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Date : 20220510


Dossier : IMM-3204-21

Référence : 2022 CF 685

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

BEVERLLY FRANCES SINNETTE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Beverlly Frances Sinnette, âgée de 67 ans, est une citoyenne de Trinité-et-Tobago [Trinité] qui est au Canada sans statut depuis 34 ans. Elle est arrivée au pays en 1988 et n’est pas retournée à Trinité depuis. À l’exception d’un cousin au Canada, les membres de la famille de Mme Sinnette — trois fils adultes, deux sœurs et deux frères, et les familles de sa sœur et de son frère qui sont mariés — vivent tous à Trinité. Mme Sinnette sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 21 avril 2021 [la décision], par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; elle cherchait à être dispensée de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. L’agent a conclu que les facteurs invoqués par Mme Sinnette ne suffisaient pas à justifier une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de Mme Sinnette sera rejetée. Je ne doute pas que 34 années passées au Canada équivalent à toute une vie. Toutefois, compte tenu de la preuve limitée présentée par Mme Sinnette à l’appui de sa demande, je ne puis trouver de failles dans la décision. Il demeure loisible à Mme Sinnette, bien entendu, de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

II. Le contexte et la décision faisant l’objet du contrôle

[3] Mme Sinnette est entrée au Canada sans visa en octobre 1988, à l’âge de 33 ans. Selon elle, à l’époque, les citoyens de Trinité n’avaient pas besoin de visa pour entrer au Canada. Elle affirme que son objectif principal, en venant au Canada, était d’échapper à la violence domestique qu’elle subissait aux mains du père de deux de ses enfants. Elle prétend avoir été agressée sexuellement par cet homme à deux reprises lorsqu’elle était adolescente et que les deux agressions ont donné lieu à une grossesse. Une fois au Canada, elle a obtenu un permis de travail en janvier 1989, permis qui a été prolongé à de multiples reprises. Son dernier permis de travail a expiré en mars 1998.

[4] Mme Sinnette prétend qu’elle a présenté une demande d’asile peu après son arrivée au Canada, mais qu’elle n’a reçu aucune correspondance de la part du ministère responsable, le ministère de l’Emploi et de l’Immigration à l’époque. Elle a cru que le traitement de sa demande prenait du temps et qu’on finirait par communiquer avec elle. Elle n’a pas été en mesure d’obtenir des renseignements au sujet de sa demande d’asile malgré les diverses demandes d’accès présentées en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1.

[5] En janvier 1991, Mme Sinnette a fait l’objet d’un rapport établi par un agent d’immigration en application de l’alinéa 27(2)f) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2, aujourd’hui abrogée. Cet alinéa prévoyait la préparation d’un tel rapport à l’égard de toute personne qui « [avait] pénétré au Canada sans passer par un point d’entrée et sans se présenter immédiatement à un agent d’immigration ou s’[était] dérobée à l’interrogatoire ou l’enquête prévus par la présente loi ou encore s’[était] évadée alors qu’elle était légalement retenue ou détenue en vertu de la présente loi ».

[6] Après son mariage avec un citoyen canadien en mars 1995, Mme Sinnette a présenté, en 1996, une demande au titre de la catégorie des époux. Toutefois, quelque temps plus tard, elle a demandé que le nom de son époux soit retiré à la suite de l’échec du mariage et qu’elle soit considérée comme une demanderesse indépendante. La demande de résidence permanente de Mme Sinnette a été rejetée en juin 1997; une mesure de renvoi a été prise contre elle à peu près au même moment. Entre-temps, en mai 1997, elle a présenté une deuxième demande d’asile, laquelle a été rejetée en février 1998. De plus, en août 1997, elle a obtenu un permis d’études, lequel a expiré en mars 1998.

