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Date : 20220629


Dossier : T-1714-21

Référence : 2022 CF 970

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

SIDNEY CHAMBAUD, GORDON PASTION, GERRY PASTION, CHRISTOPHER YAKINNEAH, JOSEPH (BERNARD) BEAULIEU, RAYMOND HOOKA-NOOZ, THOMAS AHKIMNACHIE, RALLY PASTION, ROBERT TSONCHOKE EN LEUR PROPRE NOM ET AU NOM DE LA PREMIÈRE NATION DE DENE THA’

demandeurs

et

LE CONSEIL DE LA BANDE DE DENE THA’, LE CHEF JAMES AHNASSAY, LE CONSEILLER CHARLIE CHAMBAUD, LE CONSEILLER ANDREW BEAULIEU, LE CONSEILLER GABBRIEL DIDZENA, LE CONSEILLER SHANE PROVIDENCE, LE CONSEILLER STEPHEN DIDZENA, LA CONSEILLÈRE ANDREA GODIN, LE CONSEILLER JEFF CHONKOLAY, LE CONSEILLER FABIAN CHONKOLAY ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision prise par le conseil de la bande de Dene Tha’ [le conseil] afin de proroger le mandat du chef et du conseil en raison de la pandémie de COVID-19 et en application des dispositions législatives afférentes. Il s’agit plus précisément des dispositions du Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies) DORS/2020-84 [le Règlement] et de l’article 267 de la Loi no 1 d’exécution du budget de 2021, LC 2021, c 23 [la LEB].

Le contexte

[2] Les demandeurs en l’espèce sont des membres de la Première Nation de Dene Tha’ [la PNDT]. Les défendeurs sont le chef et le conseil de la PNDT [collectivement désignés « le chef et le conseil » ou les « défendeurs »] ainsi que le procureur général du Canada [le PGC].

[3] La PNDT choisit son conseil en suivant la coutume de la bande (Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, art 2(1), partie d) de la définition d’un « conseil de bande ») et, en 1993, a adopté le Dene Tha’ First Nation Election Regulations 1993 [le règlement électoral de la PNDT]. Le règlement électoral de la PNDT exige la tenue d’élections générales au moins tous les quatre ans, mais une élection peut être déclenchée en tout temps par suite du vote de la majorité des membres du conseil à cette fin.

[4] La PNDT a tenu sa dernière élection au poste de chef le 17 octobre 2017 et, aux postes de conseillers, le 30 octobre 2017. Selon le règlement électoral de la PNDT, les élections suivantes auraient dû se dérouler au plus tard le 17 octobre 2021 et le 30 octobre 2021, respectivement. Le 8 avril 2020, la gouverneure en conseil a pris le Règlement et, dans le préambule de ce texte, elle était d’avis que le Canada est aux prises avec l’apparition d’une maladie transmissible, la COVID-19, dont l’introduction et la propagation présentent un danger grave et imminent pour la santé publique. En outre, elle y soulignait que certaines Premières Nations avaient déjà amorcé le processus d’élection de leur chef et de leurs conseillers ou étaient sur le point de le faire, que certaines Premières Nations avaient déjà annulé ou reporté des élections afin d’éviter l’introduction ou la propagation de la COVID-19 et que certaines Premières Nations n’avaient pas de conseil en place ou n’en auraient pas à l’expiration du mandat du chef et des conseillers. Par conséquent, pour assurer la continuité de la gouvernance des Premières Nations durant l’éclosion et la propagation de la COVID-19, la gouverneure en conseil a pris le Règlement en vertu de l’article 73 et du paragraphe 76(1) de la Loi sur les Indiens et de l’article 41 de la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5.

[5] Le Règlement portait sur les élections qui se déroulent sous le régime de la Loi sur les Indiens et de la Loi sur les élections au sein de premières nations de même que sur les élections coutumières. Étant donné que la PNDT suit la coutume pour ce qui est de la tenue de ses élections, elle serait régie par le paragraphe 4(1) du Règlement :

4(1) Le conseil d’une première nation dont le chef et les conseillers sont choisis selon la coutume de celle-ci peut proroger le mandat du chef et des conseillers si la prorogation est nécessaire pour la prophylaxie de maladies dans la réserve, même si cette coutume est silencieuse à l’égard d’une telle situation.

[6] L’article 8 du Règlement énonce que ces dispositions sont abrogées le 8 octobre 2021; à l’origine, le Règlement devait être abrogé le 8 avril 2021, à la date du premier anniversaire de son entrée en vigueur, mais son application a été prolongée jusqu’au 8 octobre 2021 en vertu de l’article 5 du Règlement modifiant le Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies) DORS/2021-78) [le règlement modificatif].

[7] Avant d’être abrogé, le Règlement avait été contesté dans l’affaire Bertrand c Première nation Acho Dene Koe, 2021 CF 287 [Bertrand]. Dans la décision Bertrand, le juge Grammond a conclu que l’affaire dont il était saisi était devenue sans objet parce qu’une élection avait été convoquée. Cependant, il a choisi d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de statuer sur le fond, pour conclure en fin de compte que l’article 4 du Règlement outrepassait le pouvoir conféré par sa disposition habilitante, soit l’alinéa 73(1)f) de la Loi sur les Indiens. Le juge Grammond a suspendu sa déclaration de nullité du 1er avril 2021 pendant 60 jours à compter de la date de son jugement.

