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Date : 20220531


Dossier : IMM-6795-20

Référence : 2022 CF 790

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ANNE MARIE TERESA JEROME

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La décision par laquelle un agent principal d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande CH] que la demanderesse a présentée alors qu’elle se trouvait au Canada est annulée, car elle est déraisonnable. L’agent a présenté la preuve d’une manière erronée en ce qui a trait à des photographies de la demanderesse avec son petit-fils, et il a mal évalué l’intérêt supérieur du petit-fils de la demanderesse en ne prenant pas pleinement en compte les répercussions qu’aurait sur lui le renvoi de sa grand-mère.

Contexte

[2] La situation personnelle de la demanderesse est tragique.

[3] La demanderesse est citoyenne de Sainte-Lucie. Au moment où sa demande CH a été rejetée, elle avait 62 ans. Elle a trois enfants adultes, dont deux vivent à Sainte-Lucie et un au Canada.

[4] Le premier mariage de la demanderesse s’est terminé en raison de la violence familiale dont elle était victime. Elle est devenue mère monoparentale et a élevé ses trois enfants avec son salaire d’enseignante.

[5] En 2002, la demanderesse a fait la rencontre d’un citoyen canadien à Sainte-Lucie. Ils ont alors entamé une relation de couple, puis se sont mariés au Canada en 2003. Son nouveau mari lui a dit qu’il la parrainerait pour qu’elle obtienne sa résidence permanente.

[6] Par la suite, la demanderesse est retournée à Sainte-Lucie pour régler ses affaires et a déménagé au Canada en janvier 2006 pour vivre avec son mari. Dans les mois qui ont suivi son arrivée, son mari est devenu manipulateur et a pris le contrôle des finances. Il était violent envers elle. Il lui a annoncé qu’il ne désirait plus la parrainer et qu’il avait en fait divorcé en novembre 2004. La demanderesse affirme qu’aucune demande de divorce ne lui a été signifiée et qu’elle a été choquée par la tournure des événements. Parce qu’elle n’était pas établie au Canada, la demanderesse a dû vivre avec son ex-mari pendant les trois mois suivants.

[7] La demanderesse affirme qu’elle travaille maintenant à temps plein comme femme de ménage et comme aide familiale, qu’elle vit dans un appartement qu’elle loue et qu’elle est autonome financièrement.

[8] La demanderesse a présenté une première demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée en mars 2018. Elle a ensuite déposé une deuxième demande CH le 8 janvier 2020.

[9] En plus de sa demande CH, la demanderesse a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi en novembre 2019 ainsi qu’une demande de permis de séjour temporaire pour les victimes de violence familiale en août 2019.

[10] La demande CH de la demanderesse était fondée principalement sur (1) l’intérêt supérieur de Kadien, son petit-fils canadien, et de Veedel, le fils de 8 ans de son amie proche, et (2) des facteurs relatifs à la violence familiale, notamment des difficultés qui résulteraient de son renvoi, et à son établissement au Canada.

[11] L’avocate de la demanderesse a déposé une lettre de trente-cinq pages contenant ses observations, dans laquelle elle expliquait pourquoi une décision favorable s’imposait [les observations]. Cette lettre comprend cinq pages consacrées à l’intérêt supérieur des enfants, particulièrement celui de son petit-fils Kadien.

[12] Les observations concernant Kadien se résument ainsi : [TRADUCTION] « Le rejet de cette demande portera atteinte à l’intérêt supérieur du petit-fils [de la demanderesse], Kadien, car il aura des répercussions négatives importantes sur son bien-être psychologique et émotionnel. »

[13] Les parents de Kadien sont séparés, et la demanderesse le garde lorsque sa mère travaille ou doit quitter la maison. La demanderesse est considérée comme étant la principale responsable de ses soins.

