de la LEPN et du Règlement, s’agissant de l’identification des électeurs, est non fondée et ne saurait être accueillie. Il faut dire par ailleurs que, bien qu’ils affirment qu’ils [traduction] « ne présenteront aucune observation quant à savoir si l’imprudence et la négligence du défendeur, le président d’élection Burke Ratte, équivalent à de la fraude », les demandeurs n’ont présenté absolument aucune preuve permettant d’inférer, ou à tout le moins d’alléguer directement, qu’il y a eu fraude par le président d’élection.

Les contraventions ont‑elles vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection?

Position des demandeurs

[63] Les demandeurs répètent que des votes auraient été achetés et qu’il y aurait eu des irrégularités ou de la fraude lors du vote, et ils renvoient à ce que la Cour a déclaré dans la décision Papequash – qu’il n’est pas rare qu’une distinction soit faite entre les affaires comportant des irrégularités de forme et celles qui traitent de fraude ou de corruption. Plus précisément, il est possible que dans le premier cas une approche mathématique soit nécessaire pour déterminer si le résultat a été faussé, tandis que dans le deuxième cas, l’annulation peut être justifiée, peu importe le nombre de votes concerné (au para 34). Les demandeurs allèguent que les manœuvres frauduleuses de M. Nepinak, combinées à [traduction] « l’imprudence et à la négligence » du président d’élection, atteignent un [traduction] « niveau de corruption » qui justifie d’invalider les résultats de l’élection. Les demandeurs soutiennent qu’il est impossible de savoir combien de votes sont concernés, et, citant l’arrêt Opitz, ils soutiennent que l’élection doit être annulée si l’identité du vainqueur de l’élection n’est pas claire.

Position des défendeurs

[64] Les défendeurs affirment que M. Nepinak n’a pas agi en contravention de la LEPN ou du Règlement. Or, même si la Cour devait conclure le contraire, les circonstances de l’espèce ne justifient pas d’appliquer l’approche rigoureuse décrite dans la décision Papequash. Dans l’affaire qui nous occupe, les bons d’échange pour des hot‑dogs auraient été offerts ouvertement, et non en secret, et rien ne prouve que M. Nepinak a fait plus que remettre des bons d’échange pour des hot‑dogs, comme il l’a déclaré dans son témoignage. Il est peu probable que cela ait influé sur le résultat de l’élection. De plus, la Cour ne devrait pas examiner l’ensemble des allégations de violation afin de déterminer si, cumulativement, elles pourraient avoir influé de manière significative sur le résultat de l’élection. Et en tout état de cause, les demandeurs n’ont pas établi que les contraventions avaient modifié le résultat de l’élection.

Position du président d’élection

[65] Le président d’élection rejette les allégations portées contre lui par les demandeurs, mais il soutient que, même si elles étaient tenues pour avérées, l’élection devrait seulement être annulée s’il y a de sérieux motifs de croire que le résultat aurait été différent n’eût été la fraude, renvoyant à cet égard à la décision Papequash, au para 36. De plus, le nombre de votes concernés ne satisfait pas au critère du nombre magique énoncé dans l’arrêt Opitz. Le président d’élection soutient également que les demandeurs n’ont établi l’existence d’aucun lien entre l’achat allégué de votes par M. Nepinak et les irrégularités qui auraient été commises lors de l’identification des électeurs. Enfin, le président d’élection soutient que la Cour ne peut invalider l’élection sur le fondement de l’article 35 de la LEPN que si elle conclut que la contravention à l’une des dispositions de la LEPN ou du Règlement a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection. Le président d’élection soutient que les contraventions qui auraient été commises n’auraient pu influer sur le résultat de l’élection.

Analyse

[66] Comme je l’ai conclu ci‑dessus, les demandeurs n’ont pas établi que M. Nepinak avait acheté des votes ou autrement contrevenu à la LEPN. De plus, les demandeurs ont maintenant renoncé à alléguer que le président d’élection n’avait pas sécurisé les urnes, et ils ont reconnu que les problèmes qu’ils avaient relevés dans l’identification des électeurs ne montraient pas que le président d’élection avait contrevenu à la LEPN. Par conséquent, comme la première exigence de l’article 31 de la LEPN n’est pas respectée – soit qu’il y eu contravention –, la demande ne saurait être accueillie.

