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Date : 20220627


Dossier : IMM-4206-20

Référence : 2022 CF 961

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

HEERA LAL KASHYAP

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 27 août 2020 [la décision], par laquelle un agent principal de Citoyenneté et Immigration Canada [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la Loi]. Je suis d’accord pour dire que la décision était déraisonnable; j’accueillerai donc la demande et renverrai l’affaire à un autre décideur pour nouvel examen.

II. Le contexte

[2] Le demandeur est un citoyen de l’Inde âgé de 41 ans. Il est entré au Canada le 1er septembre 2018 avec un visa de visiteur pour se rendre au chevet de son père, souffrant, puis il a prolongé son statut de visiteur. Il a par la suite cherché à s’installer au pays de manière permanente, ayant appris que l’état de santé de son père s’était dégradé. La preuve au dossier indique en effet que son père est très malade : il souffre de maladies chroniques qui affectent sa santé physique, dont une maladie du rein qui l’oblige à subir une hémodialyse trois fois par semaine et une colostomie qui exige des soins, en plus d’avoir récemment subi une crise cardiaque, depuis laquelle il a besoin d’assistance. Il a également des problèmes de santé mentale pour lesquels il est suivi par un psychiatre, qui lui a prescrit différents médicaments pour gérer sa dépression et des troubles de santé mentale connexes.

[3] En janvier 2019, plusieurs mois après l’entrée du demandeur au Canada, son père a subi une grave crise cardiaque, qui a eu pour effet d’aggraver son état de santé général, déjà mauvais. Le demandeur s’est consacré à son père, qui a besoin de soins considérables tout le long de la journée et de la nuit, en particulier depuis la crise cardiaque, notamment pour l’accompagner à ses rendez-vous médicaux et lui donner des soins de base, comme l’habiller et changer sa poche pour colostomie.

[4] Aujourd’hui âgé de 66 ans (il avait 64 ans au moment où la décision a été rendue), le père du demandeur a quitté l’Inde en 1993; il a obtenu l’asile en 1994 et la citoyenneté canadienne en 1999. Lorsqu’il a présenté sa demande d’asile et sa demande de résidence permanente, il a pris la décision, qu’il regrette aujourd’hui, de ne pas divulguer qu’il était marié ou qu’il avait des enfants, une décision prise prétendument à la suite de mauvais conseils. Il a par la suite présenté, sans succès, trois demandes de parrainage pour que sa femme et ses enfants, dont le demandeur, puissent obtenir le statut de résidents permanents. La dernière de ces demandes a été rejetée en appel en 2005, car le demandeur, sa fratrie et sa mère ont été exclus de la catégorie du regroupement familial en application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [l’alinéa 117(9)d) du Règlement]. Les dispositions applicables de la Loi et du Règlement sont énumérées à l’Annexe A des présents motifs. En 2007, la mère du demandeur a aussi présenté, de l’extérieur du Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en son propre nom ainsi qu’aux noms du demandeur et de son frère.

[5] Le 26 février 2019, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire. Sa demande, dont le rejet est à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire, était principalement fondée sur les difficultés que son père et lui auraient s’il devait retourner en Inde pour présenter une demande. Il a demandé à l’agent de tenir compte des conséquences par trop sévères qu’entraînait l’application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement, étant donné que de nombreuses années s’étaient écoulées depuis l’omission de divulguer de son père et que l’objet de la disposition réglementaire avait été servi. Selon le demandeur, l’empêcher de répondre aux besoins quotidiens de son père ne contribuerait guère à la réalisation de l’objectif de la disposition, à savoir encourager la divulgation complète. Le demandeur a aussi abordé les questions de l’établissement et de l’intérêt supérieur de l’enfant.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] Dans sa décision, l’agent a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne suffisaient pas à justifier l’octroi de la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la Loi.

[7] L’agent n’a accordé aucun poids aux facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant et à l’établissement. Au sujet de cette dernière question, il a conclu que les six mois de résidence au Canada du demandeur constituaient une période courte et que ce dernier avait fourni peu d’éléments de preuve pour démontrer un quelconque établissement au pays. L’agent a souligné que les lettres d’appui étaient vagues et leur a accordé une faible valeur probante. Un [traduction] « très petit » poids favorable a été attribué, d’une part, au fait que le demandeur n’avait pas de casier judiciaire, qu’il possédait un permis de conduire, qu’il avait fait des efforts pour maintenir son statut de résident temporaire et qu’il n’avait jamais demandé l’aide sociale, et, d’autre part, aux liens que le demandeur avait établis au Canada, liens dont la profondeur, de l’avis de l’agent, avait été étayée par bien peu d’information.

