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Date : 20220607


Dossier : IMM-5557-21

Référence : 2022 CF 823

Ottawa (Ontario), le 7 juin 2022

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

LÉNINE KAJANGWE

JESSE MUHIRE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse principale, Mme Lénine Kajangwe, est citoyenne du Rwanda et son fils mineur, Jesse Muhire, est citoyen des États-Unis. Ils demandent le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] le 27 juillet 2021 ayant rejeté leur appel et ayant confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] refusant de leur reconnaître la qualité de réfugiés et celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi].

[2] Les demandeurs soutiennent que la SAR a erré puisque (1) elle s’est basée sur des trous de mémoire de Mme Kajangwe concernant des détails non pertinents pour tirer une conclusion défavorable sur sa crédibilité; (2) sa conclusion concernant le caractère vague du témoignage de Mme Kajangwe n’est pas fondée sur la preuve; et (3) elle a accordé trop de poids à la contradiction entre le témoignage de Mme Kajangwe et un des formulaires de cette dernière du point d’entrée. Les demandeurs demandent à la Cour d’annuler la décision de la SAR et de renvoyer l’affaire pour que leur appel soit réévalué par un tribunal de la SAR différemment constitué.

[3] Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[4] Depuis 2013, Mme Kajangwe détient un visa de visiteur à entrées multiples des États-Unis. Le 31 juillet 2019, les demandeurs quittent le Rwanda pour les États-Unis, où ils arrivent le 1er août. Le 2 août 2019, ils entrent au Canada et y demandent l’asile.

[5] Le 14 août 2020, la SPR entend la demande d’asile de Mme Kajangwe et cette dernière témoigne. La transcription de l’audience devant la SPR est comprise dans le dossier certifié du tribunal [DCT]. Le 19 octobre 2020, la SPR refuse la demande d’asile des demandeurs, elle note plusieurs problèmes importants par rapport à la crédibilité de Mme Kajangwe et ne croit pas les allégations de Mme Kajangwe La SPR note entre autres que Mme Kajangwe affirme craindre de retourner au Rwanda car les autorités peuvent dire qu’elle travaille avec les opposants du gouvernement, dont le RNC, un parti d’opposition, mais elle ne sait toutefois pas ce que signifie l’acronyme RNC. La SPR considère que si Mme Kajangwe avait mené une quelconque activité politique pour soutenir la candidature de Mme Diane Rwigara, et que cette dernière avait été accusée de travailler avec le RNC, elle aurait su ce que signifie l’acronyme RNC. De plus, en réponse à une question de la SPR, Mme Kajangwe indique que les élections ont eu lieu le 17 juillet 2017 alors qu’elles ont eu lieu le 4 août 2017. La SPR considère que ceci mine aussi la crédibilité de Mme Kajangwe quant à son engagement politique. Finalement, la SPR souligne que Mme Kajangwe indique, lors de l’audience, avoir déménagé deux fois avant de quitter le Rwanda, soit une fois en août 2017 et une autre fois en septembre 2018, ceci pour assurer sa survie, mais elle a omis de déclarer ses déménagements ou adresses dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA]. La SPR considère cette omission comme importante au vu de sa nature et du contexte.

[6] Le 21 juin 2021, la SAR offre aux demandeurs l’opportunité de répondre à trois questions. La SAR demande notamment aux demandeurs si la preuve de la demanderesse principale, en relation avec ses activités politiques avec Mme Rwigara et la persécution qui en a résulté est, ou non, vague et générale. Le 5 juillet 2021, les demandeurs déposent des représentations additionnelles auprès de la SAR afin de répondre à ces questions.

[7] Dans sa décision, la SAR confirme qu’elle est d’accord avec plusieurs conclusions de crédibilité tirées par la SPR, en souligne trois en particulier, et ajoute un autre motif, en lien avec les questions additionnelles soulevées et auxquelles les demandeurs ont eu l’opportunité de répondre.

[8] Ainsi la SAR note que Mme Kajangwe (1) a confirmé la mauvaise date pour les élections de 2017, alors que cette date est pourtant centrale à sa demande d’asile; (2) a été incapable de donner le nom complet du RNC, c’est-à-dire le Rwandan National Congress; (3) a soumis une preuve vague et générale au sujet des conséquences de son implication avec Mme Rwigara, limitant le narratif joint à son FDA à quelques paragraphes et évitant de fournir des détails lors de son témoignage devant la SPR; et (4) a omis de mentionner ses changements d’adresses en 2017 et 2018 dans son FDA.

[9] La SAR note aussi que Mme Kajangwe n’a soumis aucune preuve corroborant ses activités politiques ni aucun affidavit à ce sujet, et que la seule preuve réside donc dans les allégations présentées par Mme Kajangwe, lesquelles souffrent de problèmes de crédibilité.

