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Date : 20220620


Dossier : IMM‑4002‑21

Référence : 2022 CF 927

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

THU NGAN DO, DINH LINH NGUYEN,

MINH NGOC NGUYEN, ET MANH DUNG NGUYEN

REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE THU NGAN DO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Madame Thu Ngan Do est une spécialiste des finances chevronnée. Au cours des 20 dernières années, elle a fait carrière dans le domaine des finances dans son pays natal, le Vietnam, en occupant notamment des postes supérieurs au sein d’entreprises bancaires et comptables internationales. Elle souhaitait immigrer au Canada avec sa famille et a été mise en rapport avec une entreprise de technologie robotique à Halifax, qui lui a offert un poste d’analyste financière. La province de la Nouvelle‑Écosse l’a désignée dans le cadre du programme des candidats des provinces (le PCP). Cependant, un agent des visas d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a conclu qu’elle n’avait pas véritablement l’intention de résider en Nouvelle‑Écosse et a rejeté sa demande de résidence permanente présentée au titre de la catégorie des candidats provinciaux.

[2] Je conclus que la décision de l’agent des visas ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable. La principale justification de l’agent des visas, à savoir qu’il était illogique que Mme Do accepte un poste moindre d’analyste financière après le type d’emploi qu’elle avait occupé antérieurement, ne tenait pas compte de l’explication donnée par la demanderesse selon laquelle elle était disposée à faire ce [traduction] « sacrifice » entre sa famille et sa carrière pour ses enfants. De plus, la décision de l’agent des visas était inéquitable puisque celui‑ci a tiré une conclusion importante quant à la crédibilité de Mme Do, soit que son intention déclarée de résider en Nouvelle‑Écosse n’était pas authentique, sans lui donner un avis suffisant de cette préoccupation quant à la crédibilité de sorte qu’elle puisse y répondre.

[3] La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie. La décision de l’agent des visas en date du 26 mai 2021 de rejeter la demande de résidence permanente des demandeurs sera annulée et renvoyée pour nouvel examen.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[4] Les demandeurs contestent le fond de la décision de l’agent des visas et l’équité du processus ayant conduit à cette décision. Le fond de la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25; Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 721 au para 16. L’équité procédurale est examinée en appréciant la question de savoir si la procédure qui a conduit à la décision était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54‑55; Tran, au para 16.

[5] Les questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. La décision de l’agent des visas était‑elle raisonnable?

  2. Le processus qui a conduit à la décision de l’agent des visas était‑il équitable?

III. Analyse

A. La décision de l’agent des visas était déraisonnable?

(1) La demande de résidence permanente

[6] Les quatre demandeurs dans la présente demande sont Mme Do, son époux, Dinh Linh Nguyen, et leurs deux enfants, une fille née en 1996 et un fils né en 2004. Mme Do est titulaire d’une maîtrise en administration des affaires (MBA) et travaille dans le domaine des finances à Ho Chi Minh‑Ville. Elle a notamment fait office de directrice du service des finances à la banque JP Morgan Chase pendant cinq ans et de directrice adjointe du président‑directeur général du groupe Thanh Cong pendant 18 mois, et elle occupe le poste de directrice des finances chez PricewaterhouseCoopers (PwC) depuis 2020. M. Nguyen est à la retraite après avoir travaillé au sein de la fonction publique vietnamienne.

[7] Mme Do a fait le point sur sa vie professionnelle et familiale en 2018 et elle a entrepris des démarches en vue de solliciter un emploi au Canada. Un consultant en immigration l’a mise en rapport avec Pleiades Robotics, Inc (désormais appelée Spiri Robotics, Inc), entreprise établie en Nouvelle‑Écosse œuvrant dans le domaine de la robotique et de la technologie des drones. Pleiades Robotics a offert un poste d’analyste financière à Mme Do en septembre 2018, emploi qui entrait dans la catégorie « Analystes financiers/analystes financières et analystes en placements » de la Classification nationale des professions (la CNP). Mme Do a présenté une demande de désignation au titre du PCP de la Nouvelle‑Écosse en s’appuyant sur cette offre d’emploi en octobre 2018.

