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Date : 20220221


Dossier : IMM‑360‑21

Référence : 2022 CF 229

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

VASILI MCHEDLISHVILI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 4 décembre 2020. La SAR a confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur est un citoyen géorgien qui a fui au Canada en mai 2016. Il a demandé l’asile au motif qu’il craint d’être persécuté en Géorgie en raison de ses opinions politiques. La question déterminante pour la SPR comme pour la SAR était celle de la crédibilité. Le demandeur conteste tant l’équité de la procédure suivie par la SAR que le caractère raisonnable de ses conclusions quant à la crédibilité.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[4] Le demandeur est originaire de Tbilisi, en Géorgie. Il craint d’être persécuté en Géorgie en raison de son appui au parti politique Mouvement national uni [le MNU]. Il est arrivé au Canada en mai 2016 et a demandé l’asile sur ce fondement peu après, le 7 juin 2016. Le frère du demandeur a également présenté une demande d’asile au Canada, le 9 novembre 2017, pour des motifs similaires. La SPR a joint les demandes d’asile et les a instruites ensemble.

[5] Même si la demande d’asile du frère reposait sur un ensemble distinct de faits, la SPR a fondé sa conclusion quant à la crédibilité sur les témoignages et les documents à l’appui présentés par les deux frères. La question déterminante dans chacune des demandes s’est avérée être celle de la crédibilité. Le commissaire de la SPR a accepté la preuve relative à la situation générale du pays selon laquelle les partisans du MNU étaient pris pour cible en Géorgie, mais a refusé d’admettre que les demandeurs étaient personnellement exposés à un tel risque, car ceux‑ci n’avaient pas établi avoir déjà été ciblés de la sorte ou avoir des profils politiques susceptibles de faire d’eux des cibles dans l’avenir. Les rapports de police et les documents médicaux soumis à l’appui de la demande d’asile, en supposant qu’ils soient authentiques, n’ont pas suffi à dissiper les préoccupations liées à la crédibilité.

[6] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SAR, mais son frère n’a pas pu en faire autant, car sa demande d’asile avait été présentée en vertu d’une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR à l’égard du frère a été déposée, mais la Cour l’a rejetée.

[7] Dans le cadre de l’appel devant la SAR, le demandeur a soulevé trois questions liées à la conclusion de la SPR quant à la crédibilité. Premièrement, la SPR n’a pas évalué de façon distincte la crédibilité des demandes d’asile présentées par chacun des frères. Deuxièmement, la SPR n’a pas formulé de conclusion claire quant au poids et à la crédibilité d’un document présenté à l’appui, à savoir une lettre, hormis le fait qu’elle a décrit ce document comme étant [TRADUCTION]°« vague » et peu détaillé. Et, troisièmement, la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité était fondée sur l’absence de preuve corroborante de la part du ministère des Affaires intérieures [le MAI] auprès duquel une plainte avait prétendument été déposée, et ne tenait pas compte des autres éléments de preuve documentaire et des témoignages qui appuyaient la demande d’asile.

[8] Le demandeur a présenté à la SAR plusieurs documents à titre de nouveaux éléments de preuve. Ceux‑ci comprenaient un affidavit du demandeur en date du 15 novembre 2019, un affidavit de son frère souscrit le même jour et une copie d’un document du MAI daté du 3 novembre 2015.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] La SAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas admissibles. Le document du MAI avait été délivré près de quatre ans avant la décision de la SPR, qui a été rendue en octobre 2019. La SAR a jugé que l’explication fournie par le demandeur, à savoir pourquoi ce document n’avait pas été présenté à la SPR, n’était pas raisonnable dans les circonstances. Qui plus est, la SAR avait des doutes quant à l’authenticité du document. Il semble que la SAR n’ait pas accepté les deux affidavits à titre de nouveaux éléments de preuve parce que ceux‑ci se rapportaient au document du MAI.

