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Date : 20220610


Dossiers : T‑221‑19

T‑1192‑19

Référence : 2022 CF 870

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

Dossier : T‑221‑19

ENTRE :

NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN

demanderesse

et

HILDA DEROSE, JOHN MACHIMITY, RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO

défendeurs

Dossier : T‑1192‑19

ET ENTRE :

RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO

demandeurs

et

NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN, REPRÉSENTÉE PAR EDWARD MACHIMITY, VIOLET MACHIMITY, EILEEN KEESIC ET JOHN SAPAY

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS QUANT AUX DÉPENS

[1] Dans une décision portant la référence 2022 CF 531, j’ai accueilli une demande de contrôle judiciaire concernant le système de gouvernance de la Nation ojibwée de Saugeen [la NOS] et j’ai rejeté une autre demande portant sur le même sujet. La partie qui a obtenu gain de cause dans ces deux demandes sollicite maintenant des dépens contre la NOS ainsi que son ancien chef et ses anciens conseillers. Pour les motifs qui suivent, chaque partie assumera ses propres dépens.

I. Le contexte

[2] La sélection du chef et des conseillers de la NOS est régie par une Convention, qui prévoit que ces postes font l’objet d’une nomination à vie, mais que leurs titulaires peuvent faire l’objet d’un examen par les membres de la NOS. Edward Machimity, Eileen Keesic et John Sapay étaient le chef et les conseillers de la NOS. Un groupe de membres de la NOS, que j’ai appelé les « partisans d’un examen du leadership », ont fait diverses démarches pour effectuer un changement de leadership conformément à la Convention. Ces démarches ont abouti à la tenue d’un rassemblement traditionnel en juin 2019, au cours duquel les membres de la NOS ont destitué le conseil dirigé par M. Machimity et ont nommé certains partisans d’un examen du leadership à titre de nouveau chef et de nouveaux conseillers de la NOS.

[3] Ces faits ont donné lieu à deux demandes de contrôle judiciaire. La première demande, qui porte le numéro de dossier T‑221‑19, a été déposée en février 2019 par la NOS contre les partisans d’un examen du leadership, dans le but de mettre un frein à différentes démarches qu’avaient faites ces derniers. Cette demande a été modifiée après le rassemblement traditionnel de juin 2019 afin de demander à la Cour de rendre un jugement déclaratoire portant que l’issue de ce rassemblement était illégitime. La deuxième demande, qui porte le numéro de dossier T‑1192‑19, a été déposée en juin 2019 par les partisans d’un examen du leadership. Cette demande visait essentiellement à obtenir un jugement portant que l’issue du rassemblement traditionnel était légitime. Les deux demandes ont été instruites ensemble sur la foi de la même preuve et ont soulevé les mêmes questions.

[4] Dans mon jugement sur le fond, j’ai déclaré que la Convention permettait aux membres de la NOS de destituer le chef et les conseillers, ce qu’ils ont effectivement fait lors du rassemblement traditionnel. J’y ai également mentionné que je rendrais plus tard mon jugement quant aux dépens. Mon jugement sur le fond n’a pas été porté en appel, et l’ancien chef et les anciens conseillers de la Nation ont cédé le pouvoir aux partisans d’un examen du leadership.

[5] Les partisans d’un examen du leadership sollicitent maintenant des dépens avocat‑client d’un montant de 228 523 $ contre la NOS et Edward Machimity, Violet Machimity, Eileen Keesic et John Sapay. Je souligne que Violet Machimity est l’épouse d’Edward Machimity, qui souhaitait la nommer pour lui succéder comme chef à vie. Bien que Violet Machimity n’ait jamais fait partie du conseil, je désignerai les quatre personnes contre lesquelles les partisans d’un examen du leadership sollicitent des dépens comme « l’ancien chef et les anciens conseillers ».

[6] Vu ma décision, l’avocat de la NOS ne peut plus recevoir de directives de la part de l’ancien chef et des anciens conseillers. En conséquence, la NOS n’a pas présenté d’observations relativement aux dépens. L’ancien chef et les anciens conseillers ont retenu les services d’un avocat, qui a déposé des observations en leur nom.

