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Date : 20220608


Dossier : T‑541‑21

Référence : 2022 CF 850

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 8 juin 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

GEORGE FRASER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue en réponse au grief final du délinquant [la décision contestée] par laquelle un commissaire adjoint [le CA] du Service correctionnel du Canada [le SCC] a rejeté le grief final déposé par le demandeur au titre de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20. Le demandeur a déposé un grief contre le refus d’autoriser qu’une correction soit apportée à un Rapport d’observation ou de déclaration [le ROD] dans lequel une affirmation qu’il avait faite était qualifiée de tentative de manipulation du personnel des soins de santé.

[2] Dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, le demandeur souhaite présenter un nouvel argument, à savoir que le ROD n’aurait jamais dû être produit puisque la déclaration ne constituait pas un incident devant être signalé. Bien que le demandeur soutienne que la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’examiner cet argument, celui‑ci ne peut être invoqué maintenant puisqu’il n’a pas été soulevé devant le décideur.

[3] En outre, le demandeur n’a pas réussi à démontrer que la décision contestée du CA est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I. Le contexte

[4] Le demandeur, George Fraser, est détenu à l’Établissement de Bath. À la fin de 2018, M. Fraser a commencé à souffrir d’une affection au doigt appelée ténosynovite sténosante. Il a reçu un traitement initial par injection de stéroïdes pour cette affection et devait recevoir un traitement de suivi peu de temps après. Il n’a cependant jamais reçu le traitement de suivi. M. Fraser a par la suite déposé une plainte auprès de l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario contre le médecin qui lui avait donné le traitement initial.

[5] Le 1er mars 2019, un infirmier de l’Établissement de Bath a consigné une entrée du ROD dans le dossier de gestion des cas de M. Fraser à la suite d’une conversation qu’il a eue avec lui. L’entrée était ainsi formulée :

[traduction]

Le délinquant tente de manipuler le personnel des soins de santé puisqu’il offre de retirer la plainte qu’il a déposée contre le Dr Baron auprès de l’Ordre des médecins si le Dr Baron lui donne le traitement qu’il veut avoir aujourd’hui.

[6] En septembre 2019, M. Fraser a présenté une demande de correction de dossier. Il voulait que le ROD soit modifié pour qu’on y lise ce qui suit :

[traduction]

Le délinquant, qui cherchait désespérément à obtenir un soulagement de la douleur causée par la ténosynovite sténosante/le doigt à ressort, a proposé de retirer la plainte qu’il a déposée contre le Dr Baron auprès de l’Ordre des médecins si le Dr Baron lui donnait le traitement dont il avait désespérément ce jour‑là pour soulager sa douleur.

[7] Après consultation de l’infirmier qui a rédigé le ROD et du gestionnaire, Évaluation et interventions, la demande de correction de dossier a été rejetée le 7 novembre 2019 et une note a été versée au dossier de gestion des cas du demandeur.

[8] M. Fraser a déposé son grief initial le 27 novembre 2019. Il a soutenu que la déclaration consignée dans le ROD était déformée et prise hors contexte parce qu’elle ne faisait aucune référence à l’importante douleur qu’il ressentait en raison de son affection au doigt.

[9] Le grief initial a été rejeté le 11 mars 2020. Après une entrevue avec le demandeur, le directeur de l’Établissement de Bath a conclu qu’il n’était pas nécessaire de fournir des renseignements médicaux détaillés dans le ROD et que le faire pourrait constituer un risque d’atteinte à la vie privée et violerait le principe du « besoin de savoir ». Il a également souligné que M. Fraser avait été informé que ces renseignements ne pouvaient pas être ajoutés rétroactivement et qu’il était libre de fournir une lettre pour son dossier de gestion des cas dans laquelle il expliquait les événements.

[10] Le 10 avril 2020, M. Fraser a demandé par écrit à son équipe de gestion des cas [l’EGC] de revoir ou de modifier le ROD, ou encore d’y ajouter une précision selon laquelle il n’avait pas tenté de manipuler le personnel des soins de santé, mais qu’il avait plutôt [traduction] « offert de façon intentionnelle, délibérée et planifiée une contrepartie à un traitement médical ».

[11] M. Fraser a déposé son grief final le 7 mai 2020. Il a de nouveau fait valoir que le ROD comprenait une fausse déclaration et que sa déclaration avait été sortie de son contexte. Il a également soutenu qu’il s’était vu refuser un examen complet par son EGC, ce qui allait à l’encontre de la décision rendue à la suite de son grief initial. Le grief final a été rejeté le 17 février 2021.

[12] La décision contestée précisait entre autres ce qui suit :

[traduction]

Un examen de votre dossier effectué à l’échelle nationale a permis de constater que vous avez présenté une demande officielle de correction de dossier le 6 novembre 2019. Par la suite, une note au dossier a été créée le 7 novembre 2019, conformément à la politique susmentionnée. Vous avez reçu une copie de la note au dossier et vous avez été informé de votre droit d’interjeter appel du rejet de votre grief par l’intermédiaire de la procédure de règlement des griefs.