[8] L’essentiel de la décision portait sur les difficultés. L’agent a été convaincu que le demandeur passait le gros de son temps à s’occuper de son père et à l’accompagner à des rendez-vous, à l’église et à des services communautaires. L’agent a aussi été convaincu que le demandeur rendait visite à son père à l’hôpital, mais a conclu que l’étendue de ses efforts était largement inconnue et n’a accordé à ce facteur qu’un certain poids favorable, précisant que les lettres fournies par des professionnels de la santé qui attestaient le soutien requis par le père du demandeur n’expliquaient pas spécifiquement de quelle manière le deuxième répondait aux besoins du premier.

[9] L’agent s’est penché sur les difficultés auxquelles le demandeur ferait face s’il était obligé de retourner en Inde, et a noté qu’elles seraient limitées, faisant état d’un retour précédent dans son pays après avoir résidé au Royaume-Uni, ainsi que de sa connaissance de l’Inde et de ses liens avec ce pays, du café qu’il y possède et de ses études.

[10] Dans le même ordre d’idées, l’agent a conclu que les éléments de preuve relatifs aux difficultés auxquelles le père ferait face étaient insuffisants, soulignant que, selon la prépondérance des probabilités, il n’avait pas été possible d’établir i) son état de santé après mars 2019, vu les documents obsolètes et imprécis fournis; ii) ses besoins sociaux et/ou médicaux; et iii) le degré de l’aide fournie par le demandeur par rapport à des fournisseurs de services sociaux ou des membres de la collectivité, puisque certains éléments de preuve donnaient à entendre que la communauté avait offert, et continuerait d’offrir, de l’aide. En terminant, l’agent a indiqué que le demandeur serait en mesure de maintenir, à distance, sa relation avec son père au moyen d’outils de communication technologiques.

[11] L’agent a en outre conclu que la lettre d’octobre 2018 du psychiatre du père avait une faible valeur probante pour ce qui est de déterminer quel était son état de santé mentale ou le traitement nécessaire après la rédaction de cette lettre. L’agent a conclu que la relation de longue date entre le père et le psychiatre était un facteur favorable, mais il a jugé que les problèmes suivants réduisaient considérablement la valeur probante de la lettre : cette dernière n’indiquait pas à quelle fréquence le père avait rencontré le psychiatre depuis 2004; elle ne précisait pas ce qu’impliquait la relation thérapeutique; le nom du médecin ayant fait l’aiguillage n’était pas mentionné; la date à laquelle le père avait passé l’évaluation globale de fonctionnement n’était pas indiquée; il n’était pas précisé en quoi avait consisté l’évaluation de 2018, quelle avait été la durée de celle-ci ou si un interprète était présent.

[12] En outre, l’agent a fait remarquer que, dans sa lettre, le psychiatre dresse une liste de diagnostics touchant à la santé mentale et physique du père, alors qu’il n’est pas autorisé à poser des diagnostics médicaux. Il n’explique pas non plus comment ou quand il est parvenu à ses diagnostics psychiatriques. L’agent a également souligné que la lettre semblait inexacte en ce qui concerne le soutien social à la disposition du père, puisqu’il y était indiqué qu’un tel soutien n’existait pas. Relativement au plan de traitement dont il est question dans la lettre, l’agent a conclu qu’il était difficile de savoir, d’une part, si la liste énumérait des traitements en cours ou des recommandations et, d’autre part, si le père avait commencé ou poursuivi l’un ou l’autre des traitements indiqués depuis la rédaction de la lettre.

[13] En définitive, toutefois, l’agent a accordé une certaine valeur favorable aux problèmes qu’avait eus la famille du demandeur par le passé avec des demandes de résidence permanente, mais il a conclu qu’il devait faire preuve de retenue à l’égard des lois canadiennes en matière d’immigration, soulignant que le demandeur pourrait revenir au Canada en qualité de visiteur du fait de son statut de résident temporaire, ou qu’il pourrait présenter une nouvelle demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

IV. Les questions en litige et analyse

[14] Les parties conviennent que le rejet de la demande par l’agent doit être examiné selon la norme de la décision raisonnable. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). Elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99).