[8] La Nouvelle‑Écosse a confirmé la désignation de Mme Do dans le cadre de son PCP en tant que travailleuse qualifiée et a appuyé sa demande de permis de travail temporaire en novembre 2018. Mme Do a demandé la résidence permanente en mai 2019 à titre de membre de la catégorie des candidats des provinces aux termes de l’article 87 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], qui s’insère dans la catégorie d’immigration économique, conformément au paragraphe 12(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le paragraphe 87(2) du RIPR décrit l’appartenance à la catégorie des candidats des provinces en ces termes :

Qualité

Member of the class

87 (2) Fait partie de la catégorie des candidats des provinces l’étranger qui satisfait aux critères suivants :

87 (2) A foreign national is a member of the provincial nominee class if

a) sous réserve du paragraphe (5), il est visé par un certificat de désignation délivré par le gouvernement provincial concerné conformément à l’accord concernant les candidats des provinces que la province en cause a conclu avec le ministre,

(a) subject to subsection (5), they are named in a nomination certificate issued by the government of a province under a provincial nomination agreement between that province and the Minister; and

b) il cherche à s’établir dans la province qui a délivré le certificat de désignation.

(b) they intend to reside in the province that has nominated them.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[9] Je souligne l’alinéa 87(2)b) du RIPR plus haut parce qu’il s’agit de la disposition qui sous‑tend le rejet de la demande de résidence permanente présentée par Mme Do et des demandes présentées par sa famille.

[10] Mme Do a aussi présenté une demande de permis de travail temporaire en août 2019. Sa demande a été rejetée en septembre 2019. Cette décision ne figure pas dans le dossier de la présente demande, mais il semblerait que la demande a été rejetée parce que les documents présentés étaient insuffisants.

(2) Examen et rejet de la demande

[11] Un agent des visas en poste à Singapour a examiné la demande de résidence permanente en juin 2020. Selon les notes qu’il a consignées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC), l’agent des visas était préoccupé par le fait qu’il [traduction] « sembl[ait] illogique que la demandeure quitte un poste de direction au Vietnam pour occuper un emploi à ce niveau auprès d’une entreprise » qui avait dû recourir au financement collectif pour lancer son produit. Selon l’agent des visas, il semblait [traduction] « probable que cette demande vise l’obtention de la résidence permanente pour les enfants de la demandeure et peu probable que la demandeure occupera l’emploi et résidera en Nouvelle‑Écosse ».

[12] Dans une lettre en date du 22 septembre 2020, Mme Do a été informée qu’elle devait se soumettre à une entrevue en personne pour terminer l’évaluation de sa demande. La lettre était accompagnée d’une liste de documents que Mme Do devait apporter à l’entrevue, dont des documents d’état civil, des certificats de police, des attestations et des diplômes d’études et de formation, des renseignements sur les biens qu’elle détenait, et des passeports. La lettre mentionnait aussi que les demandeurs appartenant à la catégorie des candidats provinciaux devaient produire des renseignements sur l’emploi, des documents relatifs à l’entreprise, et une lettre d’offre d’emploi à jour. Mme Do a obtenu une lettre de confirmation de Pleiades Robotics selon laquelle l’offre d’emploi tenait toujours.

[13] L’entrevue a eu lieu comme prévu en octobre 2020 avec un agent des visas au Consulat général du Canada à Ho Chi Minh‑Ville. À ce moment, Mme Do avait quitté le groupe Thanh Thanh Cong et occupait le poste de directrice des finances à PwC.

[14] L’agent chargé de l’entrevue a consigné des notes détaillées dans le SMGC. Les éléments pertinents de l’entrevue sont examinés ci‑après. Après l’entrevue, l’agent a consigné une note supplémentaire selon laquelle il n’était pas convaincu que la réponse donnée par Mme Do au sujet de sa préoccupation quant aux raisons pour lesquelles elle accepterait un emploi précaire et moins bien rémunéré dans une petite ville au Canada :

[traduction]

La demandeure a mis l’accent sur son intention de sacrifier sa carrière pour que ses enfants et sa famille résident au Canada; je ne suis toutefois pas convaincu que son époux et ses enfants à charge ont montré l’intention de résider au Canada ou dans la province de désignation, la Nouvelle‑Écosse. Par conséquent, dans l’ensemble, je ne suis pas convaincu que la demandeuree s’établira en occupant le poste en Nouvelle‑Écosse et en résidant dans la province de désignation. Recevabilité ‑ Échoué.