Compte tenu des renseignements susmentionnés, ainsi que du fait que la note au dossier fait référence à votre demande, à son rejet et aux motifs de ce rejet, il a été décidé que votre demande de correction au dossier a été traitée de manière adéquate conformément au paragraphe 15 de l’annexe B de la DC 701. De plus, la note au dossier indique que l’infirmier qui a produit le Rapport d’observation ou de déclaration ainsi que le gestionnaire, Évaluation et interventions ont été consultés le 1er mars 2019 et le 7 novembre 2019, respectivement. Comme des efforts raisonnables ont été déployés pour répondre à vos préoccupations concernant le rapport, conformément au paragraphe 15 de l’annexe B de la DC 701, cette partie de votre grief est rejetée.

En ce qui concerne vos préoccupations concernant le refus de votre équipe de gestion des cas de procéder à un examen, il a été conclu que vous avez soumis une demande d’examen du dossier de gestion des cas le 10 avril 2020. Selon votre dossier, vous avez rencontré votre agent de libération conditionnelle en établissement le 5 mai 2020 pour discuter de cette demande. Vous avez été informé que votre opinion avait été prise en note et qu’elle serait intégrée dans tout rapport produit ultérieurement. En fin de compte, il a été décidé que votre équipe de gestion des cas appuyait la décision de rejeter votre demande de correction de dossier, comme il était indiqué dans la note au dossier précédente (7 novembre 2019), car aucun nouveau renseignement n’avait été présenté. La décision de confirmer le rejet a été rendue après consultation avec le gestionnaire, Évaluation et interventions. En raison des renseignements ci‑dessus, cette partie du grief ne nécessite aucune autre mesure.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[13] La présente demande soulève les questions suivantes : 1) La question de savoir si l’incident devait être signalé peut‑elle être considérée par la Cour comme une nouvelle question si elle n’a pas été soulevée devant le décideur? 2) La décision contestée était‑elle déraisonnable parce que le décideur n’a pas tenu compte de la question de savoir si l’incident devait être signalé?

[14] La norme de contrôle qui s’applique à la décision relative à un grief du SCC est celle de la décision raisonnable : Henry c Canada (Procureur général), 2021 CF 31 [Henry] au para 19; Creelman c Canada (Procureur général), 2020 CF 936 aux para 20‑22. Aucune des situations qui permettent de réfuter la présomption relative à l’application de la norme de la décision raisonnable à l’égard des décisions administratives ne se présente en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 9‑10, 16‑17.

[15] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85‑86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31.

[16] Lorsqu’il s’agit de déterminer si une décision est raisonnable, la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » : Vavilov, au para 83. Les motifs doivent être adaptés aux observations faites par les parties, et le décideur doit « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés » : Vavilov, aux para 127‑128; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 34. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, aux para 85, 91‑95, 99‑100.

III. Analyse

[17] Le demandeur fait valoir que la plainte dans son grief portait essentiellement sur le fait que ses actions ne justifiaient pas un signalement au titre de la Directive du commissaire 568‑1, Consignation et signalement des incidents de sécurité [la DC 568‑1]. Il affirme que le fait d’indiquer dans le ROD que son commentaire constituait une menace à la sécurité de l’établissement était effrayant et abusif, et que la rédaction d’une telle entrée ne saurait être qualifiée de raisonnable.

[18] Le défendeur affirme que le CA a raisonnablement traité les questions soulevées au cours de la procédure de règlement des griefs. Il soutient que l’argument du demandeur selon lequel l’incident ne devait pas être signalé au titre de la DC 568‑1 est une nouvelle question qui n’a pas été soulevée au cours de la procédure de règlement des griefs.

[19] La DC 568‑1 énonce la procédure du SCC pour la consignation et le signalement des incidents de sécurité. Le paragraphe 12 exige que les membres du personnel du SCC consignent dans un ROD tout incident dont ils ont été témoins ou qu’ils ont observé. Les annexes de la DC 568‑1 précisent le type d’incidents et d’observations à signaler. La DC 568‑2, Consignation et communication de l’information et des renseignements de sécurité, citée en référence dans la DC 568‑1, indique au paragraphe 6.a. qu’un ROD sera normalement utilisé lorsqu’un membre du personnel « observe des activités ou des comportements ou reçoit de l’information qu’il considère comme étant significatifs ou qui sortent de l’ordinaire ».

[20] Dans chacun des griefs présentés, le demandeur a demandé une correction du ROD. Il a fait valoir que la déclaration consignée dans le ROD était déformée et sortie de son contexte, et qu’elle devrait être modifiée pour faire ressortir qu’il cherchait désespérément à obtenir un soulagement de la douleur causée par la ténosynovite sténosante/le doigt à ressort. Le demandeur a reconnu dans sa plaidoirie qu’il n’avait pas soulevé l’argument selon lequel sa déclaration ne constituait pas un incident qui devait être signalé.