[15] Premièrement, le demandeur soutient que la décision de l’agent n’était pas raisonnable en raison d’erreurs commises dans l’appréciation des difficultés, et des conséquences exceptionnellement sévères découlant de l’application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement.

[16] Deuxièmement, le demandeur fait valoir que l’appréciation, par l’agent, de la preuve pertinente était déraisonnable de plusieurs façons, notamment : i) l’agent a écarté des éléments de preuve au motif qu’ils ne provenaient pas de parties désintéressées; ii) l’agent a, à tort, accordé une faible valeur probante à la lettre fournie par le psychiatre du père; iii) l’agent a conclu que l’ampleur des efforts du demandeur pour s’occuper de son père était largement inconnue, ne tenant ainsi pas compte de la preuve sous serment disant le contraire; et iv) l’agent n’a pas tenu compte de la preuve en matière de sciences sociales, au sujet de l’importance du soutien familial pour les personnes âgées.

[17] Le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable, car aucune erreur n’a été commise dans l’appréciation des éléments de preuve relatifs aux difficultés, au traitement de demandes d’immigration antérieures, ou encore au poids accordé à la preuve en matière de sciences sociales et aux affidavits. Le défendeur soutient que l’agent est fondé à accorder une faible valeur probante à des affidavits souscrits par un témoin ayant un intérêt personnel quant à l’issue. En somme, d’après le défendeur, la Cour ne devrait pas apprécier à nouveau la preuve.

[18] Si le défendeur a raison de dire que le rôle de la Cour ne consiste pas à apprécier à nouveau la preuve, précisons quand même que la décision était entachée d’un vice fatal, car, comme je l’explique ci‑après, l’agent n’a pas tenu compte de l’important argument sur les conséquences de l’alinéa 117(9)d) du Règlement et n’a pas traité la preuve de manière appropriée.

(i) L’agent n’a pas analysé les arguments relatifs à l’alinéa 117(9)d) du Règlement

[19] Tout d’abord, je conviens avec le demandeur que les observations qu’il avait présentées au sujet de l’alinéa 117(9)d) du Règlement n’ont pas été véritablement analysées par l’agent dans ses motifs. Aux paragraphes 127 et 128 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné que les principes de justification et de transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent véritablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties, car, autrement, il y a lieu de se demander « [si le décideur] était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise ».

[20] En l’espèce, les difficultés qu’entraîne l’application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement, comme il est précisé plus haut, étaient l’un des principaux problèmes soulevés par le demandeur dans les observations qu’il a présentées à l’agent au sujet de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur a présenté des éléments de preuve et témoigné au sujet de ce qui suit :

(i) sa famille était séparée depuis les années 1990;

(ii) les conséquences exagérément disproportionnées pour le demandeur et son père découlant du fait que ce dernier n’avait pas déclaré ses liens familiaux dans les années 1990;

(iii) les répercussions que le demandeur continue de subir, encore qu’il était mineur à l’époque et qu’il n’était pas responsable du défaut de se conformer à l’obligation de déclaration;

(iv) l’objet de l’alinéa 117(9)d) du Règlement a été servi, étant donné les nombreuses années pendant lesquelles la famille a été séparée, et le fait qu’elle soit encore séparée ne contribuerait guère à la réalisation de l’objectif de la disposition, à savoir encourager la déclaration complète.

[21] Plutôt que d’analyser les longues observations de fond de l’avocat, lesquelles étaient au cœur de la demande du demandeur, l’agent a simplement indiqué qu’il avait fait preuve de [traduction] « retenue à l’égard des lois du Canada ».

[22] Les circonstances particulières évoquées — outre la longue liste de problèmes de santé du père, qui empirent, comme le diabète, la maladie du rein en phase terminale, une sérieuse crise cardiaque, la dialyse trois fois par semaine, la colostomie et les problèmes de santé mentale — comprenaient la période de séparation indûment longue qu’a dû supporter la famille. Le père était seul au Canada depuis près de 30 ans, et a passé tout ce temps loin de sa femme, morte récemment, de deux autres enfants et de leur famille, restés en Inde. Le demandeur, le seul de sa fratrie qui était célibataire et sans enfant, était donc le seul membre de la famille directe qui pouvait rester au Canada afin de s’occuper du père, à la dernière étape de sa vie.