[67] Toutefois, même si les contraventions alléguées par les demandeurs avaient été établies, elles ne satisfont pas à la deuxième exigence de l’article 31 – qu’elles ont vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection. J’examinerai brièvement ce point.

[68] Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat des demandeurs a fait une troisième admission importante : même si les sept irrégularités ou problèmes de fraude constatés au cours du scrutin étaient considérés comme fondés, cela ne suffirait pas à satisfaire au critère du nombre magique. Je suis d’accord.

[69] Le critère du nombre magique repose sur le postulat que tous les votes rejetés (ou, comme en l’espèce, non admissibles) étaient en faveur du candidat élu. Une élection peut être annulée si le nombre de votes rejetés (ou non admissibles) égale ou dépasse la majorité du vainqueur (Opitz, aux para 71‑73; McNabb, au para 23). En l’espèce, les sept votes non admissibles ne suffiraient pas à modifier le résultat de l’élection du chef (majorité de 26 votes) ou des membres du conseil. Même s’il était présumé que tous ces votes non admissibles favorisaient Angela McKay‑Chartrand (la candidate élue au conseil avec le moins de votes, soit 244), celle‑ci aurait quand même été élue sans ces votes. Si on applique le critère du nombre magique, elle aurait obtenu 237 votes contre 233 votes pour Johnny Neapew, le candidat qui est arrivé second. J’ajouterais que, compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, j’aurais conclu qu’au mieux, les demandeurs ont établi cinq cas d’irrégularités ou de fraude commis lors du scrutin.

[70] Quoi qu’il en soit, les demandeurs reconnaissent maintenant qu’ils n’ont pas démontré que le nombre de votes contrevenant à la LEPN et au Règlement suffisait à modifier le résultat de l’élection.

[71] Cela étant, lorsqu’ils ont comparu devant moi, les demandeurs ont insisté sur le fait qu’il s’agissait d’un cas où la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire et invalider l’élection. Ils se sont largement appuyés sur la décision Papequash pour étayer cette position.

[72] Dans la décision Papequash, le juge Barnes a dit ce qui suit :

[34] Ce ne sont pas tous les manquements à la Loi ou au Règlement qui justifient l’annulation d’une élection au sein d’une bande. Il n’est pas rare qu’une distinction soit faite entre les affaires comportant des irrégularités de forme et celles qui traitent de fraude ou de corruption. Dans la première situation, il est possible qu’une approche mathématique prudente (p. ex. le critère du nombre magique inversé) soit nécessaire pour établir la probabilité d’un résultat différent. Cependant, lorsque le résultat d’une élection a été faussé par une fraude au point de remettre en question l’intégrité du processus électoral, une annulation peut être justifiée, peu importe le nombre de votes valides prouvé. L’une des raisons de l’adoption d’une approche plus rigoureuse en cas de corruption électorale est qu’il pourrait être impossible de confirmer l’ampleur exacte de l’inconduite, ou il se peut que la conduite soit mal interprétée. Cela est particulièrement vrai lorsque des allégations d’achat de votes sont soulevées et lorsque les deux parties à l’opération sont coupables et ont souvent tendance à agir secrètement : voir Gadwa c Kehewin First Nation, 2016 CF 597, [2016] ACF no 569 (QL).

[73] Il a poursuivi en citant les paragraphes 22 et 23 de l’arrêt Opitz, puis il a déclaré :

[36] Compte tenu de ce qui précède, on ne peut pas vraiment douter de la possibilité qu’une fraude électorale grave puisse fausser le résultat d’une élection. Cependant, il ne faut pas négliger la mise en garde de la Cour selon laquelle une cour de révision se réserve le droit de refuser d’annuler une élection, même dans des cas de fraude ou d’autres formes de corruption. Ce point a été soulevé récemment dans McEwing c Canada (Procureur général), 2013 CF 525, [2013] 4 RCF 63, lorsque le juge Richard Mosley a mentionné ceci :

[81] La réponse à la question de savoir ce qui peut constituer un effet corrosif sur l’intégrité du processus électoral dépendra des faits de chaque affaire. Je ne crois pas que les commentaires que la majorité a formulés au paragraphe 43 de l’arrêt Opitz permettent de dire que la Cour peut annuler le résultat d’une élection dans chaque cas où une fraude, une manœuvre frauduleuse ou un acte illégal a été établi. Dans ce paragraphe, la Cour suprême du Canada a cité Cusimano c Toronto (City), 2011 ONSC 7271, [2011] OJ no 5986 (QL), au paragraphe 62 : [traduction] « Une élection ne sera annulée que lorsque l’irrégularité viole un principe démocratique fondamental ou permet de se demander si le résultat recueilli reflète la volonté des électeurs. »