[15] L’agent des visas en poste à Singapour a informé par courriel la Nouvelle‑Écosse qu’il était possible que la demande de visa de sa candidate soit rejetée. Après un échange dans le cadre duquel la Nouvelle‑Écosse a demandé si Mme Do avait présenté une demande de permis de travail, la province a informé IRCC en janvier 2021 qu’elle maintenait la désignation de Mme Do.

[16] L’agent des visas en poste à Singapour a rejeté la demande de résidence permanente présentée par Mme Do le 26 mai 2021 parce qu’il n’était pas convaincu que celle‑ci avait véritablement l’intention d’occuper l’emploi qui lui avait été offert en Nouvelle‑Écosse. Les notes consignées par l’agent des visas le 26 mai 2021, qui font partie des motifs de la décision de l’agent, figurent dans le SMGC. Je constate, toutefois, que les notes consignées auparavant dans le SMGC, y compris le raisonnement de l’agent chargé de l’entrevue, et les communications entre l’agent des visas et la Nouvelle‑Écosse qui résument les préoccupations de l’agent chargé de l’entrevue, ne peuvent pas nécessairement être attribuées à l’agent des visas qui a rendu la décision, même si elles font partie du contexte entourant la décision. C’est particulièrement le cas étant donné que l’agent des visas a exposé expressément le fondement de sa décision le jour où celle‑ci a été rendue.

[17] Les notes consignées par l’agent des visas en date du 26 mai 2021 font état des préoccupations qui suivent :

  • Le degré élevé d’établissement de Mme Do au Vietnam ne semblait pas concorder avec le poste d’analyste financière qu’elle s’apprêtait à occuper au sein d’une modeste entreprise et à un niveau inférieur par rapport à ses emplois antérieurs, dont ses anciennes fonctions à la banque JP Morgan Chase et son poste actuel chez PwC;

  • Mme Do n’a pas contesté le rejet de sa demande de permis de travail et n’a pas présenté de nouvelle demande, comportement qui a été jugé incompatible avec une intention véritable d’occuper l’emploi lui ayant été offert, tandis que l’explication donnée par Mme Do a été jugée évasive et ne dissipait pas la préoccupation;

  • Personne dans la famille n’est déjà venu en Nouvelle‑Écosse ou au Canada;

  • M. Nguyen ne savait pas où Mme Do avait l’intention de résider au Canada, élément dont ils auraient normalement dû discuter si elle avait vraiment l’intention de résider en Nouvelle‑Écosse, tandis que leur fille n’a pas désigné la Nouvelle‑Écosse comme leur destination et a exprimé le souhait de résider à Toronto;

  • La famille n’a pas manifesté l’intention d’acheter une résidence au Canada.

(3) La décision est déraisonnable

[18] J’estime que la décision de l’agent des visas ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable qui sont la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, aux para 81, 86, 99. J’arrive à cette conclusion parce que plusieurs des principaux motifs de la décision ne dénotent pas un examen raisonné des éléments de preuve ou un lien rationnel entre la preuve et la conclusion.

[19] L’agent des visas semble avoir surtout été préoccupé par la nature de l’emploi qui a été offert à Mme Do, comparativement aux postes de direction que celle‑ci a occupés au Vietnam. Comme l’indiquent les notes consignées pendant l’entrevue, les raisons pour lesquelles Mme Do était disposée à accepter un emploi moins bien rémunéré étaient claires : [traduction] « Nous aimerions donner aux enfants la chance d’étudier au Canada. C’est un choix entre la famille et la carrière. J’ai décidé de sacrifier ma carrière pour privilégier ma famille. » [Non souligné dans l’original.] Cette explication concordait avec les éléments de preuve présentés par Mme Do selon lesquels celle‑ci a trouvé cet emploi en 2018 après avoir pensé à l’avenir de ses enfants. Ce type de « sacrifice » entre les perspectives de carrière dans le pays d’origine et les intérêts de la famille, particulièrement ceux des enfants, au Canada, est imbriqué dans l’histoire de l’immigration au Canada.

