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Date : 20220622


Dossier : IMM-4190-20

Référence : 2022 CF 942

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2022

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

SHAKIERA SHADAE RIDDLE

(alias SHAKIERA SHADAE RIDDLE)

JADANIQUE KELICEA BOWEN

(alias JADANIQUE KELICEA BOWEN)

(alias JADANIQUE BOWEN)

GREG ST CLAIR BOWEN

(alias GREG ST CLAIR BOWEN)

SHAKIERA SHADAE RIDDLE

(alias SHAKIERA SHADAE RIDDLE)

JADANIQUE KELICEA BOWEN

(alias JADANIQUE KELICEA BOWEN)

(alias JADANIQUE BOWEN)

GREG ST CLAIR BOWEN

(alias GREG ST CLAIR BOWEN)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Shakiera Shadae Riddle, son mari et leur fille, sont citoyens de la Jamaïque. Ils sont arrivés au Canada et y ont demandé l’asile le jour après avoir été menacés par les demi-frères de Mme Riddle, qui seraient des membres de gang et auraient accès à des armes à feu. Les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle ils n’ont ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SAR a conclu qu’il est possible d’avoir accès à une protection de l’État efficace en Jamaïque, qui satisfait à la norme de l’efficacité opérationnelle, et que les demandeurs n’ont pas adéquatement sollicité cette protection.

[2] Les demandeurs affirment que la décision de la SAR est déraisonnable au motif que celle‑ci aurait commis trois erreurs. Premièrement, elle a mal apprécié deux nouveaux éléments de preuve sur la question de la protection de l’État en Jamaïque en ne leur accordant que peu de valeur probante. Deuxièmement, elle a conclu à tort qu’elle pouvait corriger l’erreur commise par la SPR, qui s’est fondée sur un cartable national de documentation (le CND) désuet pour la Jamaïque, en examinant la question de la protection de l’État à la lumière du CND actuel, alors qu’elle aurait dû renvoyer l’affaire à la SPR pour nouvelle audience. Troisièmement, la SAR a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas déployé suffisamment d’efforts pour se réclamer de la protection de l’État, mais n’a pas tenu compte de la réalité pratique de la protection de l’État en Jamaïque. Les demandeurs affirment que la première erreur de la SAR, qui se rapporte à son appréciation des nouveaux éléments de preuve, a également contribué à la troisième erreur qu’elle a commise, c’est‑à‑dire l’erreur dans son analyse de la protection de l’État.

[3] À mon avis, les demandeurs n’ont pas établi que la décision de la SAR est déraisonnable en raison des erreurs alléguées. La demande est rejetée pour les motifs exposés ci‑après.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[4] Les questions qui se posent pour déterminer si la décision de la SAR est déraisonnable sont les suivantes :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en accordant une faible valeur probante aux nouveaux éléments de preuve?

  2. La SAR a‑t‑elle conclu à tort qu’elle était en mesure de corriger l’erreur de la SPR en examinant la question de la protection de l’État à la lumière du CND actuel?

  3. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État?

[5] Dans leur mémoire à l’appui de la demande en l’espèce, les demandeurs ont formulé la deuxième question en litige sous forme de question d’équité procédurale : [TRADUCTION] « La SAR a‑t‑elle conclu à tort que les questions de la SPR n’étaient pas entachées par des connaissances erronées ou désuètes de la situation au pays, ce qui a donné lieu à un manquement à l’équité procédurale? » Toutefois, lors de l’audition de la demande en l’espèce, les demandeurs ont reconnu qu’ils ne contestaient pas les questions de la SPR en appel devant la SAR. De plus, les demandeurs n’ont renvoyé à aucune question posée par la SPR qui aurait été entachée. Le défendeur soutient qu’en soulevant la deuxième question en litige, les demandeurs semblent davantage contester le caractère raisonnable de la décision de la SAR de substituer sa propre décision à celle de la SPR plutôt que de renvoyer l’affaire à la SPR pour nouvelle décision : art 111(1) et 111(2) de la LIPR. Le défendeur affirme que cette question est assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Ogbonna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 180 aux para 11‑14, 24‑31, 36‑37 [Ogbonna]; Fabunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1009 aux para 4 et 5. À l’audience, les demandeurs ont reconnu que les trois questions en litige dans la demande de contrôle judiciaire se rapportent au caractère raisonnable de la décision de la SAR, et je suis du même avis.

[6] Il faut procéder au contrôle du caractère raisonnable de la décision de la SAR conformément aux instructions établies dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais rigoureux : Vavilov, aux para 12‑13, 75 et 85. Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

A. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en accordant une faible valeur probante aux nouveaux éléments de preuve?