[7] Malgré la mesure de renvoi prise contre elle en juin 1997, Mme Sinnette est restée au Canada. Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elle a indiqué que la raison pour laquelle elle était restée était que sa mère prenait soin de ses enfants et qu’elle envoyait de l’argent pour subvenir à leurs besoins (ses garçons avaient 22, 25 et 27 ans en 1997). Elle a expliqué qu’il ne lui était pas possible de subvenir à leurs besoins depuis Trinité étant donné son niveau d’instruction limité et la difficulté à trouver des emplois bien rémunérés à son âge (elle avait alors 42 ans). En juin 2000, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a délivré un mandat d’arrestation contre elle. Toutefois, pour des raisons sur lesquelles on ne peut que spéculer, il a fallu plus de 20 ans à l’ASFC pour la retrouver. Elle a finalement été retrouvée et arrêtée en décembre 2020, et elle a été libérée le jour même après avoir été interrogée. Dans l’intervalle, en mars 2020, elle a présenté une deuxième demande de résidence permanente, fondée cette fois sur des considérations d’ordre humanitaire.

[8] L’agent a examiné les facteurs suivants : l’établissement de Mme Sinnette au Canada, l’intérêt supérieur des jumeaux dont elle s’occupait, les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle retournait à Trinité et la situation dans ce pays. Plus particulièrement, il a conclu que Mme Sinnette avait réussi à atteindre un degré considérable d’établissement au Canada et d’intégration à la culture canadienne. Elle faisait du bénévolat, notamment auprès du service de l’aumônerie d’un hôpital en 1995 et 1996 ainsi qu’auprès de son église locale depuis 1998. De plus, sa demande était appuyée par de nombreuses lettres de membres de sa famille à Trinité, d’amis et de coreligionnaires au Canada, du père de son troisième enfant et de divers membres du clergé. Sur le plan financier, l’agent a souligné que Mme Sinnette avait travaillé à son compte comme femme de ménage en Ontario d’octobre 2007 à mars 2014 et qu’elle travaillait comme aide familiale et nourrice pour une famille en Ontario depuis avril 2014; elle prenait soin des jumeaux qui, âgés de six mois à son arrivée, étaient maintenant âgés de huit ans environ. Les observations présentées comprenaient divers reçus, comme des reçus de téléphone mobile, d’achats, d’ordonnances et de dons, ainsi que des relevés bancaires qui, malheureusement, n’indiquaient pas le nom du titulaire du compte. Par conséquent, l’agent n’a pas été en mesure de conclure que les économies qui figuraient sur les relevés bancaires appartenaient bien à Mme Sinnette. Il a pris acte du fait que Mme Sinnette occupait alors un emploi, mais il a souligné que peu de documents fiscaux récents, comme des déclarations de revenus, des feuillets T4 ou des avis de cotisation, avaient été présentés pour établir qu’elle payait de l’impôt pendant qu’elle travaillait au Canada. Comme il est mentionné plus haut, le dernier permis de travail de Mme Sinnette avait expiré en mars 1998. Dans l’ensemble, même s’il avait conclu que Mme Sinnette avait atteint un degré considérable d’établissement au Canada, l’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
[...] Même si la demanderesse s’est créé un réseau social et qu’elle fait du bénévolat au Canada, je ne suis pas convaincu qu’elle paie de l’impôt pendant qu’elle travaille ou qu’elle possède suffisamment d’économies pour financer un séjour de longue durée au Canada. La demanderesse est restée au Canada sans autorisation et, à mon avis, son défaut de se conformer à la LIPR constitue un facteur défavorable. Je ne crois pas que les personnes qui ne se conforment pas aux lois canadiennes sur l’immigration devraient être mieux placées pour obtenir la résidence permanente que celles qui s’y conforment. Bien que la demanderesse ait atteint un degré d’établissement important au Canada, je conclus que son défaut de se conformer à la LIPR et au RIPR mine le caractère favorable de son établissement. Le temps passé ne constitue pas à lui seul une preuve de l’établissement, mais il doit être pris en considération. La preuve présentée ne permet pas de conclure que la demanderesse s’est intégrée à la société canadienne à un point tel que son départ lui occasionnerait des difficultés indépendantes de sa volonté et non envisagées dans la LIPR.