[20] L’agent des visas a renvoyé à plusieurs occasions aux postes occupés par Mme Do par le passé dans ses notes consignées dans le SMGC, en soulignant que son [traduction] « degré élevé d’établissement au Vietnam ne semble pas concorder avec le poste d’analyste financier qu’elle s’apprête à accepter ». Il n’a toutefois pas analysé l’explication donnée par Mme Do selon laquelle elle était disposée à faire office d’analyste financière dans l’optique d’un choix entre sa carrière et sa famille, ni exposé les raisons pour lesquelles il ne croyait pas que cette explication était sincère. Le ministre a raison d’affirmer qu’un agent des visas n’est pas tenu d’accepter les affirmations ou les explications d’un demandeur, mais l’omission de prendre en compte ou d’examiner les explications quant à une question importante est l’indice d’une décision déraisonnable, même à la lumière de l’obligation atténuée de fournir les motifs d’une décision se rapportant à un visa : Vavilov, aux para 125–128; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 aux para 15–17.

[21] L’agent des visas a résumé les préoccupations de l’agent chargé de l’entrevue à la suite de celle‑ci dans son courriel de novembre 2020 adressé à la Nouvelle‑Écosse. Le résumé qui suit renvoie à l’explication donnée par Mme Do :

[traduction]

La demandeure a souligné son intention de sacrifier sa carrière pour que ses enfants et sa famille résident en Nouvelle‑Écosse, au Canada; cependant, la fille qui l’accompagne a exprimé le souhait de résider à Toronto, tandis que son époux a affirmé qu’il résiderait là où son épouse et sa fille résideraient. Il ne savait pas dans quelle région du Canada son épouse avait l’intention de résider.

[22] Je ne peux pas accepter que ces affirmations établissent que l’agent des visas a pris en compte et examiné de façon raisonnable les éléments de preuve présentés par Mme Do, et ce, pour deux raisons. Premièrement, comme il est mentionné précédemment, l’agent des visas ne fait que résumer les préoccupations de l’agent chargé de l’entrevue dans un courriel adressé à la Nouvelle‑Écosse, au lieu d’exposer son propre raisonnement.

[23] Deuxièmement, même si ce raisonnement pouvait être attribué à l’agent des visas, il dénature l’explication donnée par Mme Do pour ensuite prétendre y répondre en dénaturant les éléments de preuve. Mme Do n’a pas affirmé qu’elle avait l’intention de sacrifier sa carrière pour que [traduction] « [l]es enfants et [l]a famille résident en Nouvelle‑Écosse », mais pour que ses enfants étudient au Canada. Les affirmations de la fille, qui a été interviewée quelques jours avant son 24e anniversaire de naissance, n’étaient pas incompatibles avec cette intention. Quoi qu’il en soit, le témoignage de la fille, tel qu’il est consigné dans le SMGC, n’indiquait pas tout simplement qu’elle souhaitait résider à Toronto, mais qu’elle résiderait probablement avec ses parents pendant les premiers mois et qu’elle voudrait probablement ensuite résider à Toronto. Comme l’ont souligné les demandeurs, l’agent chargé de l’entrevue n’avait pas demandé à la fille où ses parents avaient l’intention de résider. Il est difficile de voir en quoi les souhaits exprimés par une fille adulte pourraient de façon raisonnable miner l’authenticité de l’intention de Mme Do d’accepter l’emploi qui lui avait été offert à Halifax.

[24] Étant donné l’importance de cette préoccupation dans la conclusion de l’agent des visas, l’omission de celui‑ci d’analyser de façon raisonnable l’explication donnée par Mme Do quant aux raisons pour lesquelles elle était disposée à faire ce [traduction] « sacrifice » mine le caractère raisonnable de la décision.

[25] Cette omission est exacerbée par l’absence de toute analyse de la part de l’agent des visas relativement aux éléments de preuve présentés par Mme Do quant à son intention de résider en Nouvelle‑Écosse et de travailler pour Pleiades Robotics, y compris sa connaissance de l’entreprise et de ses projets, le rôle qu’elle prévoit d’y jouer, et sa vision de l’avenir avec son employeur.