II. Analyse

A. Les principes régissant l’adjudication des dépens

[7] Dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 RCS 371, la Cour suprême du Canada a décrit les trois grands objectifs de l’adjudication des dépens. Le premier objectif est l’indemnisation partielle de la partie victorieuse pour les frais qu’elle a dû engager pour la défense d’une cause qui valait d’être instruite. En deuxième lieu, ordonner à la partie perdante de payer les dépens à la partie gagnante a pour effet d’inciter les parties à faire des choix mieux éclairés dans le cours de l’instance en acceptant, par exemple, de conclure un règlement. Le troisième objectif consiste, dans certaines circonstances, à améliorer l’accès à la justice.

[8] Selon la règle habituelle, la partie perdante doit payer les dépens à la partie gagnante, mais la Cour conserve « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer » : art 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Par conséquent, bien qu’il soit souhaitable d’assurer une certaine prévisibilité, l’adjudication de dépens se fait au cas par cas et doit tenir compte des circonstances particulières de chaque affaire.

B. L’adjudication de dépens contre la Première Nation

[9] Dans les circonstances bien particulières de la présente affaire, il ne serait pas approprié d’adjuger des dépens contre la NOS. Je sais pertinemment que, selon la règle habituelle, les dépens sont adjugés contre la partie perdante, et que la NOS a été déboutée dans les deux demandes.

[10] Toutefois, d’un point de vue pratique, mon jugement a eu pour effet que les partisans d’un examen du leadership, qui ont obtenu gain de cause dans les deux demandes, sont maintenant le chef et les conseillers de la NOS. Pour cette raison, les deux parties semblent accepter que les partisans d’un examen du leadership puissent maintenant se rembourser pour les frais qu’ils ont dû engager pour présenter leurs demandes. S’ils choisissaient cette voie, cela signifierait simplement que la NOS assumerait les frais engagés par les deux parties.

[11] Lors de l’adjudication des dépens dans des affaires de gouvernance des Premières Nations, la Cour a pris acte du fait que, en pratique, la partie qui dirige le conseil d’une Première Nation est en position de se faire rembourser ses frais juridiques par la Première Nation : Shotclose c Première nation de Stoney, 2011 CF 1051 au paragraphe 18 [Shotclose]; Knebush c Maygard, 2014 CF 1247 au paragraphe 59, [2015] 4 RCF 367; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 au paragraphe 27 [Whalen].

[12] Par conséquent, en l’espèce, il est possible d’atteindre les objectifs de l’indemnisation et de l’accès à la justice sans que des dépens soient adjugés. C’est ce qui distingue d’ailleurs la présente espèce d’autres affaires comme Shotclose et Whalen, à l’issue desquelles les demandeurs n’ont pas obtenu le contrôle du conseil du fait qu’ils avaient eu gain de cause.

C. L’adjudication de dépens contre l’ancien chef et les anciens conseillers

[13] Les partisans d’un examen du leadership sollicitent également des dépens contre Edward Machimity, Violet Machimity, Eileen Keesic et John Sapay, même si ces personnes n’étaient pas officiellement parties aux demandes. (Dans la deuxième demande, la NOS était désignée comme la défenderesse, qui était « représentée » par ces quatre personnes, mais ces dernières n’étaient pas désignées comme des défendeurs distincts.)

[14] Il ne fait aucun doute que, dans les cas appropriés, la Cour a compétence pour accorder les dépens à l’encontre d’un tiers qui n’est pas partie à l’instance : Bellegarde c Poitras, 2009 CF 1212, conf par 2011 CAF 317 [Bellegarde]. Lorsque ce tiers est une Première Nation, des facteurs particuliers peuvent être pris en compte. Il se peut, par exemple, que la Première Nation ait déjà payé les frais juridiques de la partie perdante, comme c’était le cas dans l’affaire Shotclose. Il se peut également que les défendeurs désignés représentaient la Première Nation, comme c’était le cas dans l’affaire Bellegarde. La décision de la Cour pourrait aussi aider à clarifier certains points concernant la gouvernance de la Première Nation demanderesse en l’espèce, ce qui serait utile à l’ensemble de la Première Nation.

[15] Cependant, lorsque des dépens sont demandés contre un particulier ou une personne morale qui n’est pas partie à l’instance, la Cour doit faire preuve d’une plus grande retenue. Dans l’arrêt 1318847 Ontario Limited v Laval Tool & Mould Ltd, 2017 ONCA 184, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé que les dépens peuvent être adjugés contre un tiers qui n’est pas partie à l’instance dans les cas où ce dernier a recours à un « prête‑nom » pour engager des procédures afin d’éviter d’être tenu responsable des dépens, ou lorsqu’il y a abus de procédure ou que [traduction] « l’inconduite flagrante, la conduite vexatoire ou le comportement du tiers qui n’est pas partie à l’instance nuit à la bonne administration de la justice » (au paragraphe 76).

[16] Telle n’est pas la situation en l’espèce. Il n’y a tout simplement aucune preuve indiquant que l’ancien chef et les anciens conseillers auraient dû présenter la première demande en leur nom propre et qu’ils ont incité la NOS à agir comme l’unique demanderesse dans le but d’éviter d’être tenus personnellement responsables des dépens. La deuxième demande a été déposée par les partisans d’un examen du leadership, qui ont choisi de ne pas désigner l’ancien chef et les anciens conseillers à titre de défendeurs en leur qualité personnelle.

[17] En outre, bien que j’aie rendu une décision défavorable à l’ancien chef et aux anciens conseillers et que j’aie critiqué plusieurs des gestes qu’ils ont posés avant et durant le rassemblement traditionnel, je ne puis décrire leur conduite comme un abus de procédure ou comme un comportement inacceptable qui justifie une ordonnance exceptionnelle d’adjudication des dépens.

[18] En réalité, les observations des partisans d’un examen du leadership reposent principalement sur le fait que l’ancien chef et les anciens conseillers ont engagé des frais de plus de 500 000 $ qui ont été assumés par la NOS, et qu’ils ont reçu plus de 700 000 $ en guise de salaires et de remboursement de leurs frais au cours de la période où ils sont demeurés au pouvoir, entre la tenue du rassemblement traditionnel et la décision de la Cour. Or, l’adjudication de dépens vise à indemniser la partie ayant obtenu gain de cause pour une partie de ses frais juridiques. Elle ne vise pas à régir les frais engagés par la partie perdante dans le cadre de l’instance. A fortiori, au stade de l’adjudication des dépens, la Cour ne peut pas rendre une décision à l’égard de questions qui n’ont pas été régulièrement soulevées lors du débat sur le fond. Les partisans d’un examen du leadership n’ont demandé aucune mesure de réparation en ce qui concerne les salaires et les frais de l’ancien chef et des anciens conseillers, et les parties n’ont déposé aucune preuve à cet égard. Tout reproche formulé à l’encontre de l’ancien chef et des anciens conseillers en ce qui a trait à leur utilisation des ressources financières de la NOS devra être examiné dans une autre instance.

[19] Pour les motifs qui précèdent, chaque partie assumera ses propres dépens. L’ancien chef et les anciens conseillers ont sollicité les dépens afférents à la présente requête. Compte tenu de la décision rendue à l’égard des demandes sur le fond, je refuse de leur adjuger des dépens.

 


ORDONNANCE dans les dossiers T‑221‑19 et T‑1192‑19

LA COUR ORDONNE :

1. Chaque partie assume ses propres dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

T‑221‑19 et T‑1192‑19

 

DOSSIER :

T‑221‑19

 

INTITULÉ :

NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN c HILDA DEROSE, JOHN MACHIMITY, RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO

 

ET DOSSIER :

T‑1192‑19

 

INTITULÉ :

RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO c NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN, REPRÉSENTÉE PAR EDWARD MACHIMITY, VIOLET MACHIMITY, EILEEN KEESIC ET JOHN SAPAY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Donald B. Shanks

Rachael M. Paquette

 

POUR LES DEMANDEURS DANS LE DOSSIER T‑1192‑19 ET POUR LES DÉFENDEURS DANS LE DOSSIER T‑221‑19

 

Robert Sinding

POUR EDWARD MACHIMITY, VIOLET MACHIMITY, EILEEN KEESIC ET JOHN SAPAY

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thompson Dorfman Sweatman LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DEMANDERESSE DANS LE DOSSIER T‑221‑19 ET POUR LES DÉFENDEURS DANS LE DOSSIER T‑1192‑19

 

Cheadles LLP

Avocats

Thunder Bay (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS DANS LE DOSSIER T‑1192‑19 ET POUR LES DÉFENDEURS DANS LE DOSSIER T‑221‑19

 

Robert Sinding

Avocat

Emo (Ontario)

POUR EDWARD MACHIMITY, VIOLET MACHIMITY, EILEEN KEESIC ET JOHN SAPAY

 

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