[10] La SAR souligne que la SPR a tiré des conclusions additionnelles, liées à la crédibilité de Mme Kajangwe, mais que celles dont la SAR traite suffisent pour confirmer la décision. La SAR conclut que Mme Kajangwe n’a pas démontré, selon la balance des probabilités, qu’elle a soutenu ou travaillé bénévolement pour Mme Rwigara ou qu’elle s’est impliquée politiquement.

[11] La SAR rejette l’appel et confirme la décision de la SPR.

III. Norme de contrôle

[12] Les parties ne contestent pas que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce compte tenu des arguments en jeu (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, le rôle de la cour en contrôle judiciaire est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit tenir compte « […] du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « […] si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99 citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[13] Tel que l’a souligné la Cour dans la décision Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558 au paragraphe 11, « [...] la crédibilité est une question de fait pour laquelle la retenue s’impose […] » (voir aussi Charles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 520 au para 22 et Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 42). Tel que l’a expliqué mon collègue le juge Gascon dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, « [c]ette approche empreinte de retenue est particulièrement nécessaire lorsque, comme en l’espèce, les conclusions contestées se rapportent à la crédibilité et à la vraisemblance du récit d’un demandeur d’asile ». Sur de telles questions de crédibilité et de vraisemblance, la cour de révision ne peut ni substituer son propre point de vue quant à une issue préférable, ni procéder à une nouvelle pondération de la preuve (Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1062 au para 30).

IV. Analyse

A. Premier argument : la SAR a erré en se basant sur des trous de mémoire de Mme Kajangwe concernant des détails non pertinents pour tirer une conclusion défavorable sur sa crédibilité

[14] Les demandeurs soutiennent que les conclusions de la SAR sont déraisonnables puisqu’elles sont basées sur des contradictions non pertinentes, périphériques ou accessoires à la revendication en question (Sheik c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2000] FCJ No 568). Les demandeurs soutiennent que la SAR a erré en exigeant de Mme Kajangwe un niveau de connaissances politiques de quelqu’un d’impliqué dans la politique pour plusieurs années plutôt que d’une simple bénévole qui a fait du porte-à-porte pendant deux mois et demi. Les demandeurs ajoutent qu’au surplus, la SAR a perdu de vue que la demande d’asile est basée sur les opinions politiques présumées de Mme Kajangwe et a ignoré l’impact des traumatismes que cette dernière a vécus. En somme, les demandeurs plaident qu’il était déraisonnable pour la SAR de tirer une conclusion défavorable du fait que Mme Kajangwe n’a pas pu se souvenir de la date des élections, et qu’elle n’a pas pu réciter le nom du RNC au long, éléments qui ne sont pas au cœur de la demande d’asile.

[15] Le défendeur, le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, répond que la décision de la SAR est raisonnable et que les éléments soulevés par la SAR ne sont pas mineurs ou périphériques. Je suis d’accord.

[16] Je constate d’abord que rien n’indique que la SAR se soit basée sur des trous de mémoire de Mme Kajangwe. Au surplus, les demandeurs ne m’ont pas convaincue que les conclusions de crédibilité que la SAR a retenues visent des éléments périphériques ou non pertinents de la demande. Premièrement, en lien avec l’erreur dans la date des élections en 2017, je note que Mme Kajangwe base sa demande d’asile sur la persécution dont elle a fait, et dont elle fera l’objet en raison de son soutien à Mme Rwigara et à sa participation à la campagne électorale de cette dernière en 2017. Il n’est pas déraisonnable de conclure qu’une personne, même bénévole, travaillant à soutenir une candidate dans le cadre d’élections, retiendrait la date des élections, d’autant plus si tel qu’elle l’allègue, cette participation met sa vie et celle de sa famille en péril. Deuxièmement, la lecture de la transcription de l’audience révèle que la SPR n’a pas demandé à Mme Kajangwe de réciter le nom du RNC au long sans contexte et sans lien avec les questions précédentes, tel que l’ont suggéré les demandeurs; c’est plutôt Mme Kajangwe elle-même qui a soulevé le nom du RNC en confirmant à la SPR la nature de sa crainte advenant un retour au Rwanda. Il n’est donc pas déraisonnable de s’attendre, compte tenu de la crainte alléguée, à ce que Mme Kajangwe puisse décrire ou expliciter de qui ou de quoi il s’agit.

[17] Les demandeurs ne m’ont donc pas convaincue que ces deux conclusions négatives de crédibilité tirées par la SAR portent sur des considérations non pertinentes, compte tenu des allégations présentées par Mme Kajangwe au soutien de sa demande d’asile.

B. Deuxième argument : la conclusion de la SAR concernant le caractère vague du témoignage de Mme Kajangwe n’est pas fondée sur la preuve

[18] Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR concernant le caractère vague du témoignage de Mme Kajangwe n’est pas fondée sur la preuve puisque (1) les questions de la SPR étaient limitées et ambiguës; (2) le témoignage de Mme Kajangwe était raisonnablement détaillé compte tenu des circonstances; et (3) le FDA de Mme Kajangwe comprenait suffisamment de détails sur la persécution.

[19] Devant la Cour, les demandeurs soutiennent que la SPR (1) n’a pas demandé de renseignement détaillés à Mme Kajangwe; (2) a posé très peu de questions spécifiques sur les menaces et le harcèlement que Mme Kajangwe a subis après avoir été bénévole; et (3) a posé des questions vagues et générales sur la persécution.

[20] Je note d’abord que les arguments présentés à la Cour par les demandeurs sont contraires à ceux qu’ils ont présentés à la SAR dans le cadre de leur appel. En effet, dans les représentations écrites qu’ils ont déposées en réponse aux questions posées par la SAR, les demandeurs ont plutôt plaidé que la preuve de Mme Kajangwe n’était pas vague et générale puisque les questions de la SPR étaient détaillées et complètes, et que Mme Kajangwe a donné des réponses détaillées.

[21] Il est de jurisprudence constante que la Cour ne peut considérer des arguments qui n’ont pas été soumis au décideur administratif (Goodman v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2022 FCA 21 at para 4; Khalid c Canada (Conseil National de Recherches), 2013 CF 438 au para 49). Dans ce cas-ci, non seulement les arguments qui sont soulevés devant la Cour n’ont pas été présentés au décideur, mais des arguments contraires lui ont été présentés.

[22] Je n’ai pas discuté de cet élément avec les parties et elles n’ont pas eu l’occasion de présenter des arguments. Je ne fonde conséquemment pas la présente décision sur ce constat.

[23] Ainsi, et tel que le soulève le défendeur, ce sont les demandeurs qui portent le fardeau d’établir le bien-fondé de leur demande devant la SPR, et non pas à la SPR par l’entremise de ses questions.

[24] Au surplus, la Cour note que, dans le narratif de quatre (4) pages joint à son FDA, Mme Kajangwe consacre trois (3) pages à son emploi auprès de la Banque de Kigali et au fait que le 7 octobre 2015, elle a été licenciée sans préavis, puis a démissionné après plus de 14 ans à la Banque de Kigali. Cependant, Mme Kajangwe consacre moins d’une page à son activité politique en soutien à Mme Rwigara et à l’allégation de persécution qui en découle. Elle mentionne essentiellement que, pendant la campagne électorale de 2017, elle s’est activée dans la campagne de soutien de Mme Rwigara, une candidate dénonçant les abus du FPR et a fait du porte-à-porte et que, partout où les partisans de Mme Rwigara allaient au Rwanda, ils se faisaient appeler des ennemis du Rwanda. Elle indique aussi avoir continué à faire face à différente menace avec sa famille. Elle souligne que le 15 juillet 2019, Mme Rwigara a écrit une lettre ouverte à M. Paul Kagame et que, depuis ce jour, il y a une tension à Kigali où on fait pressions sur les partisans de Mme Rwigara pour les éliminer un à un dans l’anonymat total. Enfin, elle indique qu’un de ses amis qui travaille aux renseignements, a dit à Mme Kajangwe de quitter le plus rapidement possible et l’a aidé à passer les contrôles de sécurité pour son départ vers les États-Unis.

[25] Compte tenu de la preuve, il n’est pas déraisonnable de considérer le témoignage de Mme Kajangwe vague à cet égard. La conclusion de la SAR est fondée sur la preuve, tant en regard de du narratif attaché au FDA que du témoignage de Mme Kajangwe devant la SPR.

C. Troisième argument : la SAR a accordé trop de poids à la contradiction entre le témoignage de Mme Kajangwe et un de ses formulaires du point d’entrée

[26] Il n’est pas contesté que Mme Kajangwe a témoigné, lors de l’audience devant la SPR, avoir dû déménager deux fois avant son départ du Rwanda, une fois en 2017 et une autre en 2018, pour assurer sa survie. Il n’est pas non plus contesté qu’elle n’a pas consigné ces déménagements dans son FDA.

[27] Les demandeurs demandent à la Cour de modifier le poids à accorder à cette contradiction. Or, en contrôle judiciaire, la Cour n'a pas pour mission de soupeser de nouveau le poids à accorder aux différents éléments de preuve. Sous la norme de la décision raisonnable, la Cour ne doit pas substituer sa propre opinion à celle du tribunal et les demandeurs n’ont pas démontré que la conclusion de la SAR est déraisonnable.

V. Conclusion

[28] Les demandeurs ne m’ont pas convaincue que la décision de la SAR a un caractère irrationnel ou arbitraire et qu’elle est déraisonnable eu égard aux faits et au droit. Le processus et la décision respectent les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et la décision est soutenu par la preuve au dossier. L’intervention de la Cour n’est pas justifiée. La demande sera conséquemment rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5557-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucun dépens n’est accordé.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5557-21

INTITULÉ :

LÉNINE KAJANGWE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFERENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 mai 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

le 7 juin 2022

COMPARUTIONS :

Me Martine Cétoute

Pour les demandeurs

Me Nathan Joyal

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Services juridiques communautaires d’Ottawa (Sud)

Ottawa (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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