[26] La façon dont l’agent a abordé le rejet de la demande de permis de travail n’est pas non plus transparente. L’agent des visas a conclu que le fait que Mme Do n’avait pas présenté une nouvelle demande de permis de travail ou contesté le rejet, en septembre 2019, était incompatible avec le comportement de quelqu’un qui avait véritablement l’intention d’occuper le poste et que sa [traduction] « réponse à cette préoccupation » était [traduction] « évasive » et ne dissipait pas la préoccupation. Je conviens avec les demandeurs que les notes consignées dans le SMGC ne montrent pas que cet élément avait été présenté comme une [traduction] « préoccupation » à laquelle Mme Do avait été invitée à répondre pendant l’entrevue. En fait, l’agent chargé de l’entrevue a demandé à Mme Do pourquoi Pleiades Robotics était disposée à garder le poste vacant pour elle pendant deux ans. Mme Do a mentionné l’importance que son expérience revêtait pour l’entreprise, ses échanges avec l’employeur au sujet du long processus d’obtention de la résidence permanente, et le rejet de la demande de permis de travail. Il lui a aussi demandé si elle savait pourquoi sa demande avait été rejetée. Mme Do a répondu que c’était parce qu’elle n’avait pas présenté suffisamment d’information à l’appui de la demande, puis elle a déclaré, apparemment de façon spontanée, que [traduction] « vers la fin de l’année 2019, [s]on père [était] tombé malade de sorte qu’[elle avait] dit à l’employeur qu’[elle] avai[t] besoin d’encore quelques mois, puis la pandémie de Covid a commencé ». Il semble donc que Mme Do n’a pas été appelée à répondre à la moindre [traduction] « préoccupation » quant aux raisons pour lesquelles elle n’avait pas présenté de nouvelle demande de permis de travail ou contesté le rejet de sa demande.

[27] Quoi qu’il en soit, l’agent des visas semble renvoyer à l’affirmation formulée par Mme Do sur la maladie de son père et la pandémie de Covid qui a suivi comme étant sa [traduction] « réponse aux préoccupations ». Je ne peux pas comprendre pourquoi, à partir du seul qualificatif [traduction] « évasive », l’agent des visas a conclu que le fait de demander un permis de travail, puis de ne pas présenter une nouvelle demande ultérieurement à cause de la maladie d’un proche parent et de la pandémie qui a suivi était incompatible avec une intention réelle d’accepter un emploi à Halifax lorsqu’elle y serait autorisée.

[28] J’estime que ces lacunes dans l’analyse effectuée par l’agent des visas sont plus que de simples insuffisances superficielles ou accessoires : Vavilov, au para 100. Les lacunes touchent au cœur même des motifs énoncés par l’agent des visas selon lesquels il n’était pas convaincu que Mme Do avait réellement l’intention de résider en Nouvelle‑Écosse. Je conclus que ces insuffisances relevées eu égard à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité de la décision sont suffisantes pour rendre celle‑ci déraisonnable et nécessiter son annulation.

B. Le processus ayant conduit à la décision n’était pas équitable

[29] La Cour a confirmé que l’obligation d’équité procédurale à laquelle ont droit les demandeurs de visas, y compris les demandeurs de visas de résident permanent, se situait « à l’extrémité inférieure du spectre » : Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440 au para 26; Patel, au para 10. Toutefois, même à l’extrémité inférieure du spectre, l’équité procédurale commande qu’un demandeur soit informé des préoccupations soulevées au sujet de sa crédibilité et qu’il ait la possibilité d’y répondre : Patel, au para 10, citant Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283 au para 24.

[30] Les demandeurs soutiennent que l’agent des visas a tiré une importante conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Do et que celle‑ci n’avait été informée d’aucune préoccupation quant à sa crédibilité de sorte qu’elle puisse y répondre. Le ministre affirme que l’agent des visas peut avoir eu des réserves quant au caractère suffisant des éléments de preuve présentés par Mme Do, mais qu’il n’avait pas mis en doute sa crédibilité et que, quoi qu’il en soit, Mme Do a eu la possibilité en entrevue d’aborder les préoccupations, plus particulièrement celles concernant le fait que le poste d’analyste financière était de moindre envergure et moins bien rémunéré que les emplois qu’elle avait occupés précédemment.