[Non souligné dans l’original.]

[9] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des jumeaux dont Mme Sinnette s’occupait, l’agent a souligné la lettre d’appui élogieuse présentée par la mère des jumeaux, mais il a estimé que les éléments de preuve objectifs ou corroborants ne suffisaient pas à démontrer que le degré d’interdépendance entre les enfants et la demanderesse était tel que la dispense demandée était justifiée. L’agent a aussi estimé que peu d’éléments de preuve objectifs et corroborants démontraient que des solutions de rechange et des soins convenables pour les enfants ne seraient pas accessibles, et il a conclu qu’étant donné leur jeune âge, les enfants seraient, selon toute vraisemblance, en mesure de s’adapter à une nouvelle aide familiale au fil du temps. En fait, peu d’éléments de preuve objectifs et corroborants laissaient supposer le contraire. De façon générale, l’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Je conviens que la demanderesse et les enfants dont elle s’occupe ont tissé des liens, ce à quoi j’ai accordé un certain poids favorable. Je conviens aussi que les enfants manqueront à la demanderesse si elle doit retourner chez elle, mais je suis d’avis que la preuve dont je dispose ne me permet pas de conclure qu’ils seraient incapables de s’adapter à son départ du Canada. Bien que la situation ne soit pas idéale, je conclus que les répercussions de la séparation physique peuvent être atténuées, dans une certaine mesure, au moyen de contacts par téléphone, par courriel ou par Skype pendant que la demande de résidence permanente de la demanderesse est traitée de la manière habituelle. Dans l’ensemble, les éléments de preuve objectifs dont je dispose ne suffisent pas à établir que le retour de la demanderesse dans son pays d’origine aurait une incidence négative importante sur l’intérêt supérieur des enfants.

[Non souligné dans l’original.]

[10] En ce qui concerne les difficultés auxquelles Mme Sinnette serait confrontée à son retour à Trinité, l’agent n’a pu accorder aucun poids à l’affirmation de celle-ci selon laquelle le père de deux de ses enfants l’avait agressée sexuellement, car la preuve documentaire ou corroborante ne suffisait pas à l’étayer. De plus, l’agent a accordé peu de poids à l’affirmation de Mme Sinnette selon laquelle les membres de sa famille à Trinité dépendaient d’elle financièrement puisqu’elle n’avait fourni que peu de détails ou d’éléments de preuve objectifs démontrant que son renvoi occasionnerait à sa famille des difficultés financières ou qu’elle serait incapable de continuer à les soutenir financièrement (ses fils sont maintenant âgés de 46, 50 et 51 ans). L’agent a estimé que l’expérience de travail de Mme Sinnette l’aiderait, selon toute vraisemblance, à obtenir un emploi à Trinité.

[11] En ce qui concerne la situation à Trinité, Mme Sinnette a fait valoir qu’elle serait confrontée à des difficultés en tant que femme et en raison des piètres perspectives d’emploi. Elle s’est appuyée sur des extraits d’articles décrivant la situation dans le pays. L’agent a convenu que la situation dans le pays n’était pas parfaite, mais il a conclu que Mme Sinnette n’était pas arrivée à établir un lien entre sa situation personnelle et la situation générale dans le pays et que peu d’éléments de preuve indiquaient qu’elle ne serait pas en mesure d’obtenir de l’État une protection ou des services adéquats. Enfin, l’agent a conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer que Mme Sinnette serait incapable de trouver un emploi ou de recevoir de l’aide sociale, ou que ses enfants ne seraient pas en mesure de lui apporter une aide financière à son retour ou ne seraient pas disposés à le faire. Il a ajouté que la débrouillardise de Mme Sinnette et sa capacité à se loger et à subvenir à ses besoins depuis son arrivée au Canada en 1988 montraient qu’elle serait en mesure de faire de même à son retour à Trinité. Il a accordé peu de poids à ce facteur.