[23] Par conséquent, que l’agent se soit contenté de dire qu’il devait faire preuve de retenue à l’égard des lois du Canada ne constitue pas une réponse adéquate aux difficultés découlant de l’empêchement permanent créé par l’alinéa 117(9)d), et au facteur clé sur lequel s’appuyait la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme il est précisé au paragraphe 11 de la décision Subar v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 340, si l’impasse est faite sur des éléments, en particulier d’importants facteurs d’ordre humanitaire, la mise en équilibre sera nécessairement bancale, car ces lacunes dans les motifs empêchent la Cour de savoir si l’agent aurait accordé un poids favorable, défavorable ou neutre à l’argument, l’eut-il correctement examiné (voir aussi Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 341 au para 14).

[24] De plus, la remarque de l’agent sur le fait qu’il devait faire preuve de retenue à l’égard des lois du Canada porte à croire qu’il a une très mauvaise compréhension de son rôle en ce qui concerne l’appréciation d’une demande relative au paragraphe 25(1) de la LIPR, qui ne consiste pas simplement à respecter l’application habituelle de la loi, mais aussi à établir si des considérations d’ordre humanitaire justifient une exception souple et sensible à celle‑ci (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 19).

[25] D’abord et avant tout, la raison d’être de l’exception pour considérations d’ordre humanitaire est de surmonter un manquement ou tout obstacle découlant des règles d’immigration, en offrant une mesure à vocation équitable qui serait « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy au para 21, qui cite la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 à la p 364).

[26] En l’espèce, le demandeur a invoqué des considérations d’ordre humanitaire, mais l’agent n’en a tout simplement pas tenu compte, énonçant plutôt la nécessité de faire preuve de retenue à l’égard de la loi, ce qui, une fois de plus, comprend une exception prévue au paragraphe 25(1) de la Loi. Il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard de l’agent lorsqu’il rend cette décision hautement discrétionnaire, mais pas au point de ne pas apprécier tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance (Kanthasamy, au para 25).

[27] En résumé, n’ayant pas analysé l’ensemble des conséquences exceptionnellement sévères que le demandeur et son père souffrant avaient subies et continueraient de subir du fait de l’application du Règlement, le raisonnement de l’agent n’affiche pas le degré exigé de justification, d’intelligibilité et de transparence au titre de la norme du caractère raisonnable. L’agent n’a pas réussi à « s’attaquer de façon significative » à la question centrale qu’était celle des difficultés disproportionnées découlant de l’application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement, ce qui mène à se demander si le décideur était effectivement attentif à cette question (Vavilov, aux para 100 et 128).

(ii) L’appréciation de la preuve par l’agent était déraisonnable

[28] Je conviens en outre avec le demandeur que l’appréciation de la preuve, par l’agent, était déraisonnable sur plusieurs points relatifs aux besoins du père et à la nature des soins donnés.

[29] Premièrement, il n’était pas raisonnable pour l’agent de conclure que l’étendue des efforts déployés par le demandeur pour s’occuper de son père était largement inconnue. En effet, pour étayer sa conclusion, l’agent ne s’est appuyé que sur les lettres de professionnels de la santé qui figuraient au dossier.

[30] Les lettres de professionnels de la santé, comme on pourrait s’y attendre, contenaient des renseignements sur l’état de santé du père, notamment des diagnostics et des pronostics, ainsi que le plan de traitement. Toutefois, l’agent n’explique pas pourquoi ni en quoi, en particulier en l’absence d’un médecin traitant, on se serait attendu à ce que les lettres fournissent aussi des détails sur les efforts déployés par un membre de la famille pour s’occuper d’un parent âgé, surtout dans l’intimité de leur demeure.

[31] Plus important encore, dans sa conclusion, l’agent n’a pas tenu compte des détails que le demandeur et son père avaient fournis, dans leurs déclarations sous serment respectives, au sujet de l’étendue des soins que le premier donnait au deuxième. Il n’a pas expliqué pourquoi il doutait de cette preuve sous serment ou pourquoi il n’en avait pas tenu compte, ni pourquoi il s’était plutôt appuyé exclusivement sur les lettres de médecins, lettres qu’il a utilisées comme une arme à double tranchant pour affaiblir davantage la position du demandeur.

