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Date : 20220525


Dossier : IMM‑1810‑21

Référence : 2022 CF 755

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

KADIR VURAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen de la Turquie. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 22 février 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a conclu, après avoir estimé que la demande d’asile du demandeur était dépourvue d’un minimum de fondement suivant le paragraphe 107(2) de la LIPR, qu’il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur a dit craindre d’être persécuté par l’État turc en raison de ses opinions politiques à titre de sympathisant du Parti démocratique des peuples [le HDP] et de son appartenance à un groupe social et religieux : le mouvement Hizmet. Il craignait également que l’implication des membres de sa famille au sein des deux organisations soit un motif de persécution à son égard, pour les raisons suivantes :

  1. Le demandeur a affirmé que son frère, Fatih Vural (qui est également un partisan du mouvement Hizmet), était un journaliste qui a travaillé pour plusieurs organes de presse affiliés à Hizmet (Zaman, Bugun, Taraf et Nokta). Comme son épouse est kurde, son frère est devenu un sympathisant de la cause kurde et du HDP, et il a rédigé des articles dans lesquels il appuyait ce parti. Le demandeur a déclaré que son frère est entré dans la clandestinité à la suite d’une tentative de coup d’État en 2016 qui avait été attribuée au mouvement Hizmet.
  2. Le demandeur a ajouté que son cousin, Salih Bozkus, était lui aussi un partisan du mouvement Hizmet et qu’il était en prison depuis plus de deux ans en raison de ses croyances.

[3] Le demandeur a dit qu’il avait été congédié par son employeur, Türk Telekom, à cause de son appartenance au mouvement Hizmet. Le frère du demandeur lui aurait ensuite conseillé de quitter la Turquie pour assurer sa sécurité. Le demandeur est arrivé au Canada le 10 octobre 2018 et a présenté une demande d’asile en février 2019.

[4] Dans sa décision, la SPR était d’avis que la question déterminante était celle de la crédibilité. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas un témoin crédible au motif qu’il avait produit un document non authentique pour appuyer sa demande d’asile, qu’il n’avait pris aucune mesure pour obtenir des documents à l’appui, et qu’il n’avait fourni aucune explication raisonnable pour justifier son omission à cet égard.

[5] Selon la SPR, le demandeur n’était ni un membre ni un sympathisant du HDP, et il n’a pas été congédié en raison de ses liens avec le Hizmet, parce qu’il n’était pas un partisan de ce mouvement. De plus, la SPR a conclu que les autorités gouvernementales ne percevaient pas le demandeur comme un partisan du Hizmet, un sympathisant du HDP ou un opposant du gouvernement.

[6] La SPR s’est ensuite demandé si, en l’absence d’un témoignage crédible, la preuve documentaire suffisait pour justifier une décision favorable. La SPR a conclu que les documents fournis par le demandeur – à eux seuls, ou examinés à la lumière de la documentation sur les conditions dans le pays – ne permettaient pas, en l’absence d’un témoignage crédible, de rendre une décision favorable relativement à sa demande d’asile.

[7] La SPR a également rejeté la demande présentée par le demandeur en vue d’être autorisé à produire, après l’audience, des lettres d’appui provenant de son frère, de sa belle‑sœur et d’un ami, au motif que le demandeur aurait pu obtenir ces documents avant l’audience et qu’il n’avait donné aucune explication crédible justifiant pourquoi ces documents étaient soudainement à sa disposition, alors qu’il avait admis à l’audience qu’il n’avait déployé aucun effort pour les obtenir avant l’audience.

[8] Le demandeur affirme que la décision de la SPR était déraisonnable pour les raisons suivantes : a) La SPR n’a pas tenu compte d’un article rédigé par Meyda Gundem qui confirmait que le frère et la belle‑sœur du demandeur étaient des partisans du mouvement Hizmet. De plus, elle n’a pas correctement tenu compte du risque auquel le demandeur se disait exposé en raison de l’affiliation des membres de sa famille au mouvement Hizmet et au HDP. b) La SPR s’est appuyée à maintes reprises sur son expérience anecdotique sans suivre la procédure applicable aux connaissances spécialisées énoncée à l’article 22 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228. c) Son évaluation d’une lettre provenant du HDP était déraisonnable. d) Elle a refusé à tort d’admettre les éléments de preuve supplémentaires présentés par le demandeur. e) Elle a conclu à tort que la demande d’asile n’avait aucun minimum de fondement.

[9] D’après mon analyse du dossier et des observations des parties, j’estime que la question déterminante en l’espèce porte sur le fait que la SPR n’a pas correctement tenu compte de l’argument du demandeur selon lequel l’affiliation de membres de sa famille au mouvement Hizmet était importante dans l’évaluation du risque auquel le demandeur lui‑même était exposé. Plus important encore, la SPR n’a pas correctement tenu compte de l’article de Meyda Gundem.

[10] La norme de contrôle qui s’applique à cette question est celle de la décision raisonnable [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23 et 25]. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit décider si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [Vavilov, précité, aux para 15 et 85]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [Adeniji‑Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[11] Il est généralement présumé que le décideur a examiné tous les éléments de preuve dont il disposait. Toutefois, le fait pour le décideur de ne pas avoir tenu compte d’éléments de preuve qui contredisent sa conclusion réfute cette présomption [Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 au para 17].

[12] Dans son examen de la preuve documentaire, la SPR s’est penchée sur un élément de preuve concernant le frère du demandeur. Voici ses observations à ce sujet :

[80] J’examinerai maintenant à l’article de presse concernant le frère du demandeur d’asile. Cet article cite le frère du demandeur d’asile, qui est journaliste pour un magazine du nom de Nokta. Il est écrit dans cet article que le rédacteur en chef du journal, Murat Capan, a été placé en détention et que la dernière édition du magazine a été retirée des tablettes.

[81] Examiné au maximum de sa valeur probante, l’article appuie la conclusion selon laquelle la publication d’une photo montrant le président Erdogan en train de faire un égoportrait lors des funérailles d’un soldat a mené à des représailles de la part du gouvernement Erdogan contre le magazine Nokta. Le frère du demandeur d’asile est (ou était) journaliste pour ce magazine, et le rédacteur en chef de ce même magazine a été arrêté.

[82] Aucun de ces renseignements n’a de lien apparent avec le demandeur d’asile. Dans son témoignage, ce dernier a soutenu que son frère et sa belle‑sœur sont des partisans du Hizmet et des sympathisants du HDP et qu’ils sont entrés dans la clandestinité, mais cet article ne fournit aucun contexte ni aucun autre élément permettant d’appuyer ces allégations. Je conclus donc que cet article n’a aucune valeur probante pour ce qui est d’appuyer les allégations du demandeur d’asile.

[Non souligné dans l’original.] [Sic, pour l’ensemble de la citation.]

[13] L’article mentionné par la SPR est un article de Bianet. Toutefois, contrairement à ce qu’elle a dit, la SPR disposait d’un article de presse supplémentaire, à savoir celui de Meyda Gundem. J’ai examiné l’article de Meyda Gundem, et j’estime qu’il appuie clairement l’affirmation du demandeur selon laquelle son frère et sa belle‑sœur sont des partisans du Hizmet, parce qu’il les lient publiquement à ce mouvement. Par conséquent, l’article de Meyda Gundem contredit la conclusion de la SPR selon laquelle les articles de presse fournis par le demandeur ne fournissent aucun contexte ni aucun autre élément permettant d’appuyer l’affirmation du demandeur. Dans les circonstances, le défaut de la SPR de tenir compte de l’article de Meyda Gundem constitue une erreur susceptible de contrôle, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[14] En outre, les éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation présentés à la SPR démontraient clairement que les membres de la famille de personnes soupçonnées d’être des partisans du Hizmet (y compris les frères et sœurs) sont régulièrement et systématiquement ciblés par les autorités turques et peuvent être perçus par le gouvernement turc comme des partisans du Hizmet uniquement en raison de leurs liens familiaux. De plus, la Cour et la Section d’appel des réfugiés ont reconnu dans leurs décisions que les autorités turques ciblent les partisans du Hizmet sur la seule base du lien perçu et que les membres de la famille peuvent également être ciblés [voir Guven c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 38 au para 60; X (Re), 2019 CanLII 129877 (CA CISR) au para 42]. Toutefois, après avoir conclu que le demandeur n’était pas un partisan du Hizmet, la SPR n’a pas examiné correctement si l’affiliation des membres de la famille du demandeur à cette organisation l’exposait à un risque. J’estime que cette autre erreur de la part de la SPR rend elle aussi sa décision déraisonnable.

[15] À la lumière des erreurs déjà mentionnées, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision.

[16] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1810‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du 22 février 2021 rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1810‑21

INTITULÉ :

KADIR VURAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 mai 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 25 mai 2022

COMPARUTIONS :

Amedeo Clivio

Pour le demandeur

Asha Gafar

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clivio Law P.C.

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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