[14] À l’appui de ses observations concernant les répercussions négatives que son renvoi à Sainte-Lucie aura sur Kadien, la demanderesse fait référence à un article récemment publié sur le sujet, qu’elle joint également à son dossier : Marcia Zug, « Deporting Grandma: Why Grandparent Deportation May be the Next Big Immigration Crisis and How to Solve It » (2009) 43:1 UC Davis L Rev 193, en ligne : <lawreview.law.ucdavis.edu/issues/43/1/articles/43-1_Zug.pdf>.

[15] Dans ses observations, la demanderesse cite également l’arrêt Gordon c Goertz, [1996] 2 RCS 27, de la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire de garde d’enfant, la juge L’Heureux-Dubé, dans ses motifs concordants, traite, aux pages 92-93, de l’importance particulière de maintenir le lien de l’enfant avec la personne qui lui prodigue les soins essentiels lorsqu’il s’agit de déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant :

La détermination de l’intérêt de l’enfant commande également un examen du rôle particulier de la personne qui lui prodigue les soins essentiels et du lien affectif que l’enfant entretient avec elle. L’importance de maintenir le lien de l’enfant avec son parent psychologique a depuis longtemps été reconnue par notre Cour dans plusieurs arrêts (Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165, à la p. 202; Racine c. Woods, précité, à la p. 188; King c. Low, [1985] 1 R.C.S. 87, à la p. 101). Selon des données qui s’accumulent, il se peut fort bien que ce lien soit le facteur le plus déterminant quant au bien‑être à long terme de l’enfant. Ainsi que je l’ai mentionné dans Young, précité, à la p. 66, le lien vital entre, d’une part, le maintien des liens affectifs de l’enfant avec son parent psychologique et l’intérêt de l’enfant, d’autre part, est amplement appuyé dans la doctrine :

Malgré peut‑être ses lacunes au niveau des données empiriques, l’ouvrage de Goldstein, Freud et Solnit, Beyond the Best Interests of the Child, op. cit., reste fondamental pour l’analyse des besoins psychologiques des enfants à la suite d’un divorce. Les auteurs y font ressortir, entre autres, l’importance de la continuité des liens avec l’enfant et concluent que les décisions en matière de garde devraient viser avant tout à présenter et à protéger les liens entre l’enfant et son parent psychologique. [Je souligne.]

[16] Dans ses observations, la demanderesse fait aussi référence aux travaux du Dr Justin Coulson, expert en parentalité, qui résume ainsi les répercussions de la séparation :

[traduction]
Lorsque les enfants sont en sécurité, ils s’épanouissent, car ils se sentent assez en confiance pour explorer, se développer, apprendre et grandir. La séparation crée de l’insécurité, ce qui nuit à leur développement et à leur exploration du monde. Ils consacrent alors leur énergie à chercher à se faire rassurer plutôt qu’à apprendre, expérimenter et grandir.

Justin Coulson, « Separation and children: How it affects your kids », en ligne : Kidspot Health, archivé par Internet Archive <web.archive.org/web/20160106061914/www.kidspot.com.au/health/ask-the-expert/ask-dr-justin/separation-and-children-how-it-affects-your-kids>.

[17] Enfin, dans ses observations, la demanderesse renvoie à une publication en ligne du ministère de la Justice et de l’Agence de la santé publique du Canada : Parce que la vie continue… aider les enfants et les adolescents à vivre la séparation et le divorce : un guide pour les parents, 3e édition (2016), section 7, en ligne : <https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/publications/vie-saine/parce-que-la-vie-continue-aider-enfants-adolescents-vivre-separation-divorce.html>.