[7] La SAR a admis deux documents comme nouveaux éléments de preuve en appel, mais leur a accordé peu de valeur probante : 1) un article publié le 25 août 2019 dans le New York Times, intitulé How American Gun Laws Are Fueling Jamaica’s Homicide Crisis [Les lois sur les armes à feu aux États-Unis, un catalyseur pour la crise des homicides en Jamaïque] et 2) un avertissement aux voyageurs concernant la Jamaïque publié par le gouvernement du Canada le 6 novembre 2019. Les demandeurs soutiennent que le défaut de la SAR d’accorder tout le poids nécessaire à ces éléments de preuve est au cœur de leur argumentation en contrôle judiciaire et nuit au caractère raisonnable de l’analyse de la protection de l’État menée par la SAR (la troisième question en litige). Ils affirment que ces documents font directement référence à leur situation et montrent que l’État n’offre pas de protection contre les crimes violents. Par conséquent, la SAR a mal apprécié les documents en concluant qu’ils ne traitent pas de la protection de l’État et qu’ils ont peu de valeur probante.

[8] Plus précisément, les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas tenu compte d’extraits importants de l’article ni de l’avertissement aux voyageurs qui non seulement se rapportaient directement à l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État en Jamaïque, mais étaient aussi plus étroitement liés à leur situation que les renseignements généraux sur lesquels la SAR s’est appuyée. Ils soutiennent que ces documents démontraient qu’ils étaient particulièrement vulnérables à ce genre de violence que la police ne fait aucun effort pour enrayer. De plus, les demandeurs affirment que ces documents se rapportaient directement à la question de savoir s’ils avaient fait des efforts raisonnables pour demander la protection de l’État auprès des autorités jamaïcaines avant de fuir le pays pour demander l’asile au Canada.

[9] Selon les demandeurs, l’article du New York Times contredit la conclusion de la SAR selon laquelle la protection de l’État en Jamaïque est adéquate sur le plan opérationnel. Bien que la SAR mentionne divers efforts que le gouvernement jamaïcain a déployés pour enrayer la corruption et la violence armée, cet article indique que certains efforts ont aggravé le risque en scindant les factions, [traduction] « ce qui a mené à des actes de violence plus fréquents et de plus en plus gratuits ». Selon l’article, les civils ont le sentiment que rien ne peut être fait pour prévenir les actes de violence, et le gouvernement jamaïcain a déclaré l’état d’urgence et a déployé l’armée, ce qui, selon les demandeurs, démontre clairement que la police régionale ne peut offrir une protection adéquate. Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR selon laquelle l’avertissement aux voyageurs ne traite pas de la protection de l’État est contredite par des déclarations qui figurent dans l’avertissement même. Il y est écrit que les crimes violents constituent un problème dans les grandes villes malgré la présence de services policiers, qu’il est facile de se procurer des armes à feu, que la plupart des crimes violents liés aux drogues ou aux gangs de rue sont commis à l’aide d’armes à feu et que les balles perdues représentent un danger. Les demandeurs affirment que ces déclarations démontrent que la population ne peut compter sur la police pour la protéger contre le genre de violence qu’ils fuyaient.

[10] Je ne suis pas convaincue que l’évaluation des nouveaux éléments de preuve effectuée par la SAR était déraisonnable. L’appréciation et l’évaluation des éléments de preuve relèvent du pouvoir discrétionnaire et de l’expertise de la SAR, et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dans le cadre du contrôle judiciaire : Vavilov, aux para 125‑126. La SAR a mentionné expressément certains des facteurs que les demandeurs lui reprochent d’avoir négligés, y compris le caractère généralisé de la violence armée et de la violence des gangs de rue en Jamaïque, l’état d’urgence déclaré, ainsi que le fait qu’il a été rapporté que certains efforts d’application de la loi à l’endroit des gangs organisés et l’accessibilité des armes à feu ont mené à l’utilisation d’armes à feu dans des petites querelles, ce qui fait en sorte que les petites insultes et les vieilles vendettas sont devenues plus dangereuses. Bien que les demandeurs déduisent de l’article et de l’avertissement aux voyageurs que la protection de l’État est inadéquate sur le plan opérationnel, ce n’est pas ce que disent expressément ces documents. Par exemple, les auteurs ne disent pas que la population ne peut compter sur la police pour la protéger contre la violence. L’observation de la SAR selon laquelle « aucun de ces documents ne traite directement de la question fondamentale de l’appel, soit la question de savoir si les [demandeurs] ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ne bénéficieraient pas d’une protection de l’État adéquate » n’est pas, à mon sens, déraisonnable.

