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Date : 20220608


Dossier : IMM‑2227‑20

Référence : 2022 CF 852

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LAURITO JR. PADERNAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 19 mars 2020 (la décision contestée) par laquelle un agent principal de l’immigration a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée au Canada par le demandeur.

[2] Le demandeur est initialement entré au Canada le 20 janvier 2009 en tant qu’aide familial résident au titre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Son permis de travail était valide jusqu’au 19 avril 2011. Le demandeur est demeuré au Canada après l’expiration de son permis de travail.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’estime que l’agent a commis une erreur dans le traitement du degré d’établissement du demandeur au Canada. Cette erreur a fait en sorte que la décision est déraisonnable. La décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

II. Les observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire

[4] Le demandeur était au Canada depuis un peu plus de dix ans lorsqu’il a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les observations qui ont été formulées en son nom à l’intention de l’agent portaient sur son établissement au Canada et sur les difficultés auxquelles il serait exposé s’il était forcé à retourner aux Philippines.

[5] J’estime que la question déterminante dans la présente demande est la façon dont l’agent a traité le degré d’établissement du demandeur. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire que j’énonce ou que j’examine l’une quelconque des observations formulées quant aux difficultés auxquelles le demandeur serait exposé.

[6] Les éléments de preuve relatifs au degré d’établissement du demandeur comptaient 35 lettres personnelles de soutien, son contrat de location (bail), deux lettres d’anciens employeurs, une copie de son relevé T5 faisant état de revenus d’investissement, divers documents bancaires comme des relevés de carte de crédit, des factures de services publics et de téléphonie cellulaire, des relevés de ligne de crédit, des états de compte en banque faisant état d’une valeur nette de 62 000 $ répartis dans divers comptes détenus par la banque et ses résultats de l’examen du Système international de tests de la langue anglaise (IELTS) montrant une bonne connaissance de l’anglais.

[7] Le demandeur est un membre actif de sa paroisse catholique romaine depuis plusieurs années. Il est aussi bénévole à la St‑Patrick’s Shrine Church depuis les quatre dernières années. Le demandeur a noué des liens étroits avec des adultes, attestés par les nombreuses lettres personnelles qui ont été produites, mais aussi avec certains des enfants de ses amis adultes qui le considèrent comme un membre de la famille.

III. Questions en litige

[8] La question en litige est celle de savoir si la décision est raisonnable. Plus précisément, le demandeur soutient qu’il s’agit notamment d’établir si l’agent :

  • 1) a omis de prendre en compte le degré d’établissement du demandeur en tant que membre de la famille de fait;

  • 2) a apprécié comme il se devait les éléments de preuve relatifs à l’établissement;

  • 3) a commis une erreur en justifiant le degré d’établissement du demandeur par le temps que celui‑ci a passé au Canada;

  • 4) a imposé une norme plus stricte pour démontrer un degré d’établissement « exceptionnel »;

  • 5) a commis une erreur en estimant que l’établissement du demandeur découlait en partie de son absence de statut;

  • 6) a commis une erreur en exigeant des lettres d’emploi, des talons de chèque et des documents fiscaux.

IV. Norme de contrôle

[9] La Cour suprême du Canada a statué que, lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2015 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à cette présomption n’est présente en l’espèce.

[10] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée. La cour qui effectue ce type de contrôle doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif : Vavilov, au para 15.

V. La décision contestée

[11] L’agent a omis d’examiner l’une quelconque des 35 lettres personnelles de soutien. Ces lettres provenaient d’amis, de collègues, de paroissiens, et deux émanaient d’anciens employeurs.

[12] Voici des observations extraites d’un échantillon, très petit, mais représentatif des lettres en question :

[traduction]

[Le demandeur], par sa présence et par sa foi, a su réconforter et guider dans la bonne voie de nombreuses personnes autour de lui […] au cours des 10 dernières années.

J’ai rencontré [le demandeur] à l’été 2009 grâce à des amis communs. Nous sommes amis depuis lors, et je peux confirmer que c’est une personne vaillante, résiliente et optimiste.

L’histoire de sa vie, dont son enfance et la façon dont il s’est débrouillé pour parvenir jusqu’à sa destination finale, le Canada, a ému tout le monde, moi y compris. Peu importe ce qui arrivait, il n’a jamais exprimé de tristesse, de doute ou de découragement. Il incarne plutôt l’espoir et la reconnaissance de se trouver dans le pays offrant la meilleure qualité de vie au monde. Je le considère comme un membre de ma famille, parce que notre amitié ne cesse de grandir au fil des années.