[8] Le PGC a déposé un avis d’appel de cette décision le 9 avril 2021, mais s’est désisté de son appel le 21 juillet 2021.

[9] La LEB a reçu la sanction royale le 29 juin 2021. Le PGC soutient que l’article 267 de la LEB a corrigé le problème lié à la validité du Règlement soulevé dans Bertrand du fait qu’il prévoit le transfert direct d’un pouvoir constitutionnel par le Parlement, qu’il habilite la prise du Règlement et que celui-ci est réputé avoir été valablement pris le 8 avril 2020. Autrement dit, l’article 267 de la LEB est une disposition déclarative (voir Régie des rentes du Québec c Canada Bread Company Ltd, 2013 CSC 46 aux para 26-29).

[10] Selon l’article 267 de la LEB, le Règlement et le règlement modificatif sont réputés avoir été valablement pris :

267 Le Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), pris le 7 avril 2020 et portant le numéro d’enregistrement DORS/‍2020-84, et le Règlement modifiant le Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), pris le 8 avril 2021 et portant le numéro d’enregistrement DORS/‍2021-78, sont réputés avoir été valablement pris, et les actes accomplis sous leur régime depuis le 8 avril 2020, ainsi que les conséquences découlant de ces règlements depuis cette date, sont réputés s’appliquer comme s’ils avaient été ainsi pris.

[11] Le 7 octobre 2021 ou autour de cette date, le chef et le conseil de la PNDT ont adopté la résolution du conseil no 2021-2022-027 [la résolution], qui a prolongé la durée du mandat des membres du conseil. C’est cette décision [la décision] qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[12] Le 8 octobre 2021, le Règlement a été abrogé suivant son propre libellé.

La décision faisant l’objet du contrôle

La résolution est libellée comme suit :

[Traduction]

ATTENDU que la Première nation Dene Tha’ (la PNDT) existe depuis des temps immémoriaux.

ATTENDU que les membres de la PNDT se gouvernent eux-mêmes depuis des temps immémoriaux, notamment depuis l’arrivée des premiers colons.

ATTENDU que le Canada, l’Alberta et la PNDT ont été frappés par la pandémie de COVID-19 et que la PNDT, en tant que Première Nation, a été aux prises avec des cas extrêmes de la maladie tandis que le nombre de ses membres vaccinés demeure faible.

ATTENDU que le ministère des Services aux Autochtones Canada (anciennement le MAINC ou le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada) a élaboré, afin d’atténuer les risques pour la santé publique associés aux élections, le Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), qui permet aux bandes au sens de la Loi sur les Indiens, aux Premières Nations qui élisent leurs chefs et leurs conseils et à celles visées par la Loi sur les Indiens ou la nouvelle Loi sur les élections au sein de premières nations de reporter leurs élections pendant deux périodes de six mois.

ATTENDU que le code électoral de la PNDT ne mentionne pas le report des élections au-delà de la période de quatre ans et n’envisage pas la possibilité d’une pandémie ou d’une catastrophe.

ATTENDU que la PNDT et l’Alberta traversent actuellement la « quatrième vague » de la pandémie de COVID-19.

ATTENDU que le ministère des Services aux Autochtones Canada a laissé entendre qu’il respecterait et reconnaîtrait la prorogation du mandat actuel des dirigeants de la PNDT jusqu’à un an, ce qui comprenait le fait de proroger les accords de financement et de continuer de reconnaître les dirigeants élus actuels jusqu’à la prochaine élection.

IL EST RÉSOLU CE QUI SUIT :

1. La PNDT prorogera le mandat actuel d’octobre 2021 à juin 2022 (ce qui correspond à la prorogation d’au plus un an permise) ou jusqu’à ce qu’au moins 80 % des membres de la population soient doublement vaccinés. En ce moment, 41 % des membres de la PNDT ont reçu leur deuxième dose du vaccin.

Réparation demandée

[13] Dans leur avis de demande, les demandeurs précisent que le contrôle vise la décision et qu’ils sollicitent la réparation suivante :

  • a)Une ordonnance de certiorari ou une déclaration annulant la décision et renvoyant la décision pour un nouvel examen conformément aux instructions de la Cour;

  • b)Une ordonnance de la nature d’un mandamus obligeant le chef et le conseil à respecter sans délai leur obligation de convoquer une élection conformément au Règlement électoral de la PNDT de 1993;

  • c)Une déclaration suivant laquelle :

i. la décision a été prise sans la compétence requise, était déraisonnable, inéquitable et/ou par ailleurs illégale;

ii. la décision n’était pas compatible avec le droit de vote accordé aux demandeurs à l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés en vue d’élire le chef et le conseil de leur Première Nation et/ou portait atteinte à ce droit;

iii. le procureur général du Canada a outrepassé son pouvoir en légiférant au sujet des élections coutumières des Dene Tha’, lesquelles ne sont pas assujetties à la Loi sur les Indiens ni à une attribution de compétence quelconque;

iv. l’article 267 de la Loi no 1 d’exécution du budget de 2021, LC 2021, c 23 ne valide pas rétroactivement, ni d’aucune autre façon, l’article 4 du Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), DORS/2020-84 (le règlement fédéral);

v. subsidiairement, s’il valide l’article 4 du règlement fédéral, l’article 267 est invalide pour les raisons qui suivent :

  1. il est incompatible avec la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, LC 2021, c 14, notamment les articles 19 et 46 de l’annexe 2;