[11] De plus, le caractère raisonnable de la décision de la SAR doit être évalué dans le contexte de la manière dont les demandeurs ont formulé leurs moyens d’appel : Kanawati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 12 au para 13. Dans leur mémoire présenté à la SAR, les demandeurs n’ont pas renvoyé expressément à des extraits des nouveaux documents, n’ont pas expliqué en quoi leur contenu se rapportait à l’efficacité de la protection de l’État ni affirmé que ces documents étaient davantage liés à la question que la preuve documentaire sur la protection de l’État figurant dans le CND ou leur témoignage concernant la réponse de la police à leurs propres demandes de protection. Leurs observations au sujet de ces documents consistaient en deux points, à savoir qu’ils [traduction] « traitent de la question de la violence et de l’absence de protection de l’État pour ce genre de violence en Jamaïque » et que « la situation urgente dans laquelle la Jamaïque se trouve en ce qui a trait à la violence armée ressort du cartable national de documentation, ainsi que de l’article du New York Times et de l’avertissement aux voyageurs présentés à titre de nouveaux éléments de preuve ».

[12] Dans son analyse de l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État, la SAR a examiné les nouveaux éléments de preuve, la preuve sur la situation au pays figurant dans le CND, ainsi que la réponse policière aux demandes de protection des demandeurs, que la SAR a jugé rapide et appropriée. Dans ses motifs, la SAR a analysé les observations des demandeurs et en a tenu compte. En fin de compte, la SAR a conclu, raisonnablement selon moi, que les demandeurs n’ont pas déployé suffisamment d’efforts ni pris de mesures raisonnables pour obtenir la protection de l’État, et qu’ils n’ont pas démontré qu’une protection de l’État adéquate ne serait pas assurée par les autorités jamaïcaines.

B. La SAR a‑t‑elle conclu à tort qu’elle était en mesure de corriger l’erreur de la SPR en examinant la question de la protection de l’État à la lumière du CND actuel?

[13] Les demandeurs soutiennent que, une fois que la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en s’appuyant sur un CND désuet pour la Jamaïque, elle aurait dû renvoyer l’affaire à la SPR pour nouvelle audience. Ils affirment que l’évaluation de la preuve documentaire sur la protection de l’État a joué un rôle majeur dans l’issue de leur demande d’asile et qu’il n’était pas possible pour la SAR de corriger l’erreur de la SPR simplement en examinant la question de la protection de l’État à la lumière du CND actuel. Ils soutiennent que la SAR a commis une erreur en concluant qu’elle pouvait le faire.

[14] Les demandeurs n’invoquent aucune décision à l’appui de leur argument. De plus, dans leur mémoire présenté à la SAR, ils n’ont pas fait valoir que la SAR devait renvoyer l’affaire à la SPR pour nouvelle audience compte tenu de l’erreur de cette dernière. Au contraire, les demandeurs ont précisément demandé à la SAR d’accueillir l’appel et de conclure qu’ils ont la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger. Ils n’ont demandé que l’affaire soit renvoyée à la SAR qu’à titre de réparation subsidiaire.

[15] Comme l’affirme à bon droit le défendeur, la SAR dispose de vastes pouvoirs pour corriger les erreurs commises par la SPR — elle est habilitée à confirmer la décision de la SPR, à l’annuler et à y substituer sa propre décision ou à renvoyer l’affaire à la SPR pour nouvelle décision dans certaines circonstances : LIPR, art. 110, 111; Kreishan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CAF 223 aux para 41‑42; Ogbonna, aux para 24‑31 et 36‑37.

[16] Dans l’affaire qui nous occupe, la SAR a examiné comment elle devrait trancher l’appel et a affirmé qu’elle avait le pouvoir de corriger les erreurs de la SPR dans l’optique de rendre une décision finale. La SAR a conclu qu’il convenait dans le cas des demandeurs d’exercer cette fonction. Elle s’est demandé si les questions de la SPR pouvaient avoir été fondées sur des connaissances erronées ou désuètes qui auraient pu entacher la procédure, et elle a conclu qu’elle était en mesure de corriger l’erreur de la SPR tout en préservant l’équité procédurale en examinant la question de la protection de l’État à la lumière du CND actuel. Les demandeurs n’ont pas établi qu’il y avait une erreur susceptible de contrôle dans l’analyse ou la conclusion de la SAR sur cette question.

C. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État?

