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Date : 20220621


Dossier : T-1885-21

Référence : 2022 CF 930

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juin 2022

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

JAMIE CLIFF

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Jamie Cliff est un détenu dont la cellule avait fait l’objet d’une fouille légale, pendant laquelle deux armes de fabrication artisanale (c.‑à‑d. des couteaux) et une clé avaient été découvertes dans la patte de son lit qui n’était pas boulonnée au plancher. M. Cliff avait été accusé d’une infraction disciplinaire pour avoir été en possession d’objets interdits ou en avoir fait le trafic, en contravention de l’alinéa 40(i) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC]. Voir l’annexe A ci-dessous pour cette disposition législative.

[2] M. Cliff avait plaidé non coupable à l’accusation. À la suite d’un procès, le président indépendant [le PI] qui présidait l’audience a déclaré M. Cliff coupable hors de tout doute raisonnable de possession d’objets interdits, et lui a imposé une amende [la décision]. Le PI a rendu la décision oralement. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision afin qu’elle soit annulée.

[3] Je juge que la seule question à trancher est le caractère raisonnable de la décision : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25. À mon avis, il n’existe aucune des situations permettant de réfuter cette norme de contrôle présumée s’appliquer.

[4] Après avoir examiné les dossiers des parties, leurs observations écrites et orales ainsi que le droit applicable, je conclus que la décision manque d’intelligibilité et de transparence, et qu’elle justifie donc l’intervention de la Cour. Pour les motifs exposés plus en détail ci-dessous, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

II. Analyse

[5] Le PI devait justifier sa conclusion d’une manière transparente et intelligible, en tenant compte de l’ensemble du dossier, y compris la preuve admise, et des contraintes juridiques applicables. À mon avis, le PI ne l’a pas fait. Par conséquent, comme je l’expliquerai, je juge la décision déraisonnable.

[6] Cela étant dit, je ne suis pas convaincue par l’argument du demandeur selon lequel la décision était inéquitable sur le plan de la procédure. Le demandeur affirme que le PI n’a pas pris en considération les éléments de preuve démontrant qu’il n’y avait aucun registre étayant le fait que la cellule de M. Cliff avait été fouillée avant que celui-ci ne l’occupe, et aucune note au registre précisant le moment où il avait commencé à l’occuper. Toutefois, la transcription de la décision révèle que le PI a tenu compte du fait qu’il n’y avait pas de registre des fouilles effectuées dans les cellules. Le PI a jugé que ce fait était [traduction] « neutre ». Selon moi, la question est plutôt de savoir si cette conclusion était raisonnable.

[7] Dans mon examen du caractère raisonnable de la décision, je pars de la prémisse selon laquelle la possession d’objets interdits, aux termes de la LSCMLC, n’est pas une infraction de responsabilité stricte : Charles c Canada (Procureur général), 2017 CF 435 au para 6. En d’autres termes, la culpabilité d’un accusé doit être prouvée hors de tout doute raisonnable, et il incombe à l’établissement de le faire.

[8] De plus, un contrôle selon la norme de la décision raisonnable dans le contexte disciplinaire en milieu carcéral commande une grande déférence : Sharif c Canada (Procureur général), 2018 CAF 205 [Sharif] au para 13. Cela implique d’effectuer le contrôle de la décision d’un PI en tenant compte de deux « objectifs primaires »« la rapidité et l’efficacité » de la procédure disciplinaire, afin d’assurer « l’ordre et la discipline » dans le système correctionnel; et l’obligation d’agir équitablement dans la conduite de la procédure, conformément aux exigences législatives et réglementaires : Perron c Canada (Procureur général), 2020 CF 741 aux para 57, 58.

[9] Je conclus que les motifs en l’espèce sont lacunaires, à tel point qu’il est impossible de procéder au contrôle de principaux aspects de la décision du PI pour décider si celle-ci était raisonnable : Sharif, précité, au para 32.

[10] Le critère juridique applicable pour la possession d’un objet interdit en prison consiste à déterminer s’il a été démontré, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé savait où se trouvait l’objet interdit et qu’il en avait le contrôle : Taylor c Canada (Procureur général), 2004 CF 1536 [Taylor] au para 10, citant Ryan c William Head Institution, [1997] ACF no 1290 (CF 1re inst); Lee c Établissement Kent, [1993] ACF no 1136; McLarty c Canada, [1997] ACF no 808 [McLarty] au para 10. Il est possible d’établir que l’accusé avait une telle connaissance au moyen d’une inférence tirée à partir du contexte factuel, étant donné qu’il est rare qu’une admission soit faite à ce sujet : Taylor, au para 11. Toutefois, lorsqu’il ne croit pas le témoignage de l’accusé, le décideur doit être convaincu que les autres éléments de preuve établissent la culpabilité hors de tout doute raisonnable : Brennan c Canada (Procureur général), 2009 CF 40 au para 19. En outre, il faut que ce soit la seule déduction qui puisse être tirée de la preuve : McLarty, au para 10.

[11] Je suis convaincue que le PI n’a pas raisonnablement expliqué comment le contexte factuel en l’espèce avait permis d’établir la culpabilité du demandeur hors de tout doute raisonnable. M. Cliff avait intégré une cellule pour laquelle il n’y a pas de registre pour montrer qu’elle avait été fouillée par l’établissement au préalable, et il avait occupé cette cellule pendant environ 30 jours avant que celle-ci n’eût fait l’objet d’une fouille légale, ce qui avait entraîné la découverte des objets interdits dans la patte du lit. De plus, rien dans la preuve ne permet d’établir si M. Cliff avait les outils ou les moyens requis pour retirer ou ajouter les boulons nécessaires pour fixer le lit au plancher.

