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Date : 20220609


Dossier : IMM‑1661‑20

Référence : 2022 CF 865

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

GWENDOLYNN TADIWANASHE KADYE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de permis de séjour temporaire [le PST] fondée sur le paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] qu’elle a présentée à titre de victime de violence familiale. L’agent a conclu que la demanderesse n’était pas interdite de territoire au Canada parce qu’elle avait un statut implicite et qu’elle n’était donc pas admissible à un PST.

[2] Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑dessous, la présente demande est accueillie parce que l’agent n’a pas tenu compte des arguments de la demanderesse selon lesquels elle est admissible à un PST parce qu’elle ne satisfait pas aux exigences de la LIPR pour demander la résidence permanente ou un permis de travail.

II. Le contexte

[3] La demanderesse, Gwendolynn Tadiwanashe Kadye, est une citoyenne du Zimbabwe qui cherche à obtenir un PST sur le fondement du paragraphe 24(1) de la LIPR. Elle est venue au Canada pour la première fois en 2010 afin d’étudier au programme de baccalauréat en études juridiques de l’Université Carleton. Elle a obtenu son diplôme en 2015.

[4] Au début de 2016, la demanderesse a commencé à fréquenter un résident permanent. Elle a emménagé avec lui et son fils plus tard cette année‑là. Environ un an et demi après le début de leur relation, son partenaire aurait commencé à la maltraiter régulièrement, notamment en lui faisant subir de la violence psychologique et verbale, ainsi que des agressions physiques. En 2018, la demanderesse a brièvement emménagé chez un ami. Elle est retournée auprès de son partenaire à la demande de celui‑ci dans l’espoir de réparer leur relation. Cependant, la demanderesse affirme qu’il l’a de nouveau maltraitée et qu’il a fini par la jeter dehors.

[5] La demanderesse fait valoir que son partenaire avait promis de la parrainer en tant que résidente permanente au titre de la catégorie du regroupement familial, mais qu’il l’a informée en janvier 2019 qu’il ne la parrainerait plus. Il a ensuite mis fin à leur relation. Le 8 janvier 2020, la demanderesse a présenté une demande de PST à titre de victime de violence familiale.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] Dans une lettre datée du 28 février 2020, l’agent a fait savoir à la demanderesse qu’il avait conclu qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences requises pour obtenir un PST parce qu’elle avait un statut implicite au moment où elle a présenté sa demande. L’agent a également préparé un document intitulé [traduction] « Décision et motifs » dans lequel il a fourni des motifs supplémentaires à l’appui de sa décision. Dans ce document, l’agent a invoqué le paragraphe 24(1) de la LIPR, qui porte ce qui suit :

24(1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

24(1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

[7] L’agent a également énoncé les conditions d’admissibilité pour la délivrance, à un(e) demandeur(esse), d’un PST pour motif de violence familiale de la façon suivante :

[traduction]

Pour satisfaire aux exigences d’admissibilité à un PST à titre de victime de violence familiale, le(la) demandeur(esse) doit se trouver physiquement au Canada et être victime de violence de la part de son époux(se) ou de son(sa) conjoint(e) de fait pendant qu’il(elle) se trouve au Canada. Il(elle) doit également souhaiter obtenir le statut de résident(e) permanent(e), ce qui l’oblige à demeurer dans une véritable relation où la violence est présente, et cette relation avec l’époux(se) ou le(la) conjoint(e) de fait violent(e) est essentielle au maintien du statut de la personne au Canada. L’admissibilité s’étend également à un(e) époux(se) ou à un(e) demandeur(esse) qui a été trompé(e) et à qui on a fait croire qu’une demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial a été présentée et est en cours de traitement, alors qu’il n’existe en réalité aucune demande de ce type. Le(la) demandeur(esse) doit satisfaire à toutes les exigences d’admissibilité et respecter toutes les instructions ministérielles pour répondre aux objectifs du programme.

[8] Les parties conviennent que cette explication de l’agent fait référence à des instructions ministérielles concernant les étrangers vulnérables qui sont victimes de violence familiale. Ces instructions ont été données au titre du paragraphe 24(3) de la LIPR, qui porte que l’agent est tenu de se conformer aux instructions que le ministre peut donner pour l’application du paragraphe 24(1).

[9] L’agent a souligné qu’une fiche de visiteur avait été délivrée à la demanderesse le 2 août 2019 et que cette fiche était valide jusqu’au 12 janvier 2020. Comme la demande de PST a été reçue le 10 janvier 2020, l’agent a conclu que la demanderesse avait un statut implicite au moment où sa demande a été reçue. Compte tenu de ce statut implicite et du fait que l’agent n’avait aucun motif de croire que la demanderesse pouvait être interdite de territoire, il a conclu qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences d’admissibilité à un PST.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[10] La seule question soulevée par la demanderesse consiste à savoir si l’agent a appliqué le paragraphe 24(1) de la LIPR de façon erronée et a donc rendu une décision déraisonnable lorsqu’il a rejeté sa demande de PST.

[11] Comme l’indique la façon dont la question en litige est formulée, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

V. Analyse

[12] Le principal argument de la demanderesse, qui conteste le caractère raisonnable de la décision de l’agent, repose sur le fait que l’agent s’est concentré uniquement sur la question de savoir si elle était interdite de territoire au Canada et qu’il n’a pas tenu compte de son argument selon lequel elle ne satisfaisait pas aux exigences de la LIPR en ce qui concerne une demande de résidence permanente ou de permis de travail.