[82] Au paragraphe 48 de l’arrêt Opitz, la majorité a prévenu que l’annulation d’une élection priverait de leur droit de participer au scrutin non seulement les personnes dont les votes sont rejetés (dans le contexte d’une allégation d’irrégularité), mais également tous les électeurs qui ont voté dans la circonscription. Cela signifie, à mon sens, que la Cour ne devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à annuler une élection que lorsqu’il existe une raison sérieuse de croire que les résultats auraient été différents si la fraude n’avait pas été commise ou lorsqu’un candidat ou son agent officiel a participé à la fraude.

[74] Le juge Barnes a ajouté que ce qui se dégageait de la jurisprudence pertinente, c’est que toute tentative faite par un candidat ou son agent officiel d’acheter le vote des électeurs constituait une pratique insidieuse qui affaiblissait et compromettait l’intégrité du processus électoral. Il a conclu que, dans l’affaire dont il était saisi, il y avait une preuve évidente d’une vaste activité d’achat de votes entreprise ouvertement par quatre des défendeurs et qu’aucun des nombreux auteurs d’affidavit ayant été témoins de ces événements n’avait été contre‑interrogé et que leurs témoignages demeuraient jusque‑là non contestés. Il a jugé tout aussi important le fait qu’un des défendeurs avait tenté de soudoyer les demandeurs pour qu’ils abandonnent leur demande d’invalidation de l’élection en leur offrant une importante somme d’argent.

[75] Les demandeurs affirment que l’affaire Papequash porte sur exactement la même situation que celle dont je suis saisie, car [traduction] « il y a tant d’irrégularités résultant de la négligence grave ou de la simple négligence du président d’élection, et tant d’éléments de preuve montrant que de nombreux électeurs non admissibles ont voté, que les résultats de l’élection soulèvent des doutes », et qu’il est justifié d’invalider l’élection. Je ne suis pas d’accord.

[76] Premièrement, la décision Papequash porte sur un achat de votes généralisé, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, et j’ai conclu ci‑dessus que les demandeurs n’avaient pas établi que M. Nepinak avait acheté des votes. Deuxièmement, comme le reconnaissent maintenant les demandeurs, les problèmes relatifs à l’identification des électeurs, qu’ils attribuent au président d’élection, ne prouvent pas que ce dernier a agi en contravention de la LEPN. Rien ne prouve non plus que le président d’élection était d’une certaine façon liée à des personnes qui se seraient fait passer pour des électeurs et auraient voté en contravention de la LEPN. Troisièmement, les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve à l’appui de leur allégation selon laquelle les irrégularités commises lors du scrutin seraient attribuables à la négligence grave ou à la simple négligence du président d’élection, ce qui permettrait de confirmer l’existence d’un [traduction] « niveau de corruption » justifiant que la Cour invalide l’élection. Enfin, bien que les demandeurs allèguent qu’il existe un certain lien entre l’achat de votes et les contraventions qu’aurait commises le président d’élection, ils n’ont aucunement défini ce lien. Ils n’ont pas non plus présenté d’éléments de preuve à l’appui de cette allégation. Je conclus que cette allégation est sans fondement.

[77] De plus, contrairement ce que les demandeurs font valoir, la Cour n’est pas saisie d’un cas où le résultat de l’élection a été faussé par une fraude au point de remettre en question l’intégrité du processus électoral, et où l’annulation peut être justifiée, peu importe le nombre de votes concerné. Rien n’indique que, outre les sept problèmes d’identité mentionnés ci‑dessus, d’autres votes auraient été faits sans droit. Par ailleurs, même si l’allégation d’achat de votes par M. Nepinak s’était avérée fondée, M. Nepinak a offert des bons d’échange pour des hot‑dogs ouvertement, et non en secret, et rien ne permet de croire qu’à part offrir des bons d’échange pour des hot‑dogs, il se serait livré à d’autres activités d’achat de votes. Par conséquent, il n’y a aucune raison de croire que l’on ne connaît pas « [l’]ampleur exacte de l’inconduite » (Papequash, au para 34).