  2. il porte atteinte au principe de la primauté du droit dont il est question à l’article 96 [sic] de la Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, et/ou tente d’éliminer le droit à un contrôle judiciaire garanti par la Constitution;

  3. il empiète sur le droit collectif à l’autonomie gouvernementale des membres Dene Tha’ énoncé à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi sur le Canada (R-U), 1982, c 11, empiétement qui n’est pas justifiable;

  • d)Une ordonnance de quo warranto dépossédant le chef et les conseillers Dene Tha' des fonctions auxquelles ils ont été élus à compter du 31 octobre 2021;

  • e)Une ordonnance provisoire destinée à empêcher les défendeurs d’agir pour le compte de la Première Nation et/ou à accélérer les échéances afin que la réparation demandée puisse être mise en application;

  • f)Une ordonnance visant les fins suivantes :

  • g)Toute autre réparation jugée appropriée.

i. la constitution d’une provision pour frais par la PNDT et/ou le procureur général du Canada;

ii. subsidiairement, l’adjudication des dépens à l’encontre des défendeurs sur la base avocat-client et/ou entre parties suivant l’issue de la cause;

[14] Les demandeurs ont également déposé un avis de question constitutionnelle, où ils soulignent qu’ils ont l’intention de remettre en question la validité constitutionnelle de l’article 267 de la LEB, plus particulièrement comme suit :

[traduction]

1. Les demandeurs sollicitent une déclaration au titre du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 portant que l’article 267 constitue une atteinte à leurs droits protégés par l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et que cette atteinte ne se justifie pas au regard de l’article premier de la Charte, ce qui rend l’article 267 inopérant.

2. Les demandeurs sollicitent une déclaration au titre du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 portant que l’article 267 constitue une atteinte injustifiée à leurs droits protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, notamment le droit à l’autonomie gouvernementale visé à l’article 24 et le droit de déterminer le mode de sélection des dirigeants, ce qui rend l’article 267 inopérant.

3. Les demandeurs sollicitent une déclaration au titre du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 portant que l’article 267 constitue une atteinte à leur droit d’accès à la justice en énonçant que des décisions sont réputées valides et qu’il est donc incompatible avec le principe de la primauté du droit visé à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui le rend inopérant.

Les questions en litige

[15] Après avoir passé en revue les observations des parties, je suis d’avis que trois questions préliminaires se posent. Ce sont les suivantes :

  1. Est-il approprié que les discussions de conciliation soient communiquées à la Cour?

  2. Les demandeurs peuvent-ils agir en qualité de représentants?

  3. La présente affaire a-t-elle un caractère théorique et, le cas échéant, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’entendre sur le fond?

[16] Les questions au sujet du bien-fondé peuvent être énoncées comme suit :

  1. La décision était-elle autorisée par la coutume, le Règlement ou la LEB?

  2. La décision était-elle raisonnable?

  3. La décision a-t-elle été prise d’une manière contraire à l’équité procédurale?

  4. Si la décision était autorisée par le Règlement et la LEB, et qu’elle était aussi raisonnable et conforme à l’équité procédurale, l’article 267 est-il inconstitutionnel?

Les questions préliminaires

i. Discussions de conciliation

[17] Le conseil de la PNDT s’oppose à la mention des discussions de conciliation par les demandeurs dans leur mémoire des faits et du droit ainsi que dans l’affidavit de Sidney Chambaud, fait sous serment le 21 décembre 2021, auquel est jointe en tant que pièce « sous toutes réserves » la correspondance entre les avocats des demandeurs et les avocats du chef et du conseil de la PNDT.

[18] Selon l’article 422 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), aucune communication concernant une offre de règlement ou une offre de contribution ne peut être faite à la Cour, sauf dans certaines circonstances, tant que les questions relatives à la responsabilité et à la réparation à accorder, sauf les dépens, n’ont pas été tranchées. Entre en jeu également la protection offerte par la common law, soit le privilège relatif aux règlements (voir Thibodeau c Administration de l’Aéroport international d’Halifax, 2018 CF 223 aux para 24-26, 33-35; Union Carbide Canada Inc c Bombardier Inc., 2014 CSC 35 aux para 31, 34). Je conviens avec le chef et le conseil qu’aucune offre de règlement n’aurait dû être mentionnée par les demandeurs dans leurs observations sur le fond et, par conséquent, je n’en tiendrai pas compte.

[19] Si les demandeurs souhaitaient aborder la question des dépens dans leurs observations, il aurait mieux valu l’examiner de façon distincte une fois que la Cour aurait statué sur le fond de l’affaire (Voltage Pictures, LLC c Salna, 2017 CAF 221 au para 18 (autorisation du pourvoi refusé (9 août 2018, Doc No. 37914, 2018 CarswellNat 4120 (CSC)).

ii. Qualité de représentant

[20] Les demandeurs sollicitent dans leur mémoire l’autorisation d’agir à titre de représentants en vertu de l’article 114 des Règles. Cette demande se fonde sur une pétition qui aurait été signée par 307 électeurs admissibles, ce qui représenterait selon les demandeurs environ 44 % des 693 membres de la PNDT ayant voté à la dernière élection au poste de chef, en 2017.