[13] La demanderesse fait valoir que le paragraphe 24(1) prévoit deux conditions préalables, dont l’une doit être respectée avant que l’agent examine si la délivrance d’un PST est justifiée dans la situation particulière du demandeur. Ces conditions préalables sont les suivantes : le demandeur doit être interdit de territoire ou ne pas satisfaire aux exigences de la LIPR. La demanderesse souligne que le libellé du paragraphe 24(1) établit un critère disjonctif, de sorte qu’une seule des conditions préalables doit être respectée avant que l’agent puisse se demander si la délivrance d’un PST est justifiée.

[14] Je souscris à l’interprétation du paragraphe 24(1) de la demanderesse, qui est étayée tant par le libellé clair de la disposition que par la jurisprudence pertinente (voir, p. ex., Palermo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1128 au para 10). La question que la Cour doit trancher est celle de savoir si l’agent a déraisonnablement négligé de chercher à savoir non seulement si la demanderesse était interdite de territoire, mais aussi si elle ne respectait pas les exigences de la LIPR.

[15] Le défendeur est d’avis que l’agent a tenu compte des deux conditions préalables. La demanderesse fait valoir que ni la lettre de l’agent ni le document sur sa décision et ses motifs n’appuient cette conclusion. Je conviens que ces documents ne contiennent aucune référence expresse à la question de savoir si la demanderesse satisfait aux exigences de la LIPR. L’agent y a indiqué que le rejet de la demande était fondé sur le fait que la demanderesse avait un statut implicite et qu’il n’avait aucun motif de croire qu’elle pouvait être interdite de territoire.

[16] Toutefois, le défendeur soutient que la référence de l’agent au fait que la demanderesse avait un statut signifie qu’il a conclu qu’elle satisfaisait aux exigences de la LIPR. Le défendeur attire également l’attention de la Cour sur les renseignements figurant sur le site Web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] selon lesquels « [c]es instructions ont pour but de fournir des directives aux agents d’IRCC sur la délivrance d’un permis de séjour temporaire dispensé des droits aux résidents étrangers qui ne sollicitent pas le statut de réfugié et qui sont victimes de violence familiale » [non souligné dans l’original].

[17] En réponse à cet argument, la demanderesse souligne que la politique d’IRCC, y compris les instructions ministérielles, ne peuvent modifier les dispositions de l’article 24(1). Je souscris à cet argument. Bien que le paragraphe 24(3) exige que l’agent qui examine une demande de PST se conforme aux instructions du ministre, selon mon interprétation, le pouvoir conféré par le paragraphe 24(3) est lié aux circonstances qui peuvent justifier la délivrance d’un PST. Il ne s’agit pas d’un pouvoir qui permet de modifier les deux conditions préalables à l’admissibilité prévues par le paragraphe 24(1).

[18] Le défendeur soutient que le fait de ne pas avoir de statut et le fait de ne pas satisfaire aux exigences de la LIPR sont équivalents, mais j’ai du mal à accepter cette proposition puisque la deuxième partie me semble beaucoup plus large que la première. Toutefois, il n’est pas nécessaire que la Cour arrive à une conclusion définitive sur cette proposition puisqu’il est plutôt difficile de savoir si la décision de l’agent était fondée sur une telle analyse.

[19] En effet, le problème avec la décision de l’agent, c’est qu’elle ne permet pas de savoir s’il a analysé l’argument soulevé par la demanderesse à l’appui de sa demande de PST selon lequel elle ne satisfait pas aux exigences de la LIPR. Dans les arguments qu’elle a présentés à l’agent, elle a expressément affirmé que sa situation ne lui permettait pas d’obtenir la résidence permanente ou une autorisation de travail dans le cadre de l’application stricte de la LIPR et que la délivrance d’un PST pourrait atténuer cette application stricte de la loi. Elle a expliqué qu’elle souhaitait régulariser son statut afin d’examiner les options qui s’offraient à elle pour la présentation d’une demande de résidence permanente. Toutefois, le raisonnement de l’agent ne démontre pas qu’il a tenu compte de ces arguments.

[20] Le défendeur fait valoir que ces arguments sont de nature très générale et ne donnent aucun détail sur les exigences de la LIPR auxquelles la demanderesse ne satisfait pas ni sur les raisons pour lesquelles elle ne peut pas demander la résidence permanente ou un permis de travail dans le cadre des divers programmes d’IRCC. Je ne rejette pas la caractérisation que fait le défendeur des arguments de la demanderesse. Si l’agent avait rejeté la demande de PST au motif que les arguments de la demanderesse n’étaient pas suffisamment détaillés pour démontrer qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences de la LIPR, la Cour aurait été tenue d’évaluer le caractère raisonnable de cette analyse. Cependant, la décision de l’agent ne fait pas état d’une telle analyse.

[21] Comme rien ne prouve que l’agent a tenu compte des observations de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle respectait l’une des conditions préalables prévues au paragraphe 24(1), sa décision est déraisonnable. Ainsi, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la réparation demandée par la demanderesse sera accordée; la décision de l’agent sera annulée et renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision une fois que la demanderesse aura eu la possibilité de présenter d’autres observations à l’appui de sa demande de PST.

[22] Aucune des deux parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’appel et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1661-20

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision de l’agent est annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision une fois que la demanderesse aura eu la possibilité de présenter d’autres observations à l’appui de sa demande de PST. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1661‑20

INTITULÉ :

GWENDOLYNN TADIWANASHE KADYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 9 juin 2022

COMPARUTIONS :

Parush Mann

POUR LA DEMANDERESSE

Neeta Logsetty

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

North Peel and Dufferin Community Legal Services

Brampton (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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