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Date : 20220601


Dossier : IMM‑365‑21

Référence : 2022 CF 800

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er juin 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ROBERT TUTIC

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision, datée du 6 janvier 2021, par laquelle un agent principal (l’agent) a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2] Pour les motifs exposés ci‑dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, car j’ai conclu que la décision de l’agent est déraisonnable.

I. Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen croate de 27 ans qui est arrivé au Canada à l’âge de 11 ans en vue d’échapper à son père violent, que la mère du demandeur a fui lorsque le demandeur était âgé de deux ans.

[4] Les membres de la famille du demandeur au Canada sont tous des citoyens canadiens. La mère du demandeur avait tenté de parrainer ce dernier afin qu’il obtienne la résidence permanente, mais comme elle a commis l’erreur de ne pas inscrire le demandeur comme personne à charge dans sa propre demande, il n’était pas admissible au parrainage.

[5] Le demandeur et sa mère avaient présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en 2008, alors que le demandeur était âgé de 13 ans. Cette demande a été rejetée en 2012. Le demandeur affirme qu’il était trop jeune pour comprendre la loi, qu’il n’était pas représenté à l’époque et qu’il ne savait pas que la décision pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Puisqu’il craignait de retourner en Croatie à cause de son père, le demandeur a déposé une demande d’asile. Il a retiré sa demande d’asile en 2018 et a déposé une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en janvier 2019.

[6] Le 20 juin 2019, avant que sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne fasse l’objet d’une décision, le demandeur est retourné en Croatie après avoir reçu un avis de renvoi. En Croatie, le demandeur a été sans abri pendant un certain temps et il a dormi dans des stations de bus. Il avait du mal à communiquer avec autrui, car il avait perdu une grande partie de son aptitude à communiquer dans sa langue maternelle. Le demandeur a trouvé un emploi dans le milieu de la construction et un logement lui a été fourni par son employeur. Cependant, le plancher de la maison où il demeurait s’est effondré, puis son employeur était abusif et ne le payait pas. Un autre travailleur qui demeurait dans la maison avec le demandeur lui a donné de l’argent pour lui venir en aide.

[7] Au cours de cette période en Croatie, le demandeur a commencé à recevoir des appels téléphoniques anonymes. Les auteurs des appels déclaraient savoir que le demandeur était rentré en Croatie et savoir où il vivait. Le demandeur croyait qu’ils étaient liés à son père.

[8] Lorsque le demandeur a été mis à pied, il s’est rendu en Allemagne pour travailler dans le milieu de la construction. Peu de temps après, il a souffert d’une hernie et s’est retrouvé en arrêt de travail sans soutien. Il déclare qu’il comptait sur un ami qui lui prêtait de l’argent pour qu’il puisse se nourrir.

II. La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[9] Dans son examen de la demande, l’agent a accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur et un certain poids aux difficultés émotionnelles liées à la séparation d’avec sa famille et ses amis au Canada. Toutefois, l’agent a conclu qu’il était probable que le demandeur puisse continuer à entretenir une relation étroite avec sa famille et ses amis au Canada tout en étant en Croatie.

[10] L’agent a reconnu que le demandeur n’était pas admissible au titre du programme de parrainage familial, parce que sa mère ne l’avait pas déclaré comme personne à charge. Cependant, l’agent a conclu qu’il y avait [TRADUCTION] « d’autres possibilités à la disposition du demandeur pour faciliter la réunification familiale et pour atténuer la séparation du demandeur d’avec sa famille au Canada ».

[11] L’agent a en outre reconnu que le demandeur éprouvait [TRADUCTION] « certaines difficultés en matière d’emploi »; toutefois, il a conclu que [TRADUCTION] « le demandeur a été en mesure d’effectivement se trouver un emploi et un logement et de gérer de manière indépendante ses propres affaires financières et ses affaires personnelles tant en Croatie qu’en Allemagne ».

[12] En ce qui concerne les problèmes de santé mentale du demandeur, l’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve démontrant que le demandeur recevait un traitement et un soutien continus lorsqu’il était au Canada; la seule exception étant une admission à l’hôpital en mars 2019 pour des problèmes de santé mentale, et il y avait peu d’éléments de preuve démontrant qu’il avait demandé de l’aide ultérieurement. L’agent a fait valoir que le demandeur pouvait obtenir de l’aide en Croatie, puis qu’en Allemagne, il est possible de bénéficier gratuitement de services de counseling en anglais par l’entremise de lignes d’écoute téléphonique.

[13] De manière générale, en ce qui concerne les difficultés, l’agent a écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « Je reconnais les difficultés que le demandeur éprouve en raison de son départ du Canada. Cependant, je conclus que l’obligation de quitter le Canada entraîne inéluctablement certaines difficultés; cet élément en soi n’est pas exceptionnel au point de justifier l’octroi d’une dispense au titre de la Loi. » L’agent a accordé peu de poids à ce facteur.