[21] Je constate cependant que, même si elle fait référence à la décision, la pétition sert simplement à réclamer la tenue d’une élection le plus tôt possible. Elle ne mentionne aucune demande de contrôle judiciaire de la décision et n’autorise pas les demandeurs à agir au nom des signataires de la pétition, que ce soit pour présenter et défendre une demande de contrôle judiciaire ou autrement. Fait important, la pétition ne fait pas état non plus d’une contestation de la constitutionnalité de l’article 267 de la LEB. Bien qu’il soit possible pour un groupe autochtone d’autoriser un particulier ou une organisation à le représenter pour faire valoir ses droits visés à l’article 35, les personnes qui s’autoproclament représentants ne seront pas autorisées à revendiquer des droits ancestraux collectifs au nom d’une communauté autochtone (Enge c Canada (Affaires autochtones et du Nord), 2017 CF 932 au para 98; voir également Ross River Dena Council v The Attorney General of Canada, 2009 YKSC 38 au para 26, [2009] YJ No. 55, citant Queackar-Komoyue Nation v British Columbia (AG), 2006 BCSC 1517 au para 35, [2007] 1 CNLR 286).

[22] À mon avis, la pétition ne satisfait pas aux conditions énoncées à l’article 114 des Règles et les demandeurs ne représentent pas la PNDT dans la présente affaire.

iii. Caractère théorique

[23] Le PGC plaide que le conseil de la PNDT a l’intention de tenir une élection en juin 2022 conformément à la décision et que, par conséquent, le contrôle judiciaire sera devenu sans objet lorsque la Cour va s’en saisir, étant donné qu’il n’y aura plus de litige actuel entre les parties. Le PGC évoque l’arrêt Borowski c Canada, [1989] 1 RCS 342 aux para 15,16, 29-42 [Borowski], la décision Fondation David Suzuki c Canada, 2019 CF 411 aux paras 90-98 [Suzuki] et l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 au para 13 [SCFP] à l’appui de sa position.

[24] Le chef et le conseil se reportent également au principe énoncé dans l’arrêt Borowski au sujet du caractère théorique et aux critères que doit appliquer la Cour pour décider si elle exercera son pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire théorique. Ils font valoir que les faits corroborent le caractère théorique de la présente instance et que la Cour ne devrait pas se prononcer sur le fond, établissant une distinction avec la décision Bertrand. Les demandeurs n’ont pas mentionné la question du caractère théorique dans leurs plaidoiries écrites, mais comme nous le verrons plus loin, ils ont soutenu à l’audience devant moi que l’affaire ne devait pas être rejetée en raison de l’absence d’objet et que, quoi qu’il en soit, il y avait lieu pour la Cour de statuer sur le fond.

Analyse

[25] À la page 353 de l’arrêt Borowski (selon l’anglais), la Cour suprême du Canada a défini ainsi la doctrine relative au caractère théorique et son application :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal puisse refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer […]

[26] La Cour suprême a adopté un critère à deux volets.

  1. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique.

  2. Si c’est le cas, le tribunal décide alors s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire.

(Voir aussi Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 [Démocratie en surveillance] au para 10).

[27] Même si une affaire devient théorique lorsqu’elle ne répond pas au critère du « litige actuel », un tribunal peut néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur le fond si les circonstances le justifient. Ce pouvoir discrétionnaire s’articule autour de trois facteurs :

  1. l’absence ou l’existence de débat contradictoire entre les parties;

  2. la question de savoir si le fait de statuer sur la question présente une utilité pratique justifiant d’y consacrer des ressources judiciaires limitées;

  3. le fait que le tribunal, s’il instruit l’affaire, empiéterait sur le rôle du législateur en édictant le droit dans l’abstrait, qui est une fonction réservée au Parlement.

(Borowski, aux pp 358-363 selon l’anglais; SCFP, au para 9; Démocratie en surveillance, au para 13; SCFP, au para 9; Hakizimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CAF 33 au para 20).

[28] Si elle exerce son pouvoir discrétionnaire de statuer sur une affaire sans objet, la Cour doit tenir compte de la mesure dans laquelle chacun des facteurs précités est présent. Il ne s’agit pas d’un processus mécanique, car il se peut que les facteurs ne tendent pas tous vers la même conclusion. L’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement (Borowski, à la p 363 selon l’anglais).

[29] Dans la présente affaire, la décision précise qu’une élection doit se tenir au plus tard en juin 2022.

[30] L’affidavit du chef James Ahnassay, fait sous serment le 7 février 2022, mentionne que le chef et le conseil, afin de tenir une élection en juin 2022 conformément à la décision, et de laisser un délai suffisant pour la préparation des avis de mise en candidature et de scrutin, convoqueraient une élection et nommeraient un président d’élection entre le 4 avril et le 2 mai 2022. La date du scrutin pourrait être devancée si 80 % des membres de la PNDT sont doublement vaccinés.

[31] Avant l’audience portant sur la demande en l’espèce, la Cour a constaté que les observations des défendeurs et du PGC mentionnaient que le conseil de la PNDT avait l’intention de nommer un président d’élection entre le 4 avril et le 4 mai 2022 aux fins d’une élection en juin 2022, de sorte que l’affaire était devenue sans objet. La Cour a sollicité une mise à jour conjointe des parties sur l’état d’avancement de l’élection prévue et, advenant qu’une date de scrutin ait été fixée, elle a enjoint aux demandeurs de faire savoir s’ils avaient l’intention de donner suite à leur demande de contrôle judiciaire.