[78] De plus, M. Nepinak a déclaré qu’il avait en sa possession 60 bons d’échange à distribuer, ce que n’ont pas contesté les demandeurs. M. Nepinak fait état de 29 de ces bons d’échange dans ses affidavits : il en a remis quatre à la fille de Freda Watson (une non‑électrice); deux à Norman Joseph Lagimodiere (l’agent électoral d’un candidat adverse); six à Arthur McKay (candidat au poste de conseiller); deux à des hommes qui, croyait‑il, avaient un lien avec Charles Boucher; au moins trois à une famille qui arrivait du bureau de scrutin; quatre à Charles Boucher (un candidat); six à Tracey Pashe (l’agente électorale d’un candidat adverse); un à un homme assis à l’extérieur du bureau de scrutin; et il en a gardé un pour lui. Il reste donc 31 bons d’échange qui pourraient avoir modifié les résultats de l’élection.

[79] À mon avis, il est très peu probable que M. Nepinak ait pu, en une heure, influer sur le vote de 26 personnes à l’élection pour le poste de chef (la différence entre les votes pour lui et le candidat qui est arrivé second) en utilisant 31 bons d’échange pour des hot‑dogs, d’autant plus que la preuve établit qu’il avait tendance à donner plusieurs bons d’échange en même temps, autant à des électeurs qu’à des non‑électeurs et à des gens dont il savait qu’ils ne voteraient pas pour lui. De plus, comme je l’ai déjà mentionné, il est également peu probable que des électeurs qui ont pris la peine de se rendre au bureau de vote par anticipation aient été influencés par un bon d’échange pour un hot‑dog d’une valeur de 6,25$.

[80] Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat des demandeurs a fait valoir que, par son comportement, M. Nepinak avait ébranlé le processus démocratique parce qu’il était auparavant le grand chef de l’Assemblée des chefs du Manitoba. Il a en fait affirmé que, bien que le bon d’échange pour un hot‑dog ait une faible valeur monétaire, les actions de M. Nepinak ont eu un incidence plus grande sur les électeurs étant donné ce qu’il est. Bien qu’il n’ait pas demandé aux gens de voter pour lui, il est une personne influente et il est possible de déduire de sa présence qu’il essayait d’influencer le vote. De plus, si ses actions ne sont pas sanctionnées, tout le monde pourrait offrir des cadeaux sur les lieux d’un bureau de scrutin.

[81] Toutefois, on ne m’a présenté aucune preuve tendant à indiquer que des électeurs connaissaient le statut antérieur de M. Nepinak et je ne suis pas convaincue que l’effet persuasif de l’offre d’un bon d’échange pour un hot‑dog a été sensiblement renforcé par ce statut. Il n’appartient pas non plus à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’invalider l’élection et d’ainsi dénoncer ou sanctionner le comportement indubitablement mal avisé d’un candidat. Le pouvoir discrétionnaire d’invalider une élection peut être exercé dans les cas de fraude électorale ou de pratiques électorales illégales, mais la Cour estime que la situation ne justifie pas la mesure radicale qu’est l’invalidation de l’élection. En l’espèce, les demandeurs n’ont pas établi que M. Nepinak avait contrevenu à l’alinéa 16f) de la LEPN et, par conséquent, il n’y a pas lieu d’exercer ce pouvoir discrétionnaire. De plus, comme je l’ai mentionné, même s’il y avait eu contravention, il est peu probable que cela ait influé sur le résultat de l’élection.

[82] Pour tous ces motifs, la demande est rejetée.

Dépens

[83] Dans leur avis de demande, les demandeurs sollicitent les dépens, mais dans leurs observations écrites, ils sollicitent les dépens sur la base avocat‑client, sans plus. Lorsqu’ils ont comparu devant moi, les demandeurs ont soutenu que, même s’ils n’obtenaient pas gain de cause, ils avaient soulevé des questions importantes et que les membres de la Première Nation devraient pouvoir se défendre contre la pratique inappropriée que constitue l’offre de bons d’échange pour des hot‑dogs lors d’un scrutin par anticipation, et qu’ils ne devraient pas être condamnés aux dépens.