[12] Compte tenu de ces faits, le PI a jugé que le demandeur n’était pas un témoin crédible. Je prends acte du fait que M. Cliff est présumé innocent, que cette présomption ne disparaît à aucun moment du processus et qu’il incombe à l’établissement de prouver sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Toutefois, je juge que le PI s’est déraisonnablement concentré sur les [traduction] « déclarations intéressées » de M. Cliff, qui n’avaient aucune [traduction] « apparence de vraisemblance », et a privilégié la preuve de l’établissement, qui démontrait comment les objets interdits avaient été découverts et qui [traduction] « [était] plausible », faisant ainsi passer, en réalité, le fardeau de la preuve à M. Cliff.

[13] Le PI a conclu que les pattes du lit étaient une très bonne cachette, et qu’il [traduction] « cautionnerait essentiellement le fait qu’une personne a[vait] trouvé une très bonne cachette ». Bien que cela puisse être le cas, je juge que cela n’explique pas de manière significative, et encore moins raisonnable, la déclaration, par le PI, de la culpabilité hors de tout doute raisonnable. En d’autres termes, bien que la dissuasion puisse être dans l’intérêt de l’établissement, elle n’explique pas de manière intelligible la culpabilité du demandeur hors de tout doute raisonnable.

[14] Jugeant que les pattes de lit avaient été altérées et qu’elles auraient dû être boulonnées au plancher, le PI a en outre conclu que [traduction] « M. Cliff a[vait] eu une occasion raisonnable de le faire ». À mon avis, ce que le PI a voulu dire n’est pas clair, à savoir qu’il avait eu la possibilité d’altérer le lit, ou qu’il avait lui-même eu l’occasion de le boulonner au plancher, ou de percevoir son état et le porter à l’attention de l’établissement afin qu’il puisse être réparé. Bien que les motifs du PI ne soient pas susceptibles de contrôle selon une norme de perfection (Vavilov, précité, au para 91), je conclus que le manque de clarté dans ce cas précis rend difficile le contrôle par la Cour de la décision.

[15] Par exemple, en l’absence d’un registre ou de tout autre élément de preuve démontrant que la cellule avait fait l’objet d’une fouille avant qu’elle n’eût été occupée par M. Cliff, le fait que celui-ci avait pu avoir eu l’occasion d’altérer le lit n’explique pas raisonnablement ou du tout, à mon avis, sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Je juge également que le manque de motifs pour lesquels le PI a conclu que l’absence d’un registre démontrant que la cellule avait été fouillée était un fait neutre n’est pas transparent dans les circonstances et, par conséquent, est déraisonnable.

[16] Le défendeur fait valoir que la connaissance et le contrôle qu’avait le demandeur peuvent faire l’objet d’une supposition ou d’une inférence à partir de son [traduction] « aveuglement volontaire » à la présence des objets interdits dans la cellule. À mon avis, cet argument est une tentative de renforcer des motifs autrement lacunaires qui ne font aucune mention de la notion d’aveuglement volontaire, et il ne peut raisonnablement être déduit de la déclaration peu claire que [traduction] « M. Cliff a[vait] eu une occasion raisonnable de le faire ».

[17] Outre le fait qu’il a privilégié la preuve de l’établissement se rapportant à la manière dont les objets interdits avaient été repérés, je conclus que le PI n’a aucunement fait la lumière sur la façon dont la norme de preuve a été satisfaite en l’espèce. Selon moi, les motifs du PI ne parviennent pas à « relier les points », c’est-à-dire qu’ils ne démontrent pas comment les faits entourant l’occupation de la cellule par M. Cliff, pris isolément ou dans leur ensemble, établissent hors de tout doute raisonnable que M. Cliff avait possession (c.‑à‑d. la connaissance et le contrôle) des objets interdits : Taylor, précitée, au para 13. Le PI ne s’est tout simplement pas demandé si M. Cliff avait un usage ou un accès exclusifs à sa cellule, ou s’il avait été la seule personne qui aurait pu placer les objets interdits dans la patte du lit. Je reprends le sentiment du juge Phelan, qui a récemment pris sa retraite, dans la décision Taylor (précitée, au para 14), pour dire que le contexte factuel ne permet pas d’établir que la seule conclusion rationnelle est que M. Cliff avait sciemment les objets interdits en sa possession.

III. Conclusion

[18] Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera accueillie, et la décision sera annulée.


JUGEMENT dans le dossier T-1885-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie;

  2. La décision rendue oralement par le président indépendant le 13 juillet 2021 est annulée.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


Annexe A – La disposition applicable

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LC 1992, c 20)
Corrections and Conditional Release Act (SC 1992, c 20)

Régime disciplinaire

Discipline

Infractions disciplinaires

Disciplinary offences

40 Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

40 An inmate commits a disciplinary offence who

[…]

i) est en possession d’un objet interdit ou en fait le trafic;

(i) is in possession of, or deals in, contraband;

[…]


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1885-21

 

INTITULÉ :

JAMIE CLIFF c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 21 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

John Dillon

 

Pour le demandeur

 

James Stuckey

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Dillon

Avocat

Kingston (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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