[17] Les demandeurs soutiennent que la SAR a conclu à tort qu’ils n’avaient pas déployé suffisamment d’efforts pour se réclamer de la protection de l’État et qu’elle n’a pas expliqué pourquoi elle jugeait que leurs efforts étaient insuffisants. Les demandeurs d’asile sont uniquement tenus de démontrer qu’ils ont pris toutes les mesures raisonnables dans le contexte de leur situation personnelle et des conditions du pays. Pour juger si les demandeurs d'asile se sont acquittés de ce fardeau, les décideurs doivent examiner les faits propres à l’affaire et analyser les efforts à la lumière de la preuve : Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 aux para 22-23; Aurelien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 707 au para 13 [Aurelien]; Olah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 316 aux para 35, 37; Leon Davila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1475 au para 25.

[18] Les demandeurs soutiennent également que la SAR n’a invoqué le principe de l’efficacité opérationnelle que pour la forme et qu’elle s’est fondée sur les efforts de réforme de l’État sans examiner si ceux‑ci s’étaient soldés par une protection efficace sur le plan opérationnel : Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 258 au para 10; Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 525 au para 74; Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 771 au para 68; Clyne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1670 au para 8. Ils affirment que l’examen de l’efficacité opérationnelle de la Jamaïque dans son ensemble consiste en un seul paragraphe, dans lequel la SAR a énuméré des réformes administratives mises en place par le gouvernement sans expliquer comment ces réformes ont permis d’assurer une protection plus efficace en pratique, hormis affirmer qu’un grand nombre de policiers corrompus ont été relevés de leurs fonctions. Les demandeurs soutiennent que la SAR disposait de nombreux éléments de preuve démontrant que les efforts de réforme n’ont pas mené à une protection efficace sur le plan opérationnel — leur témoignage, divers documents du CND ainsi que d’autres éléments de preuve présentés — lesquels ont tous été ignorés, mal interprétés ou seulement mentionnés au passage par la SAR. Les demandeurs invoquent un document figurant dans le CND (le document 7.4 , un rapport de 2018 sur le crime et la sécurité publié par le Overseas Security Advisory Council des États‑Unis) dans lequel il est indiqué que la plupart des civils jamaïcains ne signalent pas les crimes aux policiers, parce qu’ils croient que ceux-ci sont corrompus et que leur rapport ne mènerait à rien, et parce qu’ils craignent que les autorités ne puissent les protéger contre le crime organisé.

[19] Les demandeurs soutiennent que la SAR a accordé trop d’importance au fait que la Jamaïque est un état démocratique, alors que la démocratie à elle seule ne garantit pas l’efficacité de la protection : Katwaru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 612 au para 21. La SAR a reconnu que l’histoire de la Jamaïque est marquée par la corruption et l’inefficacité de ses services policiers. Par conséquent, sa déclaration selon laquelle le demandeur d’asile originaire d’un pays démocratique devra s’acquitter d’un lourd fardeau pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours qu’il pouvait exercer dans son pays d’origine ne tient pas la route en Jamaïque.

[20] Les demandeurs affirment que, lorsqu’ils ont demandé la protection de la police, la solution qui leur a été proposée était de se cacher indéfiniment. Lorsqu’ils ont de nouveau demandé de l’aide ce soir‑là après une intensification de la violence, la réponse est demeurée la même. Les demandeurs affirment que les éléments de preuve présentés établissent clairement que la situation avec les frères de Mme Riddle ne se réglerait pas, qu’ils seraient toujours en danger à cause des frères ou des membres de leur gang si les frères étaient arrêtés et qu’ils seraient voués à vivre dans la crainte pour le restant de leur vie.

[21] Les demandeurs soutiennent que la SAR s’est fondée à tort sur le fait qu’ils n’ont pas donné suite à leur signalement à la police une fois arrivés au Canada, puisque l’analyse de la protection de l’État concerne uniquement les efforts déployés avant de présenter une demande d’asile. Ils affirment s’être retrouvés dans une impasse, car la SAR a conclu qu’ils n’avaient pas déployé suffisamment d’efforts, mais s’ils avaient fait un suivi auprès de la police, cela aurait démontré qu’ils avaient confiance en la capacité des autorités de les protéger. Les demandeurs font valoir que les événements se sont déroulés rapidement et que rien n’indiquait que leur plainte serait examinée par les voies officielles et qu’ils recevraient une protection immédiate dans les quelques heures qui se sont écoulées entre l’attaque et le moment où ils se sont organisés pour fuir. Attendre en vue de donner suite à leur signalement à la police aurait mis leur vie en danger, ce qu’ils n’étaient pas tenus de faire pour établir l’absence de protection de l’État : Aurelien, aux para 9, 13. Selon les demandeurs, la SAR n’était pas raisonnablement fondée à conclure qu’ils auraient pu prendre des mesures additionnelles ou attendre avant de présenter leur demande d’asile sans risquer davantage leur vie.