[32] Si l’agent jugeait que la preuve sous serment — dans laquelle le demandeur et son père détaillaient les efforts déployés par le premier pour s’occuper du deuxième ainsi que les besoins du père — manquait de valeur probante, il aurait dû expliquer pourquoi. Le demandeur et son père auraient alors pu avoir l’occasion de répondre à toute préoccupation de l’agent sur la crédibilité ou sur un autre sujet, que ce soit par écrit ou en personne. Or, l’agent n’a pas remis en question la crédibilité de ces déclarations sous serment; il ne s’est même pas penché sur le contenu de ces documents. Autrement dit, la décision était dépourvue d’explications ou de justifications à l’égard de ces déclarations.

[33] L’agent a plutôt indiqué que la déclaration sous serment du demandeur et la preuve à l’appui du père étaient [traduction] « insuffisantes, étant donné la facilité avec laquelle il est possible d’obtenir une preuve à l’appui de professionnels qui sont des parties désintéressées ». Comme je l’explique plus loin, cette conclusion est en soi déraisonnable. Elle l’est même doublement, en ce sens que la preuve sous serment, corroborée, contenait précisément les renseignements que l’agent a reproché aux professionnels de la santé d’avoir omis. En d’autres mots, l’agent s’est servi d’une conclusion déraisonnable pour en justifier une autre.

[34] Deuxièmement, l’agent a déraisonnablement reproché le fait que la lettre du psychiatre contenait des diagnostics relatifs tant à la santé physique qu’à la santé mentale. Pour tirer cette conclusion, l’agent s’est appuyé sur la conviction non étayée qu’un psychiatre n’est pas autorisé à poser des diagnostics médicaux. Il s’agit là d’une justification incohérente pour expliquer le fait qu’il a accordé une faible valeur probante à la lettre. En effet, rien dans la preuve n’indique que le psychiatre qui suit le père depuis 2004 n’est pas un médecin spécialiste autorisé ayant un accès complet aux antécédents médicaux de son patient. Le psychiatre est donc parfaitement qualifié pour énumérer les différents diagnostics du père, qu’ils soient physiques ou psychiatriques. En effet, on peut supposer que ces diagnostics seraient des plus pertinents pour les besoins des décisions du psychiatre concernant la prescription de médicaments, et son plan de traitement en général. Le psychiatre a énuméré, avec précision, les différents diagnostics psychiatriques pour lesquels il avait suivi le père pendant une longue période, ainsi que tous les médicaments qu’il lui avait prescrits.

[35] L’agent a également établi un critère arbitraire pour accorder une valeur probante favorable à une lettre d’un professionnel de la santé, en contestant le fait qu’il n’y était pas précisé de quelle manière les diagnostics avaient été posés, à quelle fréquence le patient avait vu le psychiatre depuis 2004, ce qu’impliquait la relation thérapeutique, quel était le nom du médecin traitant il y a près de 20 ans, quelle était la date de l’évaluation globale de fonctionnement, ou de quelle façon l’évaluation de 2018 avait été menée (méthodes, durée et langue). L’agent n’a pas expliqué pourquoi il était raisonnable de s’attendre à ce que de tels renseignements superflus figurent dans la lettre ni pourquoi leur absence rendait le reste de la lettre vague ou imprécis, ou réduisait d’une manière ou d’une autre la valeur probante du contenu de cette lettre.

[36] Sans expliquer pourquoi tel ou tel détail était important ou nécessaire, et devait donc être inclus, l’agent n’avait pas le loisir de retenir seulement les renseignements qu’il aurait aimé voir dans la lettre et ne pouvait affirmer par la suite que cette dernière était vague du fait de l’absence de ces renseignements. En agissant ainsi, l’agent a déraisonnablement choisi de n’accorder aucun poids aux éléments de preuve qui corroboraient pourtant des aspects importants du récit du demandeur, au motif que ces éléments ne contenaient pas certains détails qu’il aurait aimé voir. La Cour a régulièrement critiqué cette façon de faire (voir Mohammadpour v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 759 au para 40, qui cite Belek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 205 aux para 21-22, et Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 au para 27). L’agent n’ayant pas fourni la justification exigée, son traitement de la lettre du psychiatre est déraisonnable.

[37] Troisièmement, je suis d’accord avec le demandeur sur le fait qu’il n’était pas raisonnable, de la part de l’agent, d’accorder une faible valeur probante aux affidavits du demandeur et de son père, au motif que ces éléments de preuve ne provenaient pas de parties désintéressées. La Cour a jugé, dans différents contextes, qu’il était déraisonnable pour un agent de rejeter des éléments de preuve au seul motif qu’ils provenaient d’une source non neutre comme un membre de la famille (voir, par exemple, Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1081 au para 18).