Il m’a aidé à surmonter mes difficultés personnelles, et j’ai fait miens un grand nombre de ses traits de personnalité et de ses façons de voir les choses.

C’est une personne très bonne, honnête, fiable et responsable. Je suis très privilégiée de le connaître et honorée d’être son amie et d’être considérée comme sa propre sœur.

Au fil de l’évolution de notre amitié, nous avons effectué des pèlerinages en Ontario et au Québec, nous avons participé à des groupes de prière et nous sommes allés dans des fêtes. [Le demandeur] compte parmi mes très bons amis.

Il offre à ses patients des soins infirmiers et des soins d’hygiène incomparables, ainsi qu’une grande compassion.

J’ai pu voir la passion qu’il met dans son travail à prodiguer des soins aux malades et aux personnes âgées, sa contribution et sa participation aux services religieux et aux activités paroissiales, en tant que membre de la chorale et bénévole. Animé par sa foi religieuse, il a effectué différents pèlerinages aux quatre coins de l’Ontario et du Québec.

[13] Un grand nombre des lettres mentionnaient que le demandeur était [traduction] « un fils/un frère/un oncle », tandis que beaucoup d’autres présentaient le demandeur comme [traduction] « [leur] bon ami ». Le demandeur a affirmé à l’agent que les lettres, qui provenaient d’amis à Toronto et de partout au Canada, témoignaient [traduction] « d’un degré d’intégration comparable à celui d’un membre de la famille de fait ».

VI. Analyse

[14] En résumant la demande présentée par le demandeur, dans la section [traduction] « Établissement au Canada », l’agent a formulé peu d’observations au sujet des 35 lettres de soutien :

[traduction]

Le demandeur fréquente l’église de sa paroisse, y effectue du bénévolat et compte de nombreux amis dans sa communauté (voir les lettres figurant au dossier). À titre d’éléments de preuve supplémentaires de son établissement, le demandeur a présenté le contrat de location de son appartement, des relevés de compte de carte de crédit (VISA) et de téléphonie (Fido et Rogers), de même que ses états de compte en banque indiquant des économies personnelles de plus de 62 000 $ (au dossier).

[15] Dans la section intitulée [traduction] « Décision et Motifs », l’agent a présenté les 35 lettres dans son analyse de l’établissement en ces termes :

[traduction]

Je reconnais que le demandeur a noué d’importantes amitiés pendant ses années au Canada et qu’il manquera à ses amis, comme ses amis lui manqueront. Je souligne toutefois que la séparation est l’un des résultats inévitables et malheureux qui peuvent découler du processus d’immigration, particulièrement lorsqu’on réside dans un pays sans statut valide. De plus, les relations ne sont pas restreintes par les lieux géographiques, et il est loisible au demandeur de rester en contact avec ses amis au Canada grâce au courrier, au téléphone et à l’Internet. Je constate que certains des amis du demandeur ne résident pas dans la même ville que lui, et il est probable qu’ils restent en contact par téléphone ou l’Internet. J’estime qu’ils pourraient garder ce type de contact dans l’avenir. Je conclus que le demandeur n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les liens qui l’unissent à ses amis au Canada sont tels qu’en cas de séparation, il serait justifié d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[16] Au sujet de ce qui précède, l’agent a précisé :

[traduction]

Je reconnais que le demandeur a démontré un degré d’intégration dans la société canadienne et dans sa communauté. Je reconnais également qu’il réside au Canada depuis plus de 9 ans, qu’il a occupé un emploi pendant presque tout ce temps et qu’il est indépendant et économe. Bien que je convienne qu’il a probablement atteint un degré d’établissement au Canada, j’estime que ce degré équivaut à celui qui serait normalement attendu d’une autre personne dans les mêmes circonstances. J’accorde un certain poids favorable aux facteurs d’établissement démontrés par le demandeur.

Il appert que le demandeur est au Canada sans autorisation depuis le 19 avril 2011. J’estime qu’il n’y a pas assez d’information ou d’éléments de preuve que le demandeur a été empêché de quitter le Canada ou que les circonstances entourant sa période prolongée de résidence au Canada étaient indépendantes de sa volonté. J’accorde à ce facteur un certain poids défavorable.

[17] Le demandeur prétend que l’agent a omis de prendre en compte la solidité des liens qu’il a noués au cours des dix dernières années, et qu’il ne peut y avoir d’appréciation adéquate des difficultés auxquelles il serait exposé s’il retournait aux Philippines sans appréciation adéquate de son établissement.