[32] En guise de réponse, les avocats du chef et du conseil ont présenté un affidavit supplémentaire du chef Ahnassay, fait sous serment le 17 mai 2022, précisant que le chef et le conseil avaient convoqué une élection générale et nommé un président d’élection qui superviserait l’élection du chef et des membres du conseil. Une élection générale au poste de chef devait se dérouler le 8 juin 2022, tandis que l’élection générale visant à pourvoir les postes de conseillers devait se tenir le 22 juin 2022. À ce sujet, le chef Ahnassay a joint à son affidavit en tant que pièce la résolution 2022-2023-006 du conseil de bande, adoptée à la réunion du 3 mai 2022; cette résolution fait état de l’élection à venir, nomme le président d’élection et établit les calendriers de scrutin.

[33] En réponse à l’instruction donnée par le Cour, les demandeurs ont affirmé qu’ils ne considéraient pas que l’affaire était devenue sans objet, sauf pour ce qui était de la demande visant à obtenir un bref de mandamus et une ordonnance de quo warranto; ils ont demandé à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire, citant les décisions Bertrand et McKenzie c Première Nation crie Mikisew, 2020 CF 1184 aux para 52-53 [McKenzie].

[34] Au début de l’audience, j’ai informé les parties que j’entendrais leurs plaidoiries sur le caractère théorique et que je reporterais le prononcé de ma décision sur la question. Je voulais également prendre connaissance de leurs observations sur le bien-fondé de la demande. Toutefois, si je jugeais que l’affaire était théorique et que je décidais de ne pas exercer mon pouvoir discrétionnaire de statuer sur le fond de la demande, je ne rendrais pas de décision sur le bien-fondé de l’affaire.

[35] J’ai conclu que l’affaire est théorique.

[36] Les élections aux postes de chef et de conseillers ont maintenant été convoquées, et je n’ai pas de raison de croire qu’elles n’auront pas eu lieu avant la publication des présents motifs. Par conséquent, le litige qui a donné lieu à la présente demande – le report de l’élection – est devenu purement théorique, ce qui signifie également que la réparation demandée sous la forme d’un bref de mandamus – en vue d’obliger le chef et le conseil à convoquer une élection – n’est plus applicable. De même, l’ordonnance de quo warranto qui est sollicitée – afin de déposséder le chef et le conseil, à compter du 31 octobre 2021, des fonctions qu’ils occupent depuis leur élection – n’est plus d’aucune utilité. Une ordonnance de certiorari ayant pour effet d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire pour nouvelle décision ne sert plus à rien non plus, puisque des élections ont été convoquées. En fait, une telle ordonnance aurait pour seule conséquence de retarder le processus.

[37] En outre, et c’est important de le mentionner, le Règlement a été abrogé le 8 octobre 2021. Le fait que l’article 267 de la LEB soit encore en vigueur – compte tenu de l’abrogation du Règlement et de la convocation d’élections – ne donne pas un souffle nouveau à la décision. Celle-ci est théorique. Autrement dit, même si l’article 267 de la LEB était jugé inconstitutionnel, cela n’aurait aucune incidence sur la décision ou sur les droits des demandeurs en l’espèce.

[38] Lorsqu’ils ont comparu devant moi, les demandeurs se sont reportés à la décision McKenzie (au para 51) pour appuyer leur argument suivant lequel la présente affaire n’est pas théorique puisqu’il reste un litige irrésolu, c’est-à-dire la question de savoir si le chef et le conseil avaient le pouvoir de reporter l’élection. Selon les demandeurs, parce que le chef et le conseil ont soutenu que les règles coutumières leur donnent ce pouvoir en situation d’urgence – comme une pandémie – cet argument pourrait servir à justifier une nouvelle coutume semblable dans l’avenir. À mon avis, le simple fait que le chef et le conseil aient avancé cet argument ne crée pas de coutume. Il m’est difficile aussi de voir comment un argument formulé en réponse à une demande de contrôle judiciaire constituerait un précédent, comme l’affirment les demandeurs. Qui plus est, de toute manière, la question du pouvoir sous-tendant la décision – que ce pouvoir découle de l’article 267 de la LEB, du Règlement ou de la coutume – est devenue théorique puisque les événements ont supplanté la décision. En d’autres termes, les demandeurs ont obtenu l’effet qu’ils souhaitaient en présentant leur demande de contrôle judiciaire, puisque des élections ont été convoquées (voir Apotex c Canada (Santé), 2016 CF 673, aux para 26, 32; Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, au para 17).

[39] Les demandeurs ont aussi plaidé que l’ordonnance de quo warranto était encore justifiée, même s’ils ont répondu à l’instruction donnée par la Cour en indiquant que les demandes de bref de mandamus et d’ordonnance de quo warranto étaient devenues sans objet à cause de la convocation d’une élection. Si j’ai bien compris leur argument, le chef et le conseil devraient être destitués rétroactivement afin d’assurer une plus grande « clarté » à l’élection ultérieure – notamment faire en sorte que les membres du prochain conseil obtiennent un mandat complet de quatre ans.

[40] Je ne suis pas d’accord. Comme je l’ai précisé plus haut, l’ordonnance de quo warranto demandée n’est plus d’aucune utilité. En outre, rien dans les observations des défendeurs ne permet de croire que la durée du mandat du chef et des conseillers de bande qui seront élus serait inférieure à la période prescrite de quatre ans qui commencerait tout de suite après l’élection. Je ne vois pas non plus comment une ordonnance de quo warranto permettrait de « clarifier » la situation.