[38] La conclusion de l’agent est d’autant plus déraisonnable que les déclarations sous serment du demandeur et de son père étaient bel et bien corroborées, en partie, par le type même de parties désintéressées auquel l’agent faisait référence, à savoir le psychiatre du père, ainsi que par de nombreuses autres lettres de membres de la communauté encore moins liés à la situation (des membres de leur église, dont le pasteur qui a rédigé deux lettres). Je remarque également une lettre d’un néphrologue de Sunnybrook, rédigée après la crise cardiaque du père en mars 2019, dans laquelle il est précisé que son [traduction] « état de santé demeure extrêmement complexe », ce qui appuie la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que le demandeur a présentée pour s’occuper de son père.

[39] Enfin, au sujet des lettres de membres de la communauté qui ont aidé le demandeur par le passé et qui corroborent les commentaires des médecins quant aux besoins du père et à l’absence de famille au Canada, l’agent n’a pas abordé la preuve en matière de sciences sociales que le demandeur avait présentée pour montrer les bénéfices des soins donnés par la famille, plutôt que par des étrangers ou des personnes qui ne sont pas de la famille, ou, comme le dit l’agent, [traduction] le « réseau de soutien [du père], y compris le membre de la famille qui n’est pas nommé et avec qui le demandeur et lui habitent ». En soi, cette déclaration n’est pas transparente, puisque la preuve montre que le demandeur habite dans un appartement avec son fils. En ce qui concerne la question, plus vaste, de la preuve en matière de sciences sociales, comme pour toute autre preuve, l’agent aurait pu choisir de l’écarter et de ne lui accorder aucun poids, ou encore de mettre en doute sa pertinence, mais il était déraisonnable de ne pas du tout en faire mention (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF F‑66 au para 17).

[40] Ayant tenu compte de tout ce qui précède, je suis d’avis que l’analyse de la preuve par l’agent était déraisonnable à plusieurs égards. Puisque la décision est très loin de respecter le critère établi pour la norme de la décision raisonnable — elle manque de transparence, de justification et d’intelligibilité — je conclus qu’elle ne peut résister à un contrôle judiciaire.

V. Conclusion

[41] Compte tenu du fait que l’agent n’a pas analysé l’objet principal de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que le demandeur a présentée, et des occasions répétées où il a effectué une appréciation déraisonnable de la preuve, la décision ne peut être considérée comme étant raisonnable au regard des faits ou du droit. Par conséquent, elle sera envoyée à un autre agent pour nouvel examen.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4206-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un nouvel agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’a été soumise aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


Annexe A – Dispositions applicables

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001 c 27

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227

Immigration and Refugee Protection Regulations, SOR/2002-227

Regroupement familial

Family Class

116 Pour l’application du paragraphe 12(1) de la Loi, la catégorie du regroupement familial est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

116 For the purposes of subsection 12(1) of the Act, the family class is hereby prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of the requirements of this Division.

117 (1) Appartiennent à la catégorie du regroupement familial du fait de la relation qu’ils ont avec le répondant les étrangers suivants :

117 (1) A foreign national is a member of the family class if, with respect to a sponsor, the foreign national is

[…]

[…]

b) ses enfants à charge;

(b) a dependent child of the sponsor;

 

[…]

[…]

Restrictions

Excluded relationships

117(9) Ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial du fait de leur relation avec le répondant les personnes suivantes :

117(9) A foreign national shall not be considered a member of the family class by virtue of their relationship to a sponsor if:

[…]

[…]

d) sous réserve du paragraphe (10), dans le cas où le répondant est devenu résident permanent à la suite d’une demande à cet effet, l’étranger qui, à l’époque où cette demande a été faite, était un membre de la famille du répondant n’accompagnant pas ce dernier et n’a pas fait l’objet d’un contrôle.

(d) subject to subsection (10), the sponsor previously made an application for permanent residence and became a permanent resident and, at the time of that application, the foreign national was a non-accompanying family member of the sponsor and was not examined.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4206-20

 

INTITULÉ :

HEERA LAL KASHYAP c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 27 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Steven Blakey

 

Pour le demandeur

 

Ada Mok

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Steven Blakey

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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