[31] Je conclus que la décision rendue par l’agent des visas correspond à une conclusion défavorable quant à la crédibilité, et que Mme Do n’a pas été informée comme il se devait des préoccupations concernant la crédibilité avant ou pendant son entrevue d’une manière satisfaisant aux obligations relatives à l’équité procédurale.

[32] Comme il est énoncé précédemment, la principale conclusion de l’agent était qu’il n’était pas convaincu que Mme Do [traduction] « avait véritablement l’intention » de résider en Nouvelle‑Écosse. Cette conclusion a été énoncée en contradiction avec les affirmations formulées par Mme Do :

[traduction]

Bien que je constate que la demandeure a déclaré qu’elle avait l’intention de résider en Nouvelle‑Écosse, pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’elle en a véritablement l’intention : […]

[Non souligné dans l’original.]

[33] J’estime que ce raisonnement montre expressément que l’agent des visas ne croyait pas à l’intention exprimée par Mme Do. Cela est confirmé par d’autres aspects du raisonnement de l’agent des visas, qui ont été soulignés précédemment. Ce raisonnement a trait, non pas au manque d’éléments de preuve, mais aux affirmations selon lesquelles les éléments de preuve, y compris le comportement de Mme Do, ne tendaient pas à démontrer que celle‑ci occuperait réellement le poste lui ayant été offert et résiderait en Nouvelle‑Écosse. Dans la décision Patel, le juge Diner a conclu que les préoccupations au sujet de l’« authenticité » d’une demande de visa étaient des préoccupations quant à la crédibilité commandant que le demandeur se voie donner une possibilité d’y répondre : Patel, aux para 10–12, citant Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381 au para 29. De même, je conclus que la principale préoccupation de l’agent des visas avait trait à la crédibilité de l’intention avouée de Mme Do de résider en Nouvelle‑Écosse et de travailler pour Pleiades Robotics.

[34] C’est pourquoi l’obligation d’équité procédurale commandait qu’elle soit « informé[e] des incohérences importantes perçues, des préoccupations quant à la crédibilité, des préoccupations quant à l’exactitude ou à l’authenticité […], et [qu’elle] se voi[e] donner la possibilité d’y répondre » : Bui, au para 27. Même s’il y a eu une entrevue, je conclus que cette possibilité n’a pas été donnée à Mme Do.

[35] La lettre de convocation en entrevue qui a été adressée à Mme Do était de nature générale. Il y était écrit que l’entrevue était [traduction] « nécessaire pour terminer l’évaluation de votre demande ». Elle renvoyait à une liste générique de documents à présenter, et il y était mentionné qu’il lui incombait de convaincre l’agent chargé de l’entrevue qu’elle remplissait les critères d’admissibilité. Elle ne mentionnait toutefois pas la moindre préoccupation quant à la crédibilité ni, plus particulièrement, de réserve quant à l’authenticité de son intention avouée de résider en Nouvelle‑Écosse.

[36] Dès le début de l’entrevue, l’agent chargé de l’entrevue a, dans la même veine, déclaré que l’entrevue visait à établir si Mme Do répondait aux conditions prévues dans la LIPR. Il lui a posé des questions sur les postes qu’elle avait occupés auparavant dans le secteur financier, ainsi que sur la nature de Pleiades Robotics en tant qu’entreprise et sur le poste d’analyste financière en particulier. Là encore, aucun indice n’a été donné que la crédibilité de Mme Do, ou l’authenticité de l’intention de celle‑ci de résider en Nouvelle‑Écosse, étaient en doute. Cela est particulièrement frappant, puisqu’il semble que ce soit la raison pour laquelle l’entrevue a eu lieu. Dans une note consignée dans le SMGC en juin 2020 qui semble avoir conduit à la convocation de l’entrevue, l’agent des visas a écrit qu’[traduction] « [i]l semble probable que cette demande vise l’obtention de la résidence permanente pour les enfants de la demandeure et peu probable que la demandeure occupera l’emploi et résidera en Nouvelle‑Écosse » [non souligné dans l’original].