[41] Je souligne également que le demandeur dans la décision Bertrand a soutenu que le quo warranto reste pertinent, car le fait que le mandat du conseil actuel soit illégal pourrait affecter la validité de ses décisions. Le juge Grammond a rejeté cet argument en raison de l’absence d’une contestation d’une décision précise prise par le conseil actuel et a conclu que les deux recours, l’ordonnance de quo warranto et le bref de mandamus, deviendraient sans objet à la date de la nouvelle élection.

[42] Dans l’affaire en cause ici, la nouvelle élection aura eu lieu avant la publication des présents motifs. Le recours sous forme d’ordonnance de quo warranto est donc sans objet. Je ne vois non plus aucune utilité pratique à ordonner la destitution rétroactive du chef et des conseillers de bande, et les tribunaux d’ailleurs « ne devraient pas accorder de mesures de redressement lorsque celles-ci ne servent à rien » (SCFP, au para 14, citant Vavilov, au para 140; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 55).

[43] Puisque j’ai conclu que l’affaire est théorique, il me reste à décider si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et procéder à une instruction sur le fond. Je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire à cette fin.

[44] Pour ce qui est du premier facteur, un « contexte contradictoire » subsiste, étant donné que toutes les parties ont été représentées à l’audience, que les demandeurs étaient d’avis que l’affaire n’était pas théorique et devrait être tranchée sur le fond, thèse rejetée par les défendeurs et le PGC, et que toutes les parties ont présenté des arguments sur les points en litige comme elles l’auraient fait en l’absence de toute question relative au caractère théorique (Borowski, à la p 363 selon l’anglais; SCFP, au para 10; Démocratie en surveillance, aux para 14-15; Jama c Canada (Procureur général), 2022 CF 37 au para 33).

[45] Le deuxième facteur à prendre en considération pour décider d’instruire ou pas une affaire théorique tient à l’économie des ressources judiciaires. Ce facteur sera respecté si les circonstances spéciales de l’affaire justifient l’utilisation de ressources judiciaires limitées pour parvenir à une solution. L’économie des ressources judiciaires n’empêche pas non plus d’entendre des affaires sans objet dans les cas où la décision de la Cour aura des effets concrets sur les droits des parties, même si elle ne résout pas le différend qui a donné naissance au litige. Il peut être justifié également de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée – autrement dit pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire. Par exemple, il peut s’agir de la validité d’une injonction interlocutoire qui interdisait certains actes de grève, parce que la grève, dans la plupart des cas, aura été réglée avant que l’affaire soit soumise à la Cour et des situations qui soulèvent une question d’importance publique où il faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l’incertitude du droit (Borowski, à la p 361 selon l’anglais).

[46] À mon avis, il n’y a aucune utilité pratique à trancher la présente affaire sur le fond. Même si les demandeurs s’appuient sur Bertrand pour réclamer une issue différente, les circonstances ne sont pas les mêmes en l’espèce.

[47] Dans Bertrand, le juge Grammond a décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur le fond de la demande dont il était saisi même s’il avait conclu qu’elle n’avait plus qu’un caractère théorique. Il a invoqué deux grandes raisons pour le faire : clarifier des questions importantes concernant l’effet de la pandémie de COVID-19 sur les processus électoraux des Premières Nations, à savoir la validité du Règlement et le cadre d’évaluation de l’affirmation par une Première Nation d’un pouvoir coutumier de proroger le mandat de son conseil.

[48] Pour ce qui est de la validité du Règlement, le juge Grammond a précisé qu’elle avait été remise en question dans des ouvrages de doctrine et qu’il n’était pas souhaitable de laisser la question en suspens. Selon lui, ces questions n’appartenaient pas au passé, puisque la pandémie n’était pas terminée. En outre, même si le Règlement était censé expirer le 8 avril 2022, ses effets pouvaient perdurer pendant les six mois suivants, ou peut-être plus longtemps, et le gouverneur en conseil pouvait décider de prolonger sa validité. Sans oublier que, malgré leur importance pour la gouvernance des Premières Nations et le fait que le Règlement était en vigueur depuis près d’un an, ces questions avaient jusqu’à présent échappé à tout examen. Le juge Grammond a souligné que les mandats des conseils ont pu avoir été prorogés pour des périodes plus courtes que le temps nécessaire à l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire et qu’il avait appris que des demandes déposées devant la Cour pour contester la validité du Règlement ont été abandonnées dès qu’une élection a été convoquée. De plus, si la Première Nation Acho Dene Koe avait raison d’affirmer qu’il existe un pouvoir général de reporter les élections en situation d’urgence, ce pouvoir ne serait soumis à aucune limite temporelle.