[12] Pour finir, se fondant sur la preuve documentaire limitée dont il disposait, l’agent a conclu que Mme Sinnette n’avait pas établi l’existence de circonstances qui justifiaient l’octroi d’une dispense. Il a donc rejeté sa demande. Il a examiné la mesure dans laquelle Mme Sinnette, compte tenu de sa situation particulière, serait confrontée à des difficultés si elle devait quitter le Canada afin de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger selon la manière habituelle et, même si l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, il a conclu que cette seule réalité ne saurait généralement pas justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi.

III. Le régime législatif

[13] Selon le paragraphe 25(1) de la Loi, le ministre peut, sur demande d’un étranger qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la Loi, lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25(1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25(1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

IV. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[14] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent de ne pas accorder de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable. Mme Sinnette soulève trois questions précises :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans l’évaluation de son établissement en tenant compte du fait qu’elle ne s’était pas conformée aux lois canadiennes sur l’immigration et en se concentrant sur l’absence d’éléments de preuve démontrant qu’elle avait payé de l’impôt?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur en retournant son établissement au Canada contre elle au moment d’analyser les difficultés?

  3. L’agent a-t-il commis une erreur dans l’évaluation de la situation à Trinité en ce qui concerne les agressions sexuelles?

[15] La norme de contrôle applicable au fond d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17; voir aussi, antérieurs à l’arrêt Vavilov, les arrêts Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 57-62 et Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44). Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». La Cour doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, aux para 85, 99, 102). De plus, le paragraphe 25(1) de la Loi confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire. L’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire constitue une mesure exceptionnelle et discrétionnaire qui commande la retenue (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15).

V. Analyse

[16] Mme Sinnette soutient que l’agent s’est indûment concentré sur la durée de son séjour non autorisé au Canada, ce qui a obscurci son jugement dans l’évaluation des facteurs liés à son établissement, et elle cite, à l’appui de sa position, les décisions rendues par la Cour dans les affaires Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879 [Jaramillo Zaragoza]; Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 [Sebbe], au paragraphe 21; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 777; et Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142. Je ne puis être d’accord avec Mme Sinnette. L’agent a estimé que le fait que Mme Sinnette soit restée au Canada durant plus de 23 ans sans régulariser son statut minait le poids favorable accordé à son établissement jugé considérable. Il était certainement loisible à l’agent de ne pas tenir compte de l’établissement de Mme Sinnette puisqu’elle avait illégalement omis de quitter le Canada après qu’une mesure de renvoi eut été prise contre elle en 1997 et qu’elle faisait l’objet d’un mandat d’arrestation depuis 2000 (Osorio Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 373 au para 21).

[17] De plus, je ne vois pas en quoi les décisions citées par Mme Sinnette peuvent l’aider. Dans les décisions Jaramillo Zaragoza et Sebbe, le problème était notamment que l’agent d’immigration avait conclu que le degré d’établissement des demandeurs tenait au temps qu’ils avaient passé au Canada et que c’était grâce à ce temps qu’ils avaient passé sans statut au pays qu’ils avaient pu obtenir les outils nécessaires pour atteindre cet établissement. Ce n’est pas le cas en l’espèce; l’agent n’a jamais déclaré que l’établissement de Mme Sinnette au Canada tenait aux 32 années qu’elle avait passées sans statut au Canada. Au contraire, il a conclu que le temps passé par Mme Sinnette sans statut au Canada constituait un facteur défavorable qui minait les aspects par ailleurs favorables de son établissement.