[10] La SAR a confirmé la conclusion générale défavorable de la SPR quant à la crédibilité du demandeur, invoquant l’absence de preuve corroborante de la part du MAI et le caractère vague de la lettre de l’ami du demandeur. Elle a, de même, conclu que les rapports de police et les documents médicaux présentés à l’appui n’étaient pas suffisants pour établir la persécution pour des motifs politiques. De l’avis de la SAR, la SPR avait également commis une erreur en omettant d’indiquer clairement quelles étaient ses préoccupations à l’égard des documents. La SAR a conclu, après avoir elle‑même examiné chacun de ces documents, qu’ils étaient frauduleux.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[11] À titre préliminaire, je souligne que le demandeur a soumis, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, de nouvelles traductions de deux rapports de police. Il ne s’agit pas de nouveaux éléments de preuve, mais simplement de traductions plus précises de documents fournis à la SPR. Ces traductions ont été présentées à l’appui de l’argument du demandeur selon lequel la SAR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable des rapports de police, car les erreurs qu’ils contenaient étaient manifestement des erreurs de traduction qui ne compromettaient pas leur authenticité. Le défendeur ne s’est pas opposé à l’admission des nouvelles traductions, et je suis convaincu que celles‑ci sont visées par la première exception au principe général énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Sharma, 2018 CAF 48 au para 8. Elles vont aider la Cour à statuer sur la présente affaire.

[12] Ni la SPR ni la SAR ne se sont attardées aux incohérences contenues dans le témoignage du demandeur; elles ont plutôt axé leur analyse sur le Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] et la preuve documentaire présentée à l’appui.

[13] Les questions soulevées par le demandeur peuvent être résumées comme suit :

  • 1) La décision de la SAR de refuser d’admettre les nouveaux éléments de preuve était‑elle raisonnable?

  • 2) La SAR était‑elle tenue d’aviser le demandeur de ses préoccupations quant à la crédibilité des rapports de police et des documents médicaux qu’il a présentés?

  • 3) La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve crédibles pour établir le bien‑fondé de sa demande d’asile était‑elle raisonnable?

[14] Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle qui s’applique au fond de la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable.

[15] Il a été établi dans l’arrêt Canada c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] que la norme de la décision raisonnable est présumée être celle qui s’applique au contrôle d’une décision administrative au fond. C’est donc cette norme qui s’applique aux décisions de la SAR d’admettre ou non de nouveaux éléments de preuve en appel (Singh v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 336 au para 5; Simone c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1345 au para 13; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2020 CF 438 au para 21), ainsi qu’à ses conclusions quant aux questions de crédibilité (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93; Janvier c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2020 CF 142; Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2021 CF 271).

[16] En ce qui concerne l’équité de la procédure suivie par la SAR, la cour de révision doit déterminer si le décideur administratif a suivi un processus équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris celles énoncées dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 1999 CanLII 699 : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54.

V. Analyse

A. La décision de la SAR de refuser d’admettre les nouveaux éléments de preuve était raisonnable.

[17] Le demandeur a soulevé un certain nombre de préoccupations relativement à la façon dont la SAR a traité le document du MAI. Il prétend que les similitudes entre son formulaire FDA et ce document découlent du fait que l’information lui avait été fournie en 2015, mais qu’il n’avait pu en obtenir copie que plus tard. Les réserves de la SAR quant au peu de détails contenus dans le document du MAI reposent sur des conjectures et vont à l’encontre de la présomption d’authenticité des documents gouvernementaux. Le demandeur fait en outre valoir qu’il n’y a aucune contradiction entre les dates indiquées dans le document du MAI et celles qui figurent dans les rapports de police.

[18] Le demandeur soutient que le fait que la SAR ait refusé d’admettre en preuve le document du MAI tout en confirmant la conclusion défavorable, quant à la crédibilité, que la SPR a tirée de l’absence de preuve corroborante au sujet de l’enquête qui aurait été menée par le MAI, équivaut à un raisonnement circulaire.

[19] Je suis porté à être d’accord avec le demandeur que ce raisonnement peut sembler circulaire à première vue. La SAR a cependant fourni des motifs étoffés pour justifier son refus d’admettre la lettre du MAI à titre de nouvel élément de preuve. Le commissaire de la SAR a également précisé avoir d’autres préoccupations liées à l’authenticité du document. L’une de ces préoccupations, qui concernait la date de clôture de l’enquête, découlait manifestement d’une erreur factuelle de la part de la SAR. Cette analyse est toutefois indépendante de l’évaluation qu’a faite la SAR de l’admissibilité des documents, sur laquelle cette erreur n’a eu aucune incidence.

[20] L’explication qu’a donnée le demandeur en ce qui concerne la similitude des formulations utilisées dans son formulaire FDA et dans le document du MAI contredit son propre témoignage ainsi que les observations qu’il a présentées à l’appui des nouveaux éléments de preuve dans le cadre de son appel devant la SAR. À l’audience de la SPR, le demandeur a affirmé qu’il n’était pas en mesure de fournir un rapport du MAI parce qu’il n’avait pas personnellement déposé la plainte et qu’il ne s’était pas présenté au MAI lorsqu’il se trouvait en Géorgie. Il était donc raisonnable pour la SAR de ne pas accepter l’explication du demandeur, à savoir pourquoi le contenu de son formulaire FDA s’apparentait autant à celui du document du MAI.

B. La SAR n’était pas tenue, au titre de l’équité, d’aviser le demandeur de ses préoccupations quant à la crédibilité des rapports de police et des documents médicaux qu’il a présentés

[21] Le critère à appliquer pour décider si l’équité procédurale exige qu’un avis soit donné, et que la partie concernée ait la possibilité de se faire entendre, consiste à déterminer si la SAR a soulevé une nouvelle question en appel, c’est‑à‑dire une question qui est différente, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel avancés et qui ne peut raisonnablement être considérée comme découlant des questions soulevées en appel. Cela dépend donc de la nature de la question et de sa relation avec les questions soulevées par les parties en appel : R c Mian, 2014 CSC 54 au para 54.

[22] En l’espèce, la question déterminante pour la SPR, comme pour la SAR en appel, était celle de la crédibilité. Lorsque la crédibilité est au cœur de la décision de la SPR et des moyens d’appel à la SAR, cette dernière est habilitée à tirer des conclusions indépendantes à cet égard, sans avoir à interroger le demandeur ou encore à lui donner autrement la possibilité de présenter des observations. Il ne s’agissait pas d’une nouvelle question et un examen des conclusions de la SPR révèle que cette dernière avait aussi des préoccupations quant à l’authenticité des documents; la seule différence étant que la SAR a déclaré expressément que les documents étaient frauduleux. Il n’y a pas eu d’iniquité procédurale envers le demandeur à cet égard.

C. La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve crédibles pour établir le bien‑fondé de sa demande d’asile n’était pas raisonnable

[23] Je conviens avec le demandeur que la façon dont la SAR a traité les rapports de police et les documents médicaux était déraisonnable. Deux des trois conclusions sur lesquelles la SAR a fondé son évaluation de la crédibilité à l’égard de ces rapports et documents ne sont pas étayées par le dossier.

[24] Sans aller jusqu’à dire, comme l’affirme le demandeur, que l’évaluation de la SAR en ce qui concerne les rapports médicaux est erronée sur le plan des faits, j’estime que la justification que celle‑ci a fournie pour expliquer ses conclusions à l’égard de ces documents est imprécise et inintelligible. Selon la SAR, il y avait un certain nombre d’erreurs apparentes à la lecture des rapports médicaux, notamment en ce qui concerne le lieu de travail du demandeur, l’emploi de termes non médicaux et le fait que les rapports décrivent chacun des blessures différentes. Or, on voit mal, à la simple lecture des trois documents, quels termes exactement seraient non médicaux ou quelles parties des rapports décriraient des blessures différentes.

[25] Le fait que ces rapports semblent suivre une présentation normalisée, ce dont la SAR n’a pas tenu compte, est peut‑être plus révélateur, car il permet d’expliquer les similitudes constatées autrement que par un acte frauduleux. Le demandeur a d’ailleurs avancé un argument similaire en ce qui concerne les rapports de police. Les nouvelles traductions des rapports de police renforcent les arguments du demandeur, car elles donnent à penser que les fautes d’orthographe ne figuraient peut‑être pas dans les documents originaux et que la SAR s’est livrée à une analyse trop minutieuse lorsqu’elle a évalué la crédibilité des éléments de preuve présentés à l’appui par le demandeur.

VI. Conclusion

[26] En définitive, je suis convaincu que les conclusions de la SAR à l’égard des documents médicaux et des rapports de police présentés par le demandeur sont déraisonnables et que l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

[27] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑360‑21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑360‑21

INTITULÉ :

VASILI MCHEDLISHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE –Toronto

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 21 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

James Lawson

POUR LE DEMANDEUR

Gordon Lee

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yallen Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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