[49] La décision Bertrand a été rendue il y a un certain temps, et les circonstances ont changé. Par exemple, depuis la décision du juge Grammond, le Règlement a été abrogé, selon son propre texte, le 8 octobre 2021. On ne m’a présenté aucun élément de preuve m’amenant à croire qu’il pourrait être édicté de nouveau. De plus, à la date de l’audience dans la présente affaire, le Règlement était abrogé depuis plus de sept mois. Il s’ensuit que tout jugement déclaratoire portant que l’article 267 est inconstitutionnel (et donc que le Règlement outrepasse le pouvoir conféré par la loi habilitante, selon la décision Bertrand) n’aurait aucun effet pratique sur les droits des demandeurs, étant donné que les élections au sein de la PNDT ont été convoquées et qu’aucune nouvelle décision ne peut être rendue sous le régime du règlement abrogé. Il ne s’agit pas d’une cause de nature répétitive. Je ne vois non plus aucune preuve m’indiquant que le Règlement et l’article 267 n’ont jamais été examinés entre le 29 juin 2021, date à laquelle le Parlement a adopté la LEB, et l’abrogation du Règlement, le 8 octobre 2021, pas plus que dans les mois suivant immédiatement l’abrogation. Étant donné que le Règlement a été abrogé, il ne subsiste non plus aucune incertitude quant à son fonctionnement ou à l’application de l’article 267 de la LEB.

[50] Lorsqu’ils ont comparu devant moi, les demandeurs se sont reportés à une ordonnance prononcée par la juge Ring, responsable de la gestion de l’instance dans Wigwas v Gull Bay First Nation (No du dossier : T-553-21, décision non publiée). Les demandeurs dans cette affaire ont sollicité une ordonnance leur permettant de se désister de leur demande de contrôle judiciaire en raison de l’adoption de l’article 267 de la LEB. Le litige se rattachait aux dépens et, plus particulièrement, à la question de savoir si les demandeurs avaient pris les mesures nécessaires pour se désister de leur demande en temps opportun. À mon avis, cette ordonnance n’appuie pas l’argument des demandeurs en l’espèce, soit que l’évaluation de la constitutionnalité de l’article 267 n’est pas susceptible de contrôle judiciaire. Les demandeurs dans Wigwas avaient présenté leur demande de contrôle judiciaire avant la décision Bertrand et ont réévalué leurs arguments à la lumière de celle-ci et de l’adoption subséquente de l’article 267 de la LEB. Autrement dit, les demandeurs dans Wigwas ont décidé de mettre fin à leur demande en raison de l’article 267 et de son incidence sur les questions en litige. Je ne suis pas convaincue qu’on peut en conclure que les décisions rendues en vertu du Règlement pour proroger un mandat ou retarder une élection sont à l’abri de tout contrôle par les tribunaux.

[51] Selon le troisième facteur énoncé dans l’arrêt Borowski, le fait de prononcer un jugement sans qu’il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties peut être considéré comme un empiétement sur la fonction législative. Je suis d’avis que toute déclaration sur la constitutionnalité de l’article 267 de la LEB reviendrait à édicter le droit dans l’abstrait, car l’intérêt des demandeurs dans la décision et la constitutionnalité de cet article à ce point-ci de l’instance est d’ordre purement jurisprudentiel et non pratique. Qui plus est, l’intérêt jurisprudentiel est théorique en soi puisque le Règlement a été abrogé (SCFP, au para 7). Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale, « interpréter l’ancien libellé de la disposition en question sans motif valable, dans une affaire sans conséquence pratique, uniquement pour créer un précédent juridique, reviendrait à dire le droit simplement pour dire le droit. Ce n’est pas notre tâche » (SCFP, au para 13).

[52] Lorsqu’ils ont comparu devant moi et présenté leurs arguments sur la question du caractère théorique, les demandeurs ont plaidé que la Cour devait inférer que la promesse du chef et du conseil de convoquer une élection ultérieurement – sans véritablement fixer de date – faisait partie d’une manœuvre stratégique visant à prolonger le litige afin que la demande devienne sans objet et ne soit pas soumise à l’examen de la Cour. En d’autres termes, ils ont retardé l’instance à cette fin, et l’élection a été convoquée seulement une fois que l’audience de contrôle judiciaire a été mise au rôle.

[53] À mon sens, cet argument ne peut être retenu. Bien que la contestation des demandeurs se fonde maintenant sur les longs délais ayant précédé l’audience devant la Cour, l’affaire a été l’objet d’une gestion d’instance. S’ils s’inquiétaient de ce qu’ils qualifient maintenant de mesures dilatoires intentionnelles de la part du chef et du conseil, les demandeurs auraient dû le signaler au juge responsable de la gestion de l’instance et, s’ils n’étaient pas d’accord avec les ordonnances de ce juge, ils auraient pu les contester en appel. J’estime qu’il n’est pas loisible aux demandeurs d’invoquer devant moi des points procéduraux qui ont été ou auraient dû être soumis au juge responsable de la gestion de l’instance. Les demandeurs ne mettent en lumière aucune conclusion du juge responsable de la gestion de l’instance qui confirme leur argument, soit que le chef et le conseil ont retardé l’affaire pour des raisons stratégiques.

[54] Il y a lieu de souligner également que le chef et le conseil ont prorogé leur mandat jusqu’en juin 2022. En outre, dans une résolution datée du 3 mai 2022, ils ont nommé un président d’élection et établi un calendrier pour la tenue du scrutin. La date des élections choisie entrait dans le calendrier précisé initialement dans la décision.

Conclusion

[55] En conclusion, et malgré l’argumentation très habile des avocats des demandeurs, je ne suis pas convaincue qu’il reste un litige actuel entre les parties ou qu’il y a une utilité pratique à trancher l’affaire sur le fond ni qu’il serait approprié de le faire. Par conséquent, je conclus que l’affaire est devenue sans objet et je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de rendre une décision sur le fond. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

Dépens

[56] Ni les demandeurs, ni le chef et le conseil n’ont présenté d’observations écrites sur les dépens. Le PGC a précisé dans ses observations qu’il ne sollicite pas l’adjudication de dépens.