[18] Quoi qu’il en soit, le fait que l’agent ait tenu compte du temps passé par Mme Sinnette au Canada après la délivrance d’un mandat d’arrestation contre elle en 2000 par suite de la mesure de renvoi n’a pas été déterminant quant à sa décision. L’élément déterminant a été l’insuffisance de la preuve présentée par Mme Sinnette à l’appui de sa prétention selon laquelle elle s’était intégrée à la société canadienne à un point tel que son renvoi lui causerait des difficultés. La véritable question qui se pose au moment d’examiner l’évaluation d’un agent est celle de savoir « si l’agent a soupesé l’ensemble des facteurs importants qui pesaient en faveur — ou en défaveur — de l’octroi de la dispense fondée sur le paragraphe 25(1) » (Lopez Bidart c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 307 au para 31, citant Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 16-22). En l’espèce, l’agent a effectivement évalué la mesure dans laquelle l’établissement de Mme Sinnette serait interrompu si elle devait abandonner ce qu’elle avait construit au Canada et retourner à Trinité pour présenter une demande de résidence permanente. Après avoir évalué le facteur de l’établissement, l’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
La preuve présentée ne permet pas de conclure que la demanderesse s’est intégrée à la société canadienne à un point tel que son départ lui occasionnerait des difficultés indépendantes de sa volonté et non envisagées dans la LIPR.

[19] Comme l’a déclaré le juge Zinn dans la décision Sebbe, un agent d’immigration doit analyser et évaluer le degré d’établissement d’un demandeur et la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense (Sebbe, au para 21); c’est précisément ce que l’agent a fait en l’espèce. Étant donné que Mme Sinnette n’a invoqué aucun facteur particulier en lien avec son établissement qui n’aurait pas été pris en compte par l’agent, je ne vois rien de déraisonnable dans l’analyse de celui-ci.

[20] De plus, Mme Sinnette soutient que l’agent s’est déraisonnablement concentré sur le fait qu’elle n’avait pas fourni d’avis de cotisation pour démontrer qu’elle avait payé de l’impôt pendant qu’elle travaillait au Canada. Elle affirme que l’agent a [traduction] « accordé du poids » au fait qu’elle n’avait pas payé d’impôt, mais qu’il n’avait pas raisonnablement évalué les facteurs liés à son établissement. Je ne suis pas d’accord avec Mme Sinnette. L’agent a déclaré qu’il [traduction] « [n’était] pas convaincu qu’elle [payait] de l’impôt pendant qu’elle [travaillait] ni qu’elle [avait] suffisamment d’économies pour financer un séjour de longue durée au Canada » après avoir souligné que [traduction] « peu de documents fiscaux récents, comme des déclarations de revenus, des feuillets T4 ou des avis de cotisation, [avaient] été présentés pour établir que la demanderesse [payait] de l’impôt pendant qu’elle [travaillait] au Canada ». Il était certainement loisible à l’agent, dans le cadre de l’évaluation de l’établissement de Mme Sinnette, de se demander raisonnablement si celle-ci avait payé de l’impôt sur ses revenus pour établir sa participation à l’économie canadienne (Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904 au para 28).

[21] Par ailleurs, Mme Sinnette soutient que l’agent a transformé un élément favorable en élément défavorable et qu’il a retourné contre elle les facteurs favorables liés à son établissement pour atténuer les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle retournait à Trinité (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 23; Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 au para 26). L’agent a souligné la débrouillardise de Mme Sinnette et sa capacité à se loger et à trouver une source de revenus au Canada, et il a conclu que ces facteurs indiquaient qu’elle serait en mesure de faire de même à son retour à Trinité. Bien que je convienne qu’un agent ne peut pas accorder du poids à l’établissement d’un demandeur pour ensuite retourner ce facteur contre lui afin d’atténuer les difficultés éventuelles, ce n’est pas ce que l’agent a fait dans le cas présent. En l’espèce, l’agent a conclu que la preuve de Mme Sinnette concernant son établissement ne suffisait pas à établir qu’elle s’était intégrée à la société canadienne à un point tel que son départ lui occasionnerait des difficultés indépendantes de sa volonté, ce qui constitue, essentiellement, une façon descriptive de dire que les difficultés ne seraient pas inhabituelles, injustifiées ou démesurées.

