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Date : 20220603


Dossier : IMM-4169-20

Référence : 2022 CF 818

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

FATIH BEYCAN SABUNCU

HAYRIYE OZTEKIN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sont des citoyens de la Turquie. En juin 2010, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada leur a accordé la qualité de réfugié au sens de la Convention en raison de leur crainte de subir des préjudices de la part de la famille de Mme Oztekin. La famille était fortement opposée à la relation entre Mme Oztekin et M. Sabuncu à cause de leurs origines religieuses et ethniques différentes (elle est une musulmane sunnite d’origine kurde et il est un musulman alévi d’origine arabe). La famille voulait également se venger de la honte que Mme Oztekin leur avait fait subir en rejetant un mariage arrangé avec un autre homme et en poursuivant sa relation avec M. Sabuncu.

[2] Au cours des années qui ont suivi l’acceptation de leur demande d’asile, les demandeurs sont retournés en Turquie pour des séjours prolongés afin de suivre un traitement de fertilité à Istanbul. Ce traitement a réussi, et leur fils est né au Canada en août 2013.

[3] Ces voyages en Turquie ont toutefois également eu une autre conséquence. En juin 2018, la SPR a accueilli une demande de constat de perte d’asile visant les demandeurs au motif qu’ils s’étaient réclamés à nouveau de la protection de leur pays de nationalité : voir le paragraphe 108(2) et l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). À la suite de cette décision, les demandes d’asile des demandeurs ont été considérées comme rejetées : voir le paragraphe 108(3) de la LIPR. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée : voir Sabuncu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 62.

[4] Peu après la décision de la SPR, le 28 septembre 2018, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Les demandeurs n’auraient normalement pas dû avoir le droit de présenter leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à ce moment-là, mais ils ont fait valoir l’intérêt supérieur de leur fils pour le faire : voir l’alinéa 25(1.21)b) de la LIPR, qui énonce cette exception à l’empêchement habituel prévu par la Loi. En outre, les demandeurs ont soulevé l’intérêt supérieur de leur fils ainsi que leur établissement au Canada et les risques auxquels ils étaient exposés en Turquie à l’appui de leur demande de résidence permanente présentée à partir du Canada.

[5] Le paragraphe 25(1) de la LIPR autorise le ministre à accorder une dispense à l’étranger qui cherche à obtenir le statut de résident permanent, mais qui est interdit de territoire ou qui, de toute autre manière, ne se conforme pas à la Loi. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables en vertu de la Loi. Comme l’indique la disposition, une telle mesure ne sera accordée que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Ce pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense offre une certaine souplesse pour atténuer les effets d’une application rigide de la Loi, dans les cas appropriés : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 19. Il doit être exercé à la lumière de la raison d’être équitable sous-jacente de la disposition : Kanthasamy, au para 31. La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances particulières de l’affaire, mais il faut aussi garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un régime d’immigration parallèle : voir Kanthasamy, aux para 23 et 25. La dispense particulière demandée par les demandeurs concernait l’exigence habituelle selon laquelle une personne dans leur situation doit demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada.

[6] Alors que leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était toujours en cours de traitement, les demandeurs ont été renvoyés du Canada vers la Turquie le 11 juin 2019. Bien entendu, leur fils les a suivis.

[7] Après le renvoi, le conseil des demandeurs a présenté des observations supplémentaires à plusieurs reprises pour informer Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada de la situation des demandeurs en Turquie.

[8] Dans une décision datée du 24 août 2020, un agent principal a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Selon l’agent, les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour justifier qu’on leur octroie une dispense des exigences habituelles de la loi.

[9] Les demandeurs sollicitent à présent le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il n’est pas contesté que le fond de la décision doit être contrôlé selon la norme de la décision raisonnable : voir Kanthasamy, au para 44; voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10.

[10] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue envers la décision qui présente de tels attributs (idem). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions factuelles en l’absence de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. Toutefois, il ne s’agit pas d’une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux : voir Vavilov, au para 13.

[11] Il incombe aux demandeurs de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[12] Les demandeurs contestent la décision de l’agent pour plusieurs motifs, mais, à mon avis, il n’est nécessaire d’en aborder qu’un seul : l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[13] Le paragraphe 25(1) exige expressément que le décideur tienne compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision prise aux termes de cette disposition. L’application du principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant […] dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au para 35, citant Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 au para 11, et Gordon c Goertz, [1996] 2 RCS 27 au para 20). Elle doit par conséquent tenir « compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35). Le degré de développement de l’enfant déterminera l’application précise du principe dans les circonstances particulières du cas sous étude (idem). La protection des enfants par l’application de ce principe signifie « décider de ce qui [. . .], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au para 36, citant MacGyver c Richards (1995), 22 OR (3d) 481 (CA) à la p 489).