[57] Quand ils ont comparu devant moi, les demandeurs ont soutenu qu’il serait injuste d’adjuger des dépens à leur encontre, étant donné que le caractère théorique de l’affaire n’était pas clair et que les élections n’ont pas été convoquées avant le 3 mai 2022. En outre, la demande soulevait une question d’intérêt public. Les demandeurs étaient d’avis que, s’ils étaient condamnés à payer des dépens, ceux-ci devaient être symboliques.

[58] Le chef et le conseil ont fait valoir qu’il a toujours été clair que l’affaire était théorique, car la décision précisait que l’élection serait convoquée pour juin 2022. Le chef et le conseil contestent l’accusation des demandeurs selon laquelle ils auraient prolongé l’instance ou se sont servi des délais à des fins stratégiques.

[59] Ni les demandeurs, ni le chef et le conseil n’étaient prêts à régler la question des dépens quand ils ont comparu devant moi. Je leur ai proposé de prendre une semaine pour essayer de s’entendre à ce sujet, mais aucune observation conjointe ne m’a été présentée.

[60] Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106) confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer. En exerçant ce pouvoir discrétionnaire, la Cour peut tenir compte des facteurs énumérés au paragraphe 400(3), soit : le résultat de l’instance; l’importance et la complexité des questions en litige; le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens; la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance; toute autre question que la Cour juge pertinente. La Cour peut fixer tout ou partie des dépens en se reportant au tarif B et adjuger une somme globale au lieu ou en sus des dépens taxés (paragraphe 400(4)).

[61] En l’espèce, les demandeurs n’ont pas obtenu le contrôle judiciaire demandé. Toutefois, il y a un déséquilibre entre les ressources financières des demandeurs et celles du chef et du conseil, et la question en litige était liée à la gouvernance de la bande. En plus, lorsque les demandeurs ont déposé leur demande le contrôle judiciaire, la question n’était pas théorique. Par ailleurs, lorsque le Règlement a été abrogé, il était clair que les élections devaient avoir lieu au plus tard à la fin de juin 2022, comme le précisait la décision, et plus aucune incertitude n’entourait l’application de l’article 267 de la LEB et du Règlement. Même si je suis consciente que, aux yeux des demandeurs, le « succès » dans la décision Bertrand a été annulé par l’entrée en vigueur de l’article 267 de la LEB, en réalité, la situation avait évolué, de sorte qu’il était très probable que le litige soit considéré ne plus avoir d’objet.

[62] Par conséquent, j’ordonne aux demandeurs de verser au chef et au conseil une somme globale de 1 500 $ au titre des dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-1714-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Le chef et le conseil recevront une somme globale de 1 500 $ au titre des dépens de la part des demandeurs.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1714-21

 

INTITULÉ :

SIDNEY CHAMBAUD, GORDON PASTION, GERRY PASTION, CHRISTOPHER YAKINNEAH, JOSEPH (BERNARD) BEAULIEU, RAYMOND HOOKA-NOOZ, THOMAS AHKIMNACHIE, RALLY PASTION, ROBERT TSONCHOKE EN LEUR PROPRE NOM ET AU NOM DE LA PREMIÈRE NATION DE DENE THA’ c LE CONSEIL DE LA BANDE DE DENE THA’, LE CHEF JAMES AHNASSAY, LE CONSEILLER CHARLIE CHAMBAUD, LE CONSEILLER ANDREW BEAULIEU, LE CONSEILLER GABBRIEL DIDZENA, LE CONSEILLER SHANE PROVIDENCE, LE CONSEILLER STEPHEN DIDZENA, LA CONSEILLÈRE ANDREA GODIN, LE CONSEILLER JEFF CHONKOLAY, LE CONSEILLER FABIAN CHONKOLAY et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 29 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Orlagh O’Kelly

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Michael S. Solowan

Rebecca L. Kos

 

POUR LES DÉFENDEURS

(LE CONSEIL DE LA BANDE DE DENE THA’, LE CHEF JAMES AHNASSAY, LE CONSEILLER CHARLIE CHAMBAUD, LE CONSEILLER ANDREW BEAULIEU, LE CONSEILLER GABBRIEL DIDZENA, LE CONSEILLER SHANE PROVIDENCE, LE CONSEILLER STEPHEN DIDZENA, LA CONSEILLÈRE ANDREA GODIN, LE CONSEILLER JEFF CHONKOLAY et LE CONSEILLER FABIAN CHONKOLAY)

 

Glen Jermyn

Keelan Sinnott

 

POUR LE DÉFENDEUR

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roberts O’Kelly Law

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Brownelee LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(LE CONSEIL DE LA BANDE DE DENE THA’, LE CHEF JAMES AHNASSAY, LE CONSEILLER CHARLIE CHAMBAUD, LE CONSEILLER ANDREW BEAULIEU, LE CONSEILLER GABBRIEL DIDZENA, LE CONSEILLER SHANE PROVIDENCE, LE CONSEILLER STEPHEN DIDZENA, LA CONSEILLÈRE ANDREA GODIN, LE CONSEILLER JEFF CHONKOLAY et LE CONSEILLER FABIAN CHONKOLAY)

Ministère de la Justice

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

 

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