[22] À mon sens, les demandeurs ont mal saisi les motifs de la SAR.

[23] L’examen de l’efficacité opérationnelle de la Jamaïque effectué par la SAR ne figure pas, comme l’affirment les demandeurs, dans un seul paragraphe de la décision. Dans son analyse de l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État, la SAR a examiné les nouveaux éléments de preuve, la preuve sur la situation au pays figurant dans le CND, ainsi que la réponse policière aux demandes de protection des demandeurs faisant suite aux menaces des frères. Je conviens avec le défendeur que la SAR a examiné les éléments de preuve présentés, y compris ceux dont elle n’aurait pas tenu compte selon les demandeurs, et les a évalués au regard de l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État en Jamaïque. De plus, la SAR a expliqué comment les efforts de réforme de la Jamaïque ont donné lieu à une protection plus efficace.

[24] Dans ses motifs, la SAR a tenu compte des arguments que les demandeurs ont formulés en appel. Elle a pris acte des documents figurant dans le CND que les demandeurs ont signalés et les a examinés — en fait, la SAR les a examinés en détail même si les demandeurs avaient seulement affirmé à leur sujet qu’ils démontraient [traduction] « que la police en Jamaïque n’est actuellement pas en mesure de protéger ses citoyens contre la violence des gangs de rue ». Dans son examen des efforts déployés par la Jamaïque pour enrayer la corruption dans les forces policières et des résultats de ces efforts, la SAR a tenu compte de l’affirmation des demandeurs selon laquelle la SPR avait conclu à tort que la protection de l’État était adéquate, malgré la preuve sur le niveau de corruption dans la police en Jamaïque. Enfin, la SAR n’a pas accordé trop d’importance au fait que la Jamaïque est une démocratie — il s’agit d’un facteur examiné parmi d’autres.

[25] La SAR a expliqué pourquoi elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas pris toutes les mesures raisonnables pour se réclamer de la protection de l’État, dans le contexte de leur situation personnelle et des conditions du pays. La SAR était consciente du principe selon lequel il n’est pas nécessaire que le demandeur d’asile risque sa vie pour démontrer l’efficacité de la protection de l’État (Ward c Canada (Procureur général), [1993] 2 RCS 689 à la p 724, [1993] ACS no 74). Toutefois, elle a conclu que les demandeurs avaient été victimes de deux incidents sur une période de plusieurs heures et que la police avait répondu d’une manière appropriée après chaque incident. La SAR a fait remarquer que l’intervention de la police avait eu lieu en temps opportun, que le policier avait donné un numéro de téléphone où appeler et avait encouragé les demandeurs à téléphoner si les frères de Mme Riddle revenaient, et que les demandeurs avaient été encouragés à se rendre dans un lieu sûr en attendant que la situation instable « se calm[e] ». La SAR a conclu que les demandeurs avaient eu la possibilité de faire un signalement à la police et de porter l’affaire devant les tribunaux en Jamaïque, mais qu’ils étaient partis vers le Canada presque immédiatement après avoir fait un signalement, sans faire de suivi auprès de la police concernant les incidents. Il était loisible à la SAR de conclure ainsi, et ses motifs étayaient sa conclusion selon laquelle les efforts des demandeurs étaient « très loin d’équivaloir à des efforts soutenus pour obtenir la protection de l’État ».

[26] Le défendeur soutient que la question déterminante en l’espèce est le fait que les demandeurs n’ont pas établi, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que les autorités jamaïcaines n’étaient pas en mesure de les protéger contre les frères de Mme Riddle, et je suis du même avis. À mon sens, la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de démontrer qu’une protection de l’État adéquate ne serait pas assurée par les autorités jamaïcaines.

IV. Conclusion

[27] Les demandeurs n’ont pas établi que la décision de la SAR est déraisonnable et, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[28] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier. À mon avis, il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4190-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4190-20

 

INTITULÉ :

SHAKIERA SHADAE RIDDLE (alias SHAKIERA SHADAE RIDDLE), JADANIQUE KELICEA BOWEN (alias JADANIQUE KELICEA BOWEN) (alias JADANIQUE BOWEN), GREG ST CLAIR BOWEN (alias GREG ST CLAIR BOWEN) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Alison Pridham

Pour les demandeurs

 

Bridget O’Leary

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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