[14] L’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas nécessairement déterminant dans le cadre de l’analyse d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : voir Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75; voir aussi Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 aux paras 2 et 8. Néanmoins, il s’agit d’un facteur important à prendre en considération par le décideur. Ce faisant, le décideur ne doit pas se contenter de déclarer qu’il a tenu compte de l’enfant. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, au para 39). Il doit se voir accorder « un poids considérable » (Baker, au para 75). Si « l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable » (idem).

[15] Je conclus que c’est le cas en l’espèce.

[16] L’agent a conclu que l’intérêt supérieur du fils des demandeurs ne justifiait pas l’octroi d’une dispense pour deux raisons. Premièrement, l’enfant ne va pas à l’école en Turquie parce qu’il ne parle pas le turc, mais il pourrait toujours aller dans une école anglaise. Deuxièmement, étant donné que les demandeurs [traduction] « continueront à lui apporter amour, soutien et conseils pendant cette période de transition dans sa vie », l’intérêt supérieur de l’enfant [traduction] « continuera d’être assuré grâce à l’amour et au soutien de ses parents ».

[17] À mon avis, ces conclusions sont insoutenables à la lumière des éléments de preuve présentés à l’agent.

[18] Les observations initiales à l’appui de la demande (fournies alors que les demandeurs étaient encore au Canada) mettaient l’accent sur les éléments suivants pour faire valoir que l’intérêt supérieur de l’enfant pesait lourdement en faveur de l’accueil de la demande :

  • Le fils des demandeurs, qui avait cinq ans à l’époque, a vécu toute sa vie au Canada.

  • Il n’a pas de liens significatifs avec la Turquie. Il n’a pas d’amis là-bas ni aucun lien avec la culture de ce pays. Tous ses amis et ses liens sociaux sont au Canada.

  • Il ne peut ni parler ni comprendre le turc. Cela entrave sa scolarisation, ainsi que sa capacité à se faire des amis et à participer aux activités de la communauté.

  • En résumé, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant [traduction] « qu’il soit autorisé à rester au Canada et qu’il puisse continuer de bénéficier de ses propres amitiés, de la culture qu’il connaît, de sa communauté et d’une stabilité scolaire et émotionnelle ».

[19] Dans d’autres observations présentées après le retour des demandeurs en Turquie, le conseil des demandeurs a relevé les points suivants concernant l’intérêt supérieur de l’enfant :

  • Le fils des demandeurs ne peut pas s’inscrire à l’école parce qu’il est citoyen canadien. S’il obtient la nationalité turque et s’inscrit à l’école, cela pourrait révéler l’emplacement de la famille aux agents de persécution.

  • Le fils des demandeurs a été placé brièvement dans une garderie privée, mais il n’a pas pu y rester, car il ne peut ni parler ni comprendre le turc. Son incapacité à parler ou à comprendre le turc l’a également empêché d’avoir une quelconque vie sociale.

  • Le Canada et sa vie dans ce pays manquent terriblement à l’enfant, qui éprouve des difficultés émotionnelles et a été suivi par un psychologue clinicien.

  • Les agents de persécution ont recherché activement les demandeurs. Le frère de M. Sabuncu a récemment été battu par des membres de la famille de Mme Oztekin parce qu’il ne voulait pas leur dire où se trouvent les demandeurs.

  • Les demandeurs ont peur d’être découverts par les agents de persécution. Ils déménagent donc fréquemment, logent dans des hôtels et se cachent même chez un ami. Cette vie d’instabilité et d’insécurité a exacerbé le stress et les bouleversements émotionnels que leur fils vivait déjà.

[20] À part aborder la question de la langue et suggérer que le fils pourrait fréquenter une école anglaise, l’agent ne traite pas de manière significative des éléments de preuve concernant ce qui est survenu en Turquie. L’agent ne fait aucun commentaire sur le fait que l’inscription de l’enfant à l’école en tant que citoyen turc pourrait exposer la famille au risque d’être découverte par les agents de persécution. L’agent ne traite pas non plus de manière significative des éléments de preuve concernant l’instabilité et l’insécurité que la famille vivait en Turquie, affirmant plutôt qu’il s’agissait simplement d’une [traduction] « période d’adaptation » pour les demandeurs. Contrairement à ce qui est exigé, l’agent n’examine pas attentivement l’intérêt supérieur du fils des demandeurs à la lumière de tous les éléments de preuve. La conclusion selon laquelle l’intérêt supérieur de l’enfant [traduction] « continuera d’être assuré grâce à l’amour et au soutien de ses parents » laisse entendre une absence totale d’appréciation non seulement de l’intérêt de l’enfant, mais aussi des circonstances dans lesquelles lui et sa famille se sont trouvés.

[21] Comme il est mentionné plus haut, lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions factuelles, à moins de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. Cela étant dit, pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au regard des faits. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte : voir Vavilov, aux para 125-126. En outre, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au para 128). C’est ce qui s’est produit en l’espèce.

[22] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[23] Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4169-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent d’immigration datée du 24 août 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4169-20

 

INTITULÉ :

FATIH BEYCAN SABUNCU ET AUTRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Shane Molyneaux

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Boris Kozulin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shane Molyneaux Law Office

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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