[21] Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 71 de l’arrêt Oleynik c Canada (Procureur général), 2020 CAF 5 :

En règle générale, lors d’un contrôle judiciaire, un tribunal ne se penchera pas sur une question qui aurait pu être soulevée devant le décideur administratif, mais ne l’a pas été : voir Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 21 à 26; Canada (Procureur général) c. Valcom Consulting Group Inc., 2019 CAF 1, au paragraphe 36. Les raisons d’une telle règle comprennent le risque de préjudice pour l’intimé et la possibilité de priver la cour de révision du dossier de preuve nécessaire : Alberta Teachers’ Association, aux paragraphes 24 à 26.

[22] Je ne vois aucune raison de déroger à cette règle générale dans le cadre de la présente demande. La référence du demandeur aux paragraphes 78 et 79 de l’arrêt Canada (Procureur général) c Best Buy Canada, 2021 CAF 161 n’est d’aucune utilité. Le demandeur n’a pas non plus établi son applicabilité à la présente affaire. La question de savoir si l’infirmier avait la compétence pour signaler l’incident n’a pas été soulevée au cours de la procédure de règlement des griefs ni dans l’avis de demande du demandeur; elle ne peut donc pas être soulevée devant moi à titre de nouvelle question.

[23] Le demandeur fait valoir, à titre subsidiaire, que la question relative à l’obligation de signaler l’incident est fondamentale et sous‑tend le grief. Il souligne que la décision contestée est déraisonnable parce que le CA n’a pas compris cette question et ne l’a pas commentée dans sa décision. Le demandeur invoque la décision Henry pour étayer son argument.

[24] Cependant, je ne pense pas que la décision Henry soit applicable. Dans l’affaire Henry, le demandeur a fait valoir dans le grief qu’il a présenté que son agent de libération conditionnelle n’avait pas rédigé le rapport en litige, contrairement à ce que prévoit la directive pertinente (DC 705‑6, Planification correctionnelle et profil criminel). Ainsi, le juge Ahmed a conclu que la question de savoir si la directive avait été suivie était une question à laquelle le décideur aurait dû s’attaquer.

[25] En l’espèce, la principale contestation dans la procédure de règlement des griefs portait sur la caractérisation des faits signalés au sujet de l’incident plutôt que sur la nature de l’incident lui‑même et sur la question de savoir si l’incident relevait de la DC 568‑1.

[26] Dans la décision relative au grief initial, le directeur a mentionné avoir interrogé le demandeur. Sa décision fait référence à la DC 568‑1 et explique la manière de préparer un rapport selon cette directive. Rien n’indique que le demandeur ait soulevé la question relative à l’obligation de signaler l’incident selon la DC 568‑1 à ce moment‑là. Il n’y a non plus aucune référence à cet argument dans les observations présentées dans le cadre du grief final du demandeur.

[27] Au contraire, le demandeur affirmait dans le grief initial que les faits consignés dans le ROD étaient incomplets, déformés et pris hors contexte, et il demandait une correction du dossier. De même, dans ses observations relatives au grief final, le demandeur indique que le litige porte sur la représentation erronée des faits et des circonstances entourant l’incident au cours duquel il a offert [traduction] « une contrepartie sans toutefois fournir d’explication par rapport à la ténosynovite sténosante [dont il souffrait] », ainsi que sur le défaut allégué de l’EGC de prendre en considération sa demande d’examen du dossier du 10 avril 2020.

[28] Je conviens avec le défendeur que le CA a traité tous les arguments soulevés dans le grief du demandeur et y a fourni des réponses. À mon avis, le CA n’était pas tenu de justifier pourquoi la déclaration avait été signalée puisqu’il ne s’agissait pas de l’objet du grief. Le CA a examiné l’historique de la procédure et a souligné que le directeur de l’établissement avait déjà informé le demandeur dans sa réponse au grief initial que le personnel était tenu de signaler tout incident de sécurité potentiel au titre de la DC 568‑1. Le CA a ensuite examiné les arguments présentés dans le cadre du grief final, qui étaient axés sur la correction demandée de la déclaration contenue dans le ROD et non sur l’existence du ROD lui‑même. À mon avis, il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle dans cette approche. La décision contestée est transparente et intelligible, et son résultat est justifié.

[29] Pour ces motifs, la demande est rejetée.

IV. Les dépens

[30] Les parties ont présenté lors de l’audience des observations orales sur les dépens. Le demandeur a indiqué qu’il ne réclamait pas les dépens de la demande, tandis que le défendeur a demandé des dépens de 1 120 $ advenant qu’il obtienne gain de cause.

[31] L’article 400 des Règles des Cours fédérales confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens et de les répartir. En l’espèce, comme le défendeur est la partie qui a obtenu gain de cause, je conviens qu’il a droit à des dépens. Toutefois, compte tenu des facteurs prévus au paragraphe 400(3), notamment le faible nombre de questions distinctes soulevées, la simplicité des observations et de l’audience ainsi que le fait que M. Fraser est incarcéré et que ses moyens sont restreints, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et je fixe à 300 $ le montant des dépens.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑541‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Des dépens de 300 $ sont adjugés au défendeur.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑541‑21

 

INTITULÉ :

GEORGE FRASER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Brian A. Callander

 

Pour le demandeur

 

Susanne Wladysiuk

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brian A. Callander

Avocat

Kingston (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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