[84] Les défendeurs sollicitent les dépens sur la base avocat‑client et affirment que les demandeurs ont fait preuve d’une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante, renvoyant à cet égard à la décision Microsoft Corporation c 9038-3746 Québec Inc, 2007 CF 659 [Microsoft] au para 11. Ils ont présenté de longues observations écrites à l’appui de cette position et concluent que l’effet cumulatif de la conduite des demandeurs justifie l’adjudication des dépens sur la base avocat‑client. Les défendeurs soutiennent également que les admissions très importantes que les demandeurs ont faites le jour de l’audience sont arrivées trop tard, ce qui renforce également l’idée que l’octroi des dépens sur la base avocat‑client est justifié.

[85] Le président d’élection demande que les demandeurs lui versent des dépens et convient que les admissions qu’ils ont faites sont arrivées trop tard.

[86] À l’audience, j’ai demandé aux avocats de me présenter pour examen leurs mémoires des dépens, ce qu’ils ont fait.

[87] L’article 400 des Règles des Cours fédérales confère à la Cour un pouvoir discrétionnaire absolu à l’égard des dépens et, dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour peut tenir compte des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles. En l’espèce, j’ai tenu compte non seulement du résultat de l’instance, mais aussi du fait que la conduite des demandeurs avait eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance et d’en accroître la complexité. Je suis également d’avis que les admissions importantes faites par les demandeurs lorsqu’ils ont comparu devant moi auraient pu et auraient dû être faites beaucoup plus tôt, ce qui aurait au moins circonscrit sensiblement les questions en litige. En particulier, les demandeurs savaient ou auraient dû savoir que la LEPN et le Règlement n’obligeaient pas le président d’élection à établir l’identité des électeurs autrement qu’en demandant à ces derniers de confirmer leur identité. Il ne s’agit pas non plus d’un cas où les demandeurs auraient soulevé d’importantes questions de gouvernance. Et bien que l’offre de bons d’échange de 6,25 $ pour des hot‑dogs lors du scrutin par anticipation ait pu être mal avisée et inappropriée, je suis portée à croire que, si les demandeurs ont poursuivi dans tous ses aspects la présente demande de contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’elle soit instruite, c’est davantage par rancœur qu’à cause d’une question de hot‑dog.

[88] Cela dit, je ne suis pas non plus convaincue que les demandeurs ont fait preuve d’une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante (Microsoft, au para 11; Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38 au para 67) au point de justifier l’adjudication de dépens sur la base avocat‑client aux défendeurs et au président d’élection.

[89] Par conséquent, j’accorderai aux défendeurs des dépens, calculés en fonction du mémoire des dépens qu’ils m’ont présenté et de la colonne III du tarif B, d’une somme de 12 385,55 $, incluant tous les frais et les débours, ainsi que la taxe sur les produits et services [TPS] et la taxe de vente provinciale [TVP]. Et, sur la même base, j’adjugerai au président d’élection la somme de 12 982,79 $.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1197-21

LA COUR STATUE :

  1. L’appel est rejeté.

  2. Les défendeurs, la Première Nation de Pine Creek, Derek Nepinak, Don Chartrand, Cindy McKay, Harley Chartrand et Angela McKay, ont droit à des dépens d’une somme totale de 12 385,55 $.

  3. Le défendeur Burke Ratte a droit à des dépens d’une somme totale de 12 982,79 $.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1197‑21

 

INTITULÉ :

MICHAEL (JOE) FLETT, NORMAN JOSEPH LAGIMODIERE, CHARLES BOUCHER, TRACY PASHE, JOSEPH BOUCHER ET JOHN NEAPEW c PREMIÈRE NATION DE PINE CREEK, DEREK NEPINAK, DON CHARTRAND, CINDY MCKAY, HARTLEY CHARTRAND, ANGELA MCKAY ET BURKE RATTE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence au moyen de Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er juin 2022

 

COMPARUTIONS :

John Prystanski

Lionel Chartrand

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ryan Savage

Peter Mueller

 

POUR LES DÉFENDEURS

(PREMIÈRE NATION DE PINE CREEK, DEREK NEPINAK, DON CHARTRAND, CINDY MCKAY, HARTLEY CHARTRAND ET ANGELA MCKAY)

 

John Isfeld

J.R. Norman Boudreau

POUR LE DÉFENDEUR

(BURKE RATTE)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Prystanski Law Office

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Taylor McCaffrey LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

POUR LES DÉFENDEURS

(PREMIÈRE NATION DE PINE CREEK, DEREK NEPINAK, DON CHARTRAND, CINDY MCKAY, HARTLEY CHARTRAND ET ANGELA MCKAY)

Boudreau Law

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

(BURKE RATTE)

 

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