[18] Dans l’affaire Gamboa Saenz, le juge Campbell a conclu que la décision était déraisonnable parce que « [l]es termes utilisés par l’agent ne représent[ai]ent pas fidèlement la quantité et la qualité des éléments de preuve présentés. En fait, comme l’a soutenu l’avocat des demandeurs, l’agent avait reçu 25 lettres d’appui et une pétition contenant 250 signatures. La décision contestée ne contient pas un seul commentaire au sujet de ces éléments de preuve. J’estime que le fait de ne pas avoir pris en compte ces éléments de preuve convaincants rend la décision déraisonnable »: Gamboa Saenz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 713 au para 6.

[19] En l’espèce, l’agent a reconnu, sans autres précisions, que le demandeur s’était fait des amis, mais il a conclu que son degré d’établissement [traduction] « équiva[lai]t à celui qui serait normalement attendu d’une autre personne dans les mêmes circonstances ». En dernière analyse, l’agent accorde [traduction] « un certain poids favorable » à l’établissement du demandeur.

[20] Le juge Zinn a précédemment statué, de façon concluante, que « la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense »: Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 [Sebbe] au para 21.

[21] Le défendeur soutient que les agents ont « l’expertise et l’expérience voulues pour évaluer le degré d’établissement typique de personnes qui sont au Canada depuis environ le même nombre d’années […] et, par conséquent, pour utiliser ce critère dans le cadre de l’appréciation de leur établissement »: Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 585 au para 11.

[22] Le défendeur a raison d’affirmer que les agents sont à même et en droit d’utiliser une méthodologie consistant à comparer et à opposer les différences afin d’établir le degré d’établissement adéquat. Toutefois, la Cour a statué qu’il est déraisonnable qu’un agent écarte simplement le degré d’établissement d’un demandeur au Canada « comme étant ordinaire, sans effectuer une analyse approfondie » : Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187 aux para 34‑35.

[23] En l’espèce, l’agent a, comme il se devait, accordé un poids défavorable au fait que le demandeur a continué de résider et de travailler au Canada sans autorisation après l’expiration de son permis de travail.

[24] Toutefois, le fait de qualifier d’[traduction] « attendu[s] » les liens qui ont été établis, la participation à la vie de la communauté, l’indépendance financière, l’emploi et d’autres facteurs relatifs à l’établissement démontrés par le demandeur au Canada à la lumière du temps qui s’est écoulé équivaut à sévir doublement contre le demandeur. Même si les termes employés dans la décision portent à croire que l’agent a accordé [traduction] « un certain poids favorable aux facteurs d’établissement démontrés par le demandeur », le demandeur ne prétend pas que l’agent a accordé un poids défavorable au degré d’établissement ou l’a écarté complètement. Il affirme plutôt que l’agent a commis une erreur en minimisant les efforts qu’il a déployés au chapitre de l’établissement.

[25] Les éléments de preuve qui figurent dans le dossier du demandeur montrent que les [traduction] « circonstances » du demandeur sont celles d’un membre bien aimé et respecté de sa communauté et de sa paroisse, qui a prodigué des soins à un bon nombre de personnes, qui a réussi au Canada pendant dix ans, qui a accumulé 62 000 $ en économies et qui s’est fait un certain nombre de très bons amis, qu’il voit souvent et avec qui il se déplace pour effectuer des pèlerinages.

[26] Le défaut de la conclusion tirée par l’agent, c’est qu’elle n’énonce pas, de quelque façon que ce soit, en quoi consistait le degré d’établissement [traduction] « attendu » du demandeur.

[27] Il n’est tout simplement pas possible de comprendre comment ou pourquoi le demandeur ne répond pas à une norme qui n’est pas définie, ce qui rend la décision déraisonnable.

VII. Conclusion

[28] Selon la jurisprudence mentionnée plus haut et l’analyse sommaire effectuée par l’agent des éléments de preuve relatifs à l’établissement qui ont été produits, j’estime que l’agent a eu tort de réduire à [traduction] « attendu » le degré d’établissement du demandeur sans offrir la moindre indication quant à ce à quoi correspond ce critère. Comme l’a affirmé le juge Rennie, le fait d’adopter cette analyse déraisonnable signifierait que « plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie » : Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 au para 26 confirmant la décision Sebbe au para 21.

[29] Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision ne satisfait pas, en règle générale, à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité : Vavilov, au para 98.

[30] Pour tous les motifs qui précèdent, la demande est accueillie, et la décision est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[31] Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2227‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie.

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2227‑20

 

INTITULÉ :

LAURITO JR. PADERNAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 7 Septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

pour le dEmandeur

 

Hillary Adams

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le dEmandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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