[22] En ce qui concerne la situation dans le pays, Mme Sinnette soutient que l’agent a déclaré que la preuve ne lui permettait pas d’accorder un quelconque poids à l’allégation concernant l’agression sexuelle dont elle aurait été victime de la part du père de deux de ses enfants, mais qu’il avait convenu, plus loin dans la décision, qu’elle avait été agressée sexuellement à l’adolescence. Je ne souscris pas à l’interprétation faite par Mme Sinnette des motifs de l’agent. D’une part, lorsqu’il a examiné les difficultés auxquelles elle serait confrontée à son retour à Trinité, l’agent a conclu que la preuve documentaire ou corroborante ne suffisait pas à étayer l’affirmation selon laquelle elle serait poursuivie et menacée par son agresseur si elle retournait au pays. D’autre part, au moment d’examiner la situation à Trinité en ce qui concerne les agressions sexuelles et la violence fondée sur le sexe, l’agent a convenu, en se fondant sur une preuve documentaire ou corroborante certes limitée, que Mme Sinnette avait été agressée sexuellement à l’adolescence. Je ne vois rien de contradictoire dans ces deux conclusions.

[23] Mme Sinnette soutient aussi que l’agent n’a pas fait preuve d’empathie lorsqu’il a convenu qu’elle risquait d’être victime de violence sexuelle ou de violence fondée sur le sexe si elle retournait à Trinité (Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212 au para 34). Je ne suis pas d’accord. L’agent a admis l’existence d’agressions sexuelles et de violence fondée sur le sexe à Trinité, mais il n’était pas convaincu de l’existence d’un lien suffisant entre le risque généralisé auquel sont confrontées les femmes dans ce pays et la situation personnelle de Mme Sinnette (Uwase c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 515 aux para 41-43).

[24] Enfin, Mme Sinnette prétend que l’agent a omis d’examiner la preuve établissant l’absence de protection de l’État à l’égard des agressions sexuelles et de la violence fondée sur le sexe à Trinité. Elle cite des extraits d’un rapport publié par Freedom House et trouvé dans la base de données Refworld (UNHCR) qui sont en lien avec ses observations sur les considérations d’ordre humanitaire. Ces extraits mentionnent ce qui suit : [traduction] « [i]l n’existe aucune loi contre le harcèlement sexuel »; « [l]e gouvernement peine, depuis quelques années, à lutter contre les crimes violents, qui sont principalement liés au crime organisé et au trafic de drogue »; « [l]e droit à l’application régulière de la loi est prévu par la constitution, mais il n’est pas toujours respecté. La hausse des taux de criminalité et la faiblesse des institutions ont entraîné un important arriéré dans le système judiciaire… »; et « [l]e pouvoir judiciaire est généralement indépendant, mais il est soumis à certaines pressions politiques et à la corruption ». Je suis d’avis que ces extraits sont principalement de nature générale et s’appliquent à tous les crimes commis à Trinité. Quoi qu’il en soit, l’agent n’était pas convaincu qu’il existait un lien entre la situation personnelle de Mme Sinnette et la situation générale à Trinité. Un agent peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour soupeser les différents facteurs, et le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, aux para 125-126).

VI. Conclusion

[25] Ce qui est indéniable, c’est que l’établissement ne tient pas uniquement au temps passé au Canada, même si celui-ci peut être pris en compte au moment d’analyser les difficultés pour déterminer si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense (Sebbe, au para 21). En l’espèce, dans l’ensemble, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle de la part de l’agent. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3204-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3204-21

 

INTITULÉ :

BEVERLLY FRANCES SINNETTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 31 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Tyna A. Vayalilkollattu

POUR LA DEMANDERESSE

Rachel Beaupré

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tyna A. Vayalilkollattu

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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