[18] En dépit de ces observations importantes, l’agent répond en un seul paragraphe et n’accorde aucune importance à l’intérêt supérieur de Kadien, parce que la demanderesse n’a présenté aucune preuve corroborante, comme des photographies des deux ensemble, qui démontre qu’elle est la principale responsable des soins de Kadien :

[traduction]
La demanderesse déclare qu’un de ses enfants vit au Canada et qu’elle est la principale responsable des soins de son petit-fils, Kadien, étant donné que les parents sont séparés. Plus précisément, elle indique que Kadien vit avec sa mère et qu’elle « le garde souvent pendant que sa mère travaille » et qu’il est ainsi « devenu une partie intégrante » de sa vie. Elle affirme également que « la famille n’a pas les moyens de se payer la garderie pour le moment ». Elle est donc « la seule option fiable pour s’occuper de son petit-fils » et la « seule personne » en qui sa belle-fille a confiance. Je constate que la demande ne contient aucune autre preuve de la relation entre la demanderesse et Kadien, telle qu’une lettre de son fils ou de sa belle-fille confirmant ces faits ou des photographies d’elle et de Kadien ensemble. En l’absence d’éléments de preuve de la part des tuteurs légaux de Kadien ou d’autres éléments de preuve corroborants convaincants, je conclus que la demanderesse n’a pas établi de manière satisfaisante qu’elle est la principale responsable des soins de Kadien, ou l’étendue et la nature de sa relation avec lui, et je ne peux donc pas lui accorder un poids favorable.

[Non souligné dans l’original.]

[19] Contrairement à la conclusion de l’agent selon laquelle aucune photographie n’a été présentée, le défendeur, dans ses observations à la Cour, prétend que [traduction] « parmi un certain nombre de photographies présentées à l’appui de la demande, une seule montrait la demanderesse avec son petit-fils » [non souligné dans l’original].

[20] Ces déclarations sont contradictoires, et aucune n’est exacte. Le dossier certifié du tribunal comprend huit photographies de la demanderesse avec son petit-fils à ce qui semble être plusieurs occasions différentes (voir le dossier certifié du tribunal, aux p 459-468, 475-477 et 502-503). Les légendes de trois de ces photographies indiquent que la demanderesse est en train de le garder, et l’une précise qu’il prend le biberon pour la première fois.

[21] La demanderesse a donc effectivement produit les éléments de preuve qui, selon l’agent, auraient dû l’être.

[22] Je conviens que l’absence de lettre de la part d’un des parents est une source de préoccupation. Toutefois, comme le soutient la demanderesse, l’agent ne peut pas s’arrêter là dans son analyse. Même si la demanderesse n’est pas la principale responsable des soins de son petit-fils, son renvoi du Canada pourrait tout de même avoir des répercussions négatives sur lui. Par exemple, la capacité de maintenir des liens entre les membres d’une famille est une considération pertinente lors de l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 34; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 72). L’agent n’a pas tenu compte des répercussions qu’aurait sur Kadien le renvoi de sa grand-mère, qui est la seule membre de la famille paternelle vivant au Canada, outre le fait qu’elle ne pourra plus être la principale responsable de ses soins. Il n’a pas non plus pris en compte la preuve documentaire fournie dans les observations concernant cette question.

[23] L’analyse que fait l’agent de l’intérêt supérieur de l’enfant est plus que déraisonnable — elle est terriblement inepte. Cela est d’autant plus vrai que l’agent a déclaré : [traduction] « Je dois toujours être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants lorsque j’examine les demandes présentées au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. »

Conclusion

[24] Ce manquement est suffisant pour accueillir la demande et annuler la décision faisant l’objet du contrôle. Aucune des autres questions soulevées ne nécessite un examen. Deux ans et demi ont passé depuis le dépôt de la demande, et la situation pourrait avoir changé. Par conséquent, la demanderesse doit avoir l’occasion de mettre à jour sa demande si elle le souhaite. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6795-20

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande CH de la demanderesse est annulée, que sa demande est renvoyée à un autre agent pour une nouvelle décision conformément aux présents motifs et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6795-20

 

INTITULÉ :

ANNE MARIE TERESA JEROME c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 31 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

 

Pour la demanderesse

 

Sally Thomas

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Crossley Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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