[37] Les demandeurs invoquent la décision du juge Manson dans Yaman, qui présente un certain nombre de similitudes avec la présente affaire : Yaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 584. Dans cette affaire, comme en l’espèce, l’agent des visas avait soulevé des préoccupations particulières quant à l’intention de M. Yaman de résider dans la province en cause : Yaman, au para 23. IRCC a envoyé une lettre de convocation à une entrevue à M. Yaman semblable à celle qui avait été adressée à Mme Do, mais ne l’avait informé des préoccupations quant à son intention de résider dans la province en cause que vers la fin du processus d’entrevue : Yaman, aux para 23–24. Le juge Manson a conclu que le demandeur « a le droit d’être avisé des préoccupations de l’agent avant l’entrevue ou [sic] avoir la possibilité de les dissiper après l’entrevue », et que, faute d’un avis adéquat, le processus était inéquitable : Yaman, aux para 26–27.

[38] Le ministre mentionne la décision du juge Ahmed dans l’affaire Tran pour soutenir qu’il n’est pas nécessaire de signaler les préoccupations quant à la crédibilité avant une entrevue : Tran, au para 53. J’estime que cela est compatible avec la décision Yaman, dans laquelle il était reconnu que l’obligation d’équité peut être remplie en avisant le demandeur des préoccupations quant à la crédibilité avant l’entrevue ou en lui donnant un avis adéquat à l’audience et une possibilité suffisante d’y répondre pendant ou, si nécessaire, après l’entrevue : Yaman, au para 26; Tran au para 53. Dans la décision Tran, le juge Ahmed a conclu que les affirmations formulées et les questions posées pendant l’entrevue, qui soulignaient clairement les préoccupations quant à la crédibilité et invitaient la demanderesse à les dissiper, satisfaisaient à l’obligation d’équité : Tran, aux para 57–58.

[39] En l’espèce, je conclus que Mme Do n’a pas reçu un avis adéquat des préoccupations quant à la crédibilité qui étaient au cœur de la décision de l’agent des visas, ni avant l’entrevue, ni pendant l’entrevue. Même si l’agent des visas avait déjà soulevé des préoccupations quant à l’intention de Mme Do de résider en Nouvelle‑Écosse, c’est l’agent chargé de l’entrevue qui est venu le plus près d’informer Mme Do des préoccupations quand il lui a dit : [traduction] « J’ai des préoccupations surtout parce que vous avez exercé de hautes fonctions de direction [au Vietnam] dans des entreprises internationales, et que vous souhaitiez maintenant travailler pour une petite entreprise peu établie, je ne le comprends pas. » J’estime que cela ne suffit pas pour donner à Mme Do un avis adéquat des préoccupations quant à sa crédibilité et quant à l’authenticité de son intention de résider en Nouvelle‑Écosse et que cela est insuffisant pour remplir les obligations d’équité procédurale. Comme l’a fait remarquer le juge LeBlanc dans la décision Bui, « un demandeur ne devrait pas être "laissé dans l’ignorance" au sujet des renseignements sur lesquels un agent peut fonder une décision » : Bui, au para 29, citant Chawla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 434 au para 19. Selon les notes relatives à l’entrevue, Mme Do a été laissée dans l’ignorance au sujet de la grande préoccupation selon laquelle elle n’avait pas véritablement l’intention de résider en Nouvelle‑Écosse.

[40] Je conclus donc que le processus qui a mené à la décision était inéquitable.

IV. Conclusion

[41] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. La décision de l’agent des visas en date du 26 mai 2021 de rejeter la demande de résidence permanente des demandeurs est annulée, et la demande est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[42] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens qu’aucune n’est soulevée en l’espèce.

[43] En terminant, j’aimerais remercier les avocats pour leurs observations judicieuses et leurs réponses réfléchies aux questions posées par la Cour pendant l’instruction de l’affaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4002‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision en date du 26 mai 2021 rejetant la demande de résidence permanente des demandeurs est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4002‑21

 

INTITULÉ :

THU NGAN DO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 MARS 2022

 

JUGeMENT et motifs :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JuIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Susan Gans

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hunter Sutcliffe Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LEs DEMANDEURs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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