[14] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a tenu compte des deux plus jeunes membres de la fratrie par alliance du demandeur qui résident au Canada, mais il a conclu que le demandeur peut continuer à faire partie de leur vie, qu’il demeure au Canada ou non.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[15] La seule question à examiner est celle du caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[16] Comme il est énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au paragraphe 99, « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci ».

[17] Je ne suis pas d’accord avec l’argument du défendeur selon lequel la Cour devrait appliquer une norme de contrôle différente dans son examen des inférences de fait tirées par l’agent. Je reprends la déclaration suivante formulée par le juge Zinn dans la décision Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 637 : « Selon moi, les observations du défendeur ne sont pas conformes à l’arrêt Vavilov et elles n’auraient pour effet que de compliquer inutilement le contrôle selon la norme de la décision raisonnable » (au para 16).

IV. Analyse

A. Les répercussions psychologiques du renvoi

[18] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur dans l’appréciation des difficultés psychologiques qu’il subirait en mettant l’accent sur la question de savoir si des soins étaient disponibles en Croatie ou en Allemagne, plutôt que de considérer l’impact du renvoi sur sa santé psychologique.

[19] Les déclarations suivantes du demandeur illustrent clairement l’impact du renvoi sur sa personne :

[TRADUCTION]

« Tous mes cauchemars d’enfant reviennent. »;

« Rien que la pensée de descendre de cet avion me fait paniquer et je peine à respirer. »;

« Il ne se passait pas un jour sans que je pense à me jeter du haut des immenses falaises de Makarska. »;

« Je souhaiterais simplement être mort déjà. Je ne veux même pas perdre le temps de quiconque sur cette terre. Je ne vois toujours pas pourquoi j’ai été mis sur cette terre, si ce n’est que pour souffrir constamment. Je songe encore au suicide, par exemple, en me jetant sur une voie ferrée. Si j’avais une balle à me tirer dans la tête, je l’aurais probablement déjà fait. »;

« Je me souviens de m’être promené et d’être allé à l’école avec des bleus et des bosses sur la tête à cause des coups que je recevais de la part de mon père biologique. Je me souviens qu’il me disait parfois qu’il préférerait me tuer pour “se débarrasser du problème”. J’ai grandi en ayant peur pour ma vie parce que je ne savais pas ce que mon père biologique ferait d’un jour à l’autre. Je me souviens qu’enfant, je ne savais pas si chaque jour serait mon dernier. »

[20] Le demandeur a fourni un rapport du Dr Devins, un psychologue clinicien et consultant, qui avait effectué une évaluation psychologique indépendante du demandeur le 24 janvier 2019. Le Dr Devins a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique chez le demandeur et son rapport fait état de ce qui suit :

[TRADUCTION]
M. Tutic a été exposé à des événements traumatisants en Croatie. Des effets psychologiques délétères persistent. La difficulté à obtenir la permission de rester au Canada et la durée prolongée pendant laquelle il a été exposé aux événements en question a considérablement exacerbé sa détresse. La détresse de M. Tutic s’est considérablement intensifiée après qu’on lui eut délivré une mesure d’expulsion en décembre 2018 […] Son état va sans aucun doute se détériorer si on lui refuse la permission de rester au Canada. Le risque de suicide s’en trouverait aussi considérablement accru (non souligné dans l’original).

[21] Dans son examen de cet élément de preuve, l’agent relève le diagnostic de [TRADUCTION] « trouble dépressif majeur de gravité moyenne » et de [TRADUCTION] « trouble de stress post‑traumatique », ainsi que l’hospitalisation du demandeur pour des problèmes de santé mentale. L’agent exprime sa sympathie tout en soulignant [TRADUCTION] « l’insuffisance de la preuve » permettant d’établir que le demandeur recevait un traitement continu au Canada. L’agent conclut l’évaluation de ce facteur en relevant que le demandeur pourra avoir accès à toute l’aide en santé mentale dont il a besoin en Croatie ou en Allemagne.

[22] L’agent n’aborde pas directement les répercussions du renvoi sur le demandeur ou le fait que le renvoi accroîtra « considérablement » le risque de suicide du demandeur. Le défendeur fait valoir que la Cour peut inférer que l’agent a tenu compte de ces facteurs, parce que ce dernier affirme ce qui suit : [TRADUCTION] « Je suis d’accord pour dire que le demandeur continue de souffrir des répercussions émotionnelles et psychologiques découlant des abus qu’il a subis », puis [TRADUCTION] « je suis d’accord pour dire que la présence physique du demandeur en Croatie ait pu lui causer une certaine anxiété en raison du fait que son père biologique réside dans ce pays ».

[23] Toutefois, je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que les propos de l’agent sont suffisants ou assez transparents pour démontrer que la question a été convenablement examinée. À mon avis, en limitant l’examen de cette question à la disponibilité des services de santé mentale, l’agent a commis l’erreur relevée par la juge Strickland dans la décision Esahak‑Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461, dans laquelle elle déclare, au paragraphe 26 :

L’agent a donc accepté le rapport psychiatrique sans remettre en question son diagnostic, son contenu, ses conclusions sur le traitement nécessaire ou tout autre élément du rapport. Par conséquent, et comme l’affirment les demandeurs, si l’agent a accepté le rapport psychiatrique et si ce rapport parlait de l’effet d’un renvoi du Canada sur la santé mentale de la demanderesse principale, il avait donc l’obligation de prendre ce point en considération dans son analyse (Kanthasamy, aux paragraphes 47 et 48). Notre Cour a affirmé que lorsque des rapports d’évaluation psychologique sont disponibles et indiquent que la santé mentale de demandeurs se détériorerait s’ils devaient être renvoyés du Canada, l’agent doit analyser les difficultés auxquelles seraient soumis les demandeurs s’ils devaient être renvoyés dans leur pays d’origine. Dans de telles circonstances, un agent ne peut limiter son analyse à la seule question de savoir si des soins en santé mentale sont disponibles dans le pays de renvoi […].

[24] Le juge Pamel a abondé dans le même sens dans la décision Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879, où il a déclaré ce qui suit :

[…] j’estime que l’agent s’est « attach[é] uniquement à la possibilité que [le demandeur] soit traité » dans le pays de renvoi et qu’il a « pass[é] sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale » : dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour a conclu que le fait que la santé mentale puisse se détériorer constitue une considération pertinente, peu importe la possibilité d’obtenir des soins dans le pays de renvoi : Kanthasamy, au para 48.

[25] En l’espèce, la décision de l’agent ne démontre pas que la preuve médicale a été dûment prise en considération. Il est difficile de saisir la façon dont l’agent a analysé ou pris en compte le risque de suicide dans ses motifs. De plus, le fait que l’agent réfère à « l’anxiété » du demandeur ne constitue pas une prise en considération appropriée du [TRADUCTION] « risque de suicide » relevé par le Dr Devins.

[26] En l’espèce, l’appréciation de ce facteur de difficulté par l’agent était essentiellement fondée sur la disponibilité des services de santé mentale. À mon avis, une telle démarche témoigne d’un profond manque de considération des facteurs d’ordre humanitaire soulevés dans la présente affaire et, en fin de compte, elle ne permet pas d’évaluer si la situation du demandeur est « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 21)

[27] L’examen de l’impact psychologique du renvoi sur le demandeur qu’a effectué l’agent est donc déraisonnable.

B. La preuve quant aux difficultés

[28] Le demandeur soutient que l’agent a mal apprécié la preuve en concluant qu’il avait été en mesure de [TRADUCTION] « se débrouiller » en Croatie et de [TRADUCTION] « gérer de manière indépendante ses propres affaires financières et ses affaires personnelles tant en Croatie qu’en Allemagne ». Le demandeur soutient qu’il s’agit d’une mauvaise interprétation de son expérience en situation d’itinérance et de difficultés si graves qui l’ont conduit à des pensées suicidaires.

[29] En l’espèce, l’agent n’évalue pas les difficultés potentielles ou futures. Au contraire, comme le demandeur était retourné en Croatie, l’agent disposait d’une preuve directe de ce que le demandeur avait vécu dans son pays d’origine. Cette preuve faisait état du fait que le demandeur était sans abri à certains moments, qu’il avait du mal à trouver un emploi, qu’il avait du mal à parler la langue et qu’il dépendait de l’argent d’un collègue de travail pour pouvoir manger.

[30] Compte tenu de la preuve, les conclusions de l’agent selon lesquelles le demandeur a géré « efficacement » ses propres affaires financières et ses affaires personnelles ou qu’il l’a fait « de manière indépendante » ne tiennent pas compte de ce que le demandeur avait véritablement vécu et sont déraisonnables.

V. Conclusion

[31] Compte tenu de mes conclusions ci‑dessus, il n’est pas nécessaire que j’aborde les autres questions soulevées par le demandeur. Cependant, il ne faut pas en déduire que j’approuve les autres conclusions de l’agent.

[32] La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑365‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM‑365‑21

INTITULÉ :

ROBERT TUTIC c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

POUR LE DEMANDEUR

 

Stephen Jarvis

POUR LE DéfenDